Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XVIII
CHAPITRE XV
LE DÉPART DE NUIT.
Lorsque don Estévan et Cuchillo se furent éloignés du pavillon qu’occupait doña Rosario en la laissant seule avec Tiburcio, le premier garda le silence sans paraître s’apercevoir de la présence de son compagnon, qui cependant ne l’avait pas quitté. Ils avaient regagné l’allée des grenadiers, et l’Espagnol n’avait pas encore daigné lui adresser un reproche, quoiqu’il ne fût pas dans sa nature impétueuse de se contenir longtemps ; mais il était absorbé dans de profondes réflexions.
Plus instruits que Tiburcio des mystères du cœur féminin, il avait deviné, sur la fin du dialogue amoureux qu’il avait entendu, qu’un tendre sentiment pour ce jeune homme germait dans l’âme de doña Rosario, sans qu’elle s’en rendît trop compte elle-même. Les inflexions de voix de la jeune fille, ses gestes, jusqu’au silence qu’elle avait parfois gardé, tout était pour lui la preuve d’un amour naissant qui s’ignorait encore.
Il avait dédaigné, comme une chose d’importance secondaire, la révélation faite à Tiburcio, au sujet du val d’Or ; mais Tiburcio, aimé de doña Rosarita, offrait à son ambition un obstacle insurmontable. Le mariage du sénateur, le demi-million que celui-ci devait sacrifier sur la dot de sa femme à la réussite de ses projets, les avantages que lui promettait l’influence de Tragaduros dans le sénat d’Arispe, augmentée par ses largesses, tout cet échafaudage s’écroulait devant ce nouvel obstacle qu’il venait de découvrir. Il fallait donc le briser à quelque prix que ce fût et s’emparer de Tiburcio mort ou vivant. L’ambition a de ces terribles exigences auxquelles l’ambitieux doit tout sacrifier.
Restait l’exécution de ce plan. Une fois qu’il l’eut arrêté dans son esprit, l’Espagnol rompit pour la première fois le silence.
« Sot et maladroit ! murmura-t-il assez haut pour que Cuchillo l’entendît.
— Est-ce de moi que Votre Seigneurie daigne parler ? demanda le bandit d’un ton où l’humilité du moment le disputait à son impudence ordinaire.
— Et de qui parlerais-je, s’il vous plaît, si ce n’est de l’homme qui ne sait ni pénétrer un ennemi par la ruse, ni s’en défaire par la force ? Une femme eût accompli ce que vous n’avez su faire. Je vous l’avais dit : cet enfant est un géant près de vous, et sans moi…
— Je ne nie pas que votre intervention ne m’ait été utile, interrompit Cuchillo ; mais aussi, sans votre intervention sur la route de la Poza, Tiburcio ne serait pas pour nous un ennemi à craindre.
— Comment cela ? demanda don Estévan.
— Hier soir, quand je le ramenais en croupe à votre bivac, le jeune homme m’avait menacé, outragé dans mon honneur, et j’allais terminer nos différends par un bon coup de carabine, quand votre envoyé, Benito, l’admirateur des tigres, est venu nous rejoindre de votre part avec un cheval et de l’eau ; je dus renoncer à mon projet. C’était le seul bon, seigneur don Estévan ; la vertu nous porte malheur, cela sort de nos attributions.
— Parlez pour vous, drôle ! dit l’Espagnol dont l’orgueil se révoltait à cette similitude que le bandit essaya d’établir entre eux deux : et, si l’on peut outrager ce qui n’existe pas, quelle atteinte avait donc portée ce jeune homme à votre honneur ?
— Que sais-je, moi ? c’était à propos de mon cheval qui… »
Cuchillo s’arrêta comme un homme dont la langue a prononcé une parole imprudente.
« Qui bronche de la jambe gauche, ajouta don Estévan, cette vieille histoire du meurtre d’Arellanos.
— Je ne l’ai pas tué ! s’écria le bandit. J’ai eu peut-être quelques torts envers lui ; mais… je les lui ai pardonnés tous de grand cœur.
— Vous êtes si magnanime ! Mais trêve de plaisanteries ; il faut, voyez-vous, écarter ce jeune homme de notre chemin. Je ne sais quelle espèce d’intérêt je lui portais… malgré moi. Que m’importait, en effet, que, seul comme il est, il partageât un secret avec nous ? Aujourd’hui, j’ai changé d’avis. Je vous ai donné une demi-once pour le sauver de la mort, sans savoir, il est vrai, qui il était ; maintenant je vous en donnerai vingt pour savoir qu’il n’est plus.
— À la bonne heure, nous rentrons dans notre spécialité ! Ne vous fâchez pas, seigneur don Estévan ; mais demain nous aurons bien du malheur si, dans cette chasse aux chevaux sauvages, le sien ne le précipite pas dans quelque fondrière ou ne lui casse pas la tête contre un rocher ou un tronc d’arbre, ou tout au moins ne l’emporte dans quelque endroit d’où il ne reviendra pas. Il est vrai qu’il faudra bien partager un peu avec Oroche et Baraja ; mais je tâcherai que ce soit le moins possible.
— Demain ! répéta impatiemment don Estévan ; et qui vous dit que demain vous appartient ? Eh quoi ! la nuit n’est-elle pas assez longue, ces jardins ne sont-ils pas assez vastes ! N’êtes-vous pas trois contre un ? Qui vous assure que demain je n’aurai pas changé d’avis ! »
Cette menace effraya sérieusement Cuchillo.
« Caramba ! dit-il, Votre Seigneurie n’aime pas à remettre au lendemain ce qu’elle peut faire le jour même ; eh bien ! je ferai de mon mieux. Au fait, tout est tranquille ici, comme si rien n’était arrivé, quoique, à dire vrai, je m’étonne que les cris de cette jeune fille n’aient pas donné l’alarme. »
En effet, grâce à l’heure avancée de la nuit, la lutte entre Tiburcio et ses agresseurs n’avait pas eu d’autre témoin que la fille du propriétaire de cette vaste hacienda, où tout dormait, comme nous l’avons dit, à l’exception des hôtes intéressés à cacher l’attentat qui venait de se commettre.
Tandis que Cuchillo se dirigeait vers l’endroit des communs où se trouvaient ses compagnons, don Estévan reprit le chemin de sa chambre.
La lune brillait tranquillement au ciel, où étincelaient des milliers d’étoiles, et l’air apportait le parfum des orangers, comme si le crime n’eût pas veillé au milieu de cette nuit resplendissante.
Don Estévan se promena longtemps dans sa chambre. Le sénateur dormait dans la sienne avec la quiétude d’un homme qui s’en rapporte aux autres dans les affaires difficiles ; de doux songes berçaient son sommeil.
Don Augustin, de son côté, reposait aussi sans plus se douter que l’heureux Tragaduros, qu’un tendre regard de doña Rosarita, une larme dans ses beaux yeux, une parole de ses lèvres vermeilles eût pu faire écrouler tous leurs projets.
Don Estévan seul parcourait encore sa chambre à grands pas, comme l’ambitieux accoutumé à veiller pendant que les autres dorment, quand Cuchillo frappa deux coups à sa porte. À ses traits bouleversés, l’Espagnol tressaillit : il craignait et désirait à la fois l’exécution de ses ordres.
« Au diable mes vingt onces ! dit Cuchillo ; le jeune homme n’est pas à l’hacienda.
— Il est parti ! s’écria don Estévan, et vous l’avez laissé partir.
— Le moyen de l’en empêcher ! Cette brute de Baraja, ainsi qu’Oroche, étaient ivres de mescal, Diaz a refusé net de se joindre à moi, et, avant que j’eusse pu faire comprendre aux deux ivrognes ce dont il s’agissait, le jeune homme avait pris la clef des champs en escaladant le mur de clôture. C’est du moins ce que nous avons conclu.
— De quoi ? demanda l’Espagnol en frappant du pied.
— Quand nous arrivâmes, doña Rosarita était penchée sur le mur, le visage tourné vers les bois qui s’élèvent derrière l’hacienda, et si le jeune homme, qui a dû s’y diriger sans doute, n’eût pas été bien loin, il est plus que certain que les mots d’amour que sa bouche lui envoyait l’eussent fait revenir.
— Ainsi donc, elle l’aime ! s’écria don Estévan.
— Passionnément, j’en réponds, ou ses paroles et sa voix étaient bien trompeuses. »
Et Cuchillo répéta à don Estévan l’appel passionné mais inutile de la jeune fille à Tiburcio.
« Il faut monter à cheval, Cuchillo, et le poursuivre ; le succès de notre expédition dépend de la vie de ce jeune homme. Allez seller nos chevaux ; vous et vos amis, éveillez Benito, les domestiques, et que, dans une heure au plus, nous soyons tous en selle. Pendant ce temps, je préviendrai don Augustin et le sénateur.
— C’est ainsi que je l’ai connu il y a vingt ans, toujours ardent, toujours plein de mépris pour les difficultés, se dit Cuchillo en quittant Arechiza. Si, avec ce caractère, il n’a pas fait un beau chemin dans son pays, je ne sais pas alors à quoi servent la persévérance et l’énergie. »
En faisant ces réflexions, Cuchillo courut exécuter les ordres de son chef. Celui-ci, après avoir de nouveau revêtu son costume de route, se dirigea vers la chambre du sénateur. La porte était ouverte, comme la plupart le sont dans ces pays, où la vie se passe presque tout entière hors des maisons. La lune tombait en plein à travers les croisées, et éclairait suffisamment la pièce où reposait le sénateur.
« Qu’est-ce donc, seigneur don Estévan » seigneur duc, veux-je dire — car peut-être Tragaduros rêvait-il de la cour du roi d’Espagne, — s’écria don Vicente éveillé en sursaut.
— Je viens prendre congé de vous, et vous donner mes dernières instructions.
— Eh quoi ! dit le sénateur, quelle heure est-il donc ? ou bien ai-je dormi trois jours durant sans m’éveiller ?
— Non, reprit gravement l’Espagnol, mais un danger sérieux menace vos projets et les miens ; ce jeune rustre déguenillé connaît comme moi l’existence du val d’Or, et, qui pis est, il aime doña Rosarita, et doña Rosarita l’aime ! »
Tragaduros, au lieu de bondir comme don Estévan à cette nouvelle, s’affaissa sur ses oreillers en s’écriant : « Alors, adieu cette dot d’un million que je caressais déjà, adieu ces belles campagnes aux troupeaux bondissants que je regardais comme à moi, adieu les honneurs de la cour du roi Charles Ier.
— Tout n’est pas encore perdu, répliqua don Estévan ; le mal peut se réparer, mais il faut se hâter. Ce jeune homme a quitté ce soir l’hacienda ; il faut le prévenir, savoir de quel côté il a porté ses pas et lui couper le chemin. Tant pis pour lui si sa mauvaise étoile l’a poussé contre vous. »
L’Espagnol n’en ajouta pas davantage au sujet de Tiburcio. Quant au sénateur, à qui peu importait sans doute de quelle manière on écarterait du coffre-fort de don Augustin un compétiteur si redoutable, il reprit son courage un instant abattu.
« Quoi qu’il en soit, ajouta don Estévan, ce jeune homme ne sera plus reçu à l’hacienda, car je vais aussi prévenir le seigneur Pena ; vous serez donc maître de la place, et c’est à vous d’agir en sorte que nul n’y pénètre. Faites-vous aimer, cela vous sera facile, car vous n’aurez affaire qu’à un absent, et peut-être à un… mort : ces déserts sont si dangereux, et vous savez le proverbe sur les absents.
— Je serai irrésistible, s’écria Tragaduros, car depuis hier je me sens enflammé de mille feux pour cette divine fille qui semble descendre du ciel ; c’est au point que si l’on voulait me donner la dot sans la fille, je crois que je l’accepterais… c’est-à-dire, c’est le contraire que j’entends, acheva le sénateur en se reprenant.
— Jamais homme n’a visé à un but plus désirable que cette immense dot et cette belle fleur de déserts ; n’omettez donc nul moyen pour arriver à vos fins.
— Je filerai, s’il faut, pour elle, comme Hercule aux pieds d’Omphale.
— Si Hercule avait quelque mérite, comme fileur, aux yeux d’Omphale, c’est qu’il était Hercule, et vous ne l’êtes pas, que je sache. Faites mieux : demain, dans cette chasse au cheval sauvage, signalez-vous par quelque audacieux exploit : montez, pour l’honneur des beaux yeux de doña Rosarita, un cheval indompté, que vous ramènerez haletant, soumis à ses pieds !
— Je ne dis pas non… je ne dis pas non, répliqua le sénateur, moins enthousiaste de ce second moyen de se faire aimer que de celui que ses souvenirs classiques lui avaient rappelé ; mais il me manque les moyens nécessaires pour serrer de près la place, il me manque cette clef d’or des coffres-forts qui, comme dit un philosophe, est aussi celle des cœurs.
— J’y pourvoirai, répondit l’Espagnol. Je vous ouvrirai un large crédit sur Pena ; il faut que cette séduction-là ne vous manque pas. Mais vous vous rappellerez nos conventions en cas de réussite ?
— Cinq cent mille francs jetés en prodigalités de toutes sortes, en menées politiques. Oh ! s’il m’était aussi facile de conquérir la dot que de la manger ! »
Le sénateur poussa un soupir, puis don Estévan, après lui avoir donné des conseils et des instructions, lui ayant encore rappelé le but qu’ils poursuivaient en faisant vibrer chez lui tous les instincts d’ambition, d’amour et de cupidité, lui serra la main et passa chez l’hacendero.
Le bruit des éperons du seigneur espagnol fit ouvrir les yeux à don Augustin, qui, à la vue du costume de cheval de son visiteur nocturne, s’écria :
« Est-il donc l’heure de partir pour la chasse ?
— Non, mais pour moi l’heure a sonné d’une chasse autrement sérieuse que celle des chevaux sauvages, répondit l’Espagnol ; il s’agit de gagner de vitesse l’ennemi de la grandeur de votre maison, l’homme qui abusait de l’hospitalité que vous lui accordiez pour ourdir autour de nous une trame ténébreuse dans laquelle tout pourrait se trouver étouffé, vos projets, les miens, ceux de Tragaduros ! »
On voit que don Estévan présentait l’affaire de Tiburcio sous un jour bien plus sombre à l’hacendero qu’au sénateur. En effet ce dernier devait tout naturellement haïr son rival, partout et toujours, tandis que le riche propriétaire pouvait, à tout prendre, considérer les choses sous un jour plus favorable ou moins lugubre, selon sa tendresse pour sa fille.
« La grandeur de ma maison ! l’hospitalité dont on abuse ! s’écria l’hacendero au comble de la surprise et en saisissant d’une main une longue et large rapière de Tolède suspendue au chevet de son lit, comme l’homme toujours prêt à en appeler à l’épée de son bon droit : — qui menace la grandeur de ma maison ? qui abuse de mon hospitalité ?
— Soyez plus calme, reprit don Estévan en souriant intérieurement du contraste qu’offrait la fougue de cet homme déjà mûr, mais accoutumé à une vie de dangers, avec la pusillanimité du sénateur, l’ennemi n’est plus ici, il a fui et s’est fait justice.
— Mais qui est cet ennemi ? demanda Pena.
— Tiburcio Arellanos !
— Lui, un ennemi ! reprit l’hacendero, c’est impossible. La loyauté, le courage sont peints sur sa figure, et le portrait que vous faites là est celui d’un traître et d’un fementido[1].
— Il connaît la situation du val d’Or ! Il aime votre fille !
— N’est-ce que cela ? Je vous l’ai appris moi-même !
— Oui ; mais votre fille l’aime, et voilà ce que vous ne savez pas. »
Et il instruisit l’hacendero des événements de la soirée, sans lui rien cacher.
« Tant pis pour le sénateur, reprit Pena.
— Pensez à votre foi que vous avez engagée non pas à moi seul, non pas à Tragaduros seul non plus, mais à un prince du sang royal d’Espagne dont je représente ici les plus chers intérêts, et du front duquel cet incident tout simple en apparence, le caprice d’une petite fille, peut arracher la couronne ! Songez à votre pays qui attend sa régénération, sa gloire, sa puissance future de l’alliance dont votre parole est le gage…
— Qu’importent auprès de ma parole toutes ces considérations ? N’avez-vous pas cette parole ? Je ne la rétracte jamais ; mais c’est au duc de l’Armada seul que je l’ai donnée, et c’est lui seul qui pourra m’en dégager. Êtes-vous satisfait de cette assurance ?
— Comment ne le serais-je pas ? s’écria le noble Espagnol en tendant la main à l’hacendero. Soit, je garde votre parole, et je me charge du reste. Mais ce jeune homme peut trouver des auxiliaires, marcher avant nous à la conquête du val d’Or ; il faut donc partir tout de suite pour Tubac et le prévenir ; voilà pourquoi je vous quitte si précipitamment.
— Quoi qu’il arrive, Rosarita sera la femme du sénateur. Adieu donc, et puissiez-vous revenir bientôt ! »
L’Espagnol, comme on le voit, avait plus soigneusement caché au loyal don Augustin qu’au sénateur ses desseins secrets contre Tiburcio, et, désormais sûr de la parole formelle de l’hacendero, il prit congé de lui, sans oublier toutefois la promesse d’un large crédit qu’il avait faite au sénateur. Pena voulut se lever pour l’accompagner jusqu’à la porte de l’hacienda, mais l’Espagnol n’y consentit pas.
Tout était prêt pour le départ quand don Estévan descendit dans la cour. Cuchillo, Baraja, Oroche et Diaz étaient en selle, le dernier sur un magnifique et fougueux cheval noir que, dans le cours de la soirée, l’hacendero, fidèle à sa promesse, avait envoyé à l’aventurier.
Les mules étaient bâtées et chargées, deux domestiques dont l’un était Benito, se tenaient debout, attendant don Estévan. Seulement il n’y avait pas de relais pour la cavalcade, comme il y en avait eu au village de Huérfano. Malgré son impatience apparente, l’Espagnol savait bien qu’il arriverait toujours à Tubac avant Tiburcio, en supposant que celui-ci pût miraculeusement gagner le préside.
- ↑ Violateur de sa foi et de sa parole.