Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XVI
CHAPITRE XIII
L’AMOUR DERRIÈRE LES GRILLES.
Au moment où le plus profond silence succédait au bruit du jour, où la brise de nuit fraîche et parfumée, murmurait à peine dans le vaste jardin de l’hacienda, il n’y avait pas à se méprendre sur les voix qu’on entendait.
Tel était le calme de l’atmosphère que, bien loin de là, dans la forêt derrière l’habitation de don Augustin, les notes retentissantes du cuitlacoche sauvage, qui se balance la nuit sur les lianes au-dessus des cascades, arrivaient jusqu’aux oreilles des promeneurs nocturnes.
« C’est la voix de Tiburcio et celle de doña Rosario ! dit le bandit.
— Tenez, Cuchillo, voici déjà, ce me semble, un commencement de preuve. »
Une réflexion vint à l’Espagnol comme un coup de foudre.
« Et si cette jeune fille l’aimait, par hasard, se dit-il ; il faudrait donc renoncer à un mariage, dont j’ai fait la pierre angulaire d’un vaste édifice politique ! »
Bien que don Estévan fût le seul qui n’ignorât pas la condition et le nom véritable de Tiburcio, et qu’à ses yeux le dernier des Mediana ne fût pas indigne de la fille de l’hacendero, cependant il n’avait pu supposer un seul instant que doña Rosario pût répondre à l’amour d’un jeune homme qui, à ses propres yeux comme à ceux des autres, n’était qu’un enfant sans nom et sans famille.
L’idée que néanmoins la fille de don Augustin ne voyait pas de trop mauvais œil l’audace de ce jeune rustre déguenillé, comme il l’appelait, le frappa tout à coup quand il entendit, la nuit, sans autre témoin que les étoiles du ciel, la voix de Tiburcio alterner avec celle de Rosarita.
Une semblable entrevue, sous l’œil de Dieu, n’était-elle pas déjà une faveur signalée ?
Le cœur de l’Espagnol s’émut de colère à cette pensée, et son ambition, qui lui avait suggéré de si vastes projets, fut prompte à s’alarmer. C’était là un obstacle qu’il n’avait jamais pu prévoir.
Le front du duc de l’Armada devint soucieux. Il se trouvait inopinément en face d’une de ces exigences impérieuses devant lesquelles la politique ne sait pas reculer, et qu’absolvent, dit-on, les raisons d’État. L’Espagnol avait derrière lui un bras prêt à frapper la victime qu’on lui désignerait ; mais déjà vingt ans d’expiation avaient pesé sur sa tête sans pouvoir laver un meurtre dont il s’était accusé. Devait-il donc, au moment où il avait dépassé le milieu de sa carrière, s’exposer encore à empoisonner le temps qui lui restait à vivre ?
Don Estévan se promenait d’un air soucieux, sous l’influence d’un combat violent que sa conscience livrait à son ambition. Si près du but qu’il poursuivait, allait-il lui falloir reculer ou se décider à passer outre ?
C’est ainsi que les ambitieux roulent sans cesse le lourd rocher de Sisyphe.
« La Providence, se disait l’Espagnol — et à ce mot de Providence un sourire amer errait sur ses lèvres, — m’offrait l’occasion de restituer à ce jeune homme le nom, les honneurs et les biens qu’il a perdus. La bonne action de mon âge mûr eût compensé peut-être le crime de ma jeunesse. J’ai dédaigné, je dédaigne encore cette occasion, n’est-ce pas assez déjà sacrifier à la cause que je sers ! »
L’Espagnol revint du côté de Cuchillo qui l’observait attentivement ; mais l’ombre des grenadiers avait dérobé sa figure à l’investigation du bandit.
« L’heure est venue, reprit-il à demi-voix en s’adressant à Cuchillo, où nos doutes vont peut-être se dissiper ; mais rappelez-vous que, si je m’abaisse à épier un homme au moment où son cœur ne doit pas avoir de secrets, c’est que des intérêts majeurs me forcent à le faire, et que ce n’est nullement pour vous convaincre d’un fait dont vous ne pouvez nier la réalité. Rappelez-vous aussi que vos projets de vengeance doivent rester subordonnés à ma volonté. »
En achevant ces derniers mots, exempts de cette raillerie qui déconcertait Cuchillo, don Estévan prit les devants, et le bandit murmura en le suivant :
« Que mon ami Baraja ne soit jamais pendu s’il n’y a pas de quoi dégoûter des bonnes actions un homme qui aurait pour ces fadaises une vocation plus déterminée que la mienne ! »
On se rappelle que don Augustin, dans sa conversation avec don Estévan, avait rapporté à ce dernier les confidences de Fray José Maria relativement à Tiburcio Arellanos.
L’Espagnol n’avait eu qu’à rapprocher les incidents relatifs au meurtrier de Marcos de la révélation que Cuchillo s’était fait payer, pour trouver le meurtrier dans l’ex-associé du gambusino. C’était une circonstance favorable d’un côté, en ce qu’elle mettait encore plus étroitement le bandit sous sa dépendance ; mais d’autre part elle n’empêchait pas que l’amour de Tiburcio pour doña Rosarita ne pût être un obstacle sérieux aux projets du noble Espagnol.
L’orage qui menaçait Tiburcio devenait donc de plus en plus formidable. Selon toute apparence, il était à la veille d’éclater, car à l’amour-propre humilié, à la cupidité alarmée, dont les voix grondaient dans le sein de Cuchillo, allait se joindre aussi, suivant le résultat de l’entrevue du jeune homme avec Rosarita, l’ambition déçue du duc de l’Armada.
Tiburcio était sorti de sa chambre avec assez de précaution pour se flatter d’avoir échappé à toute observation, surtout au moment où tous les hôtes de l’hacienda étaient retirés chez eux ; mais, comme on vient de le voir, le hasard l’avait trahi.
Quoique la nuit ne fût pas aussi obscure qu’eussent pu le désirer Cuchillo et don Estévan pour s’avancer sans être vus, ils pouvaient se glisser le long du mur de clôture vers un petit bois d’orangers et de citronniers, assez épais pour les cacher à tous les regards.
Marchant avec précaution et sans bruit, ils gagnèrent le massif sans être aperçus. En y arrivant, ils entendirent déjà le murmure vague des demandes et des réponses. Redoublant de précaution, ils se rapprochèrent petit à petit du lieu de la scène, et il leur fut alors facile de saisir les moindres paroles, grâce au calme de la nuit.
« Quoi que vous entendiez, murmura don Estévan à l’oreille du Cuchillo, restez impassible comme moi.
— Bon, se dit Cuchillo, c’est moi que cela regarde seul à présent, c’est mon injure que j’ai à venger et non la tienne, et, de par tous les diables, je suis curieux de savoir si en effet je ne suis plus qu’un sot. »
Tous deux s’arrangèrent pour entendre et pour voir. Un espace qu’un homme agile pouvait franchir en deux bonds, une frêle barrière de menues branches et de feuilles, les séparait seulement de celui qu’ils venaient épier, et qui était loin de soupçonner le danger qu’il allait courir.
Pendant un certain temps d’abord, et le temps parut fort long aux deux écouteurs, ils n’entendirent que ces éternels lieux communs échangés entre un amant malheureux dont la douleur s’exhale en plaintes tendres, en doux reproches, qui s’épuise en arguments qu’il croit invincibles, et la femme qui se fait un jeu de les repousser avec cette logique nette, précise et serrée, dont elle use avec tant d’avantage envers l’homme qu’elle n’aime pas. Tiburcio était-il précisément dans le cas où l’oreille de la femme est sourde parce que son cœur est muet ? C’est ce que la suite va nous apprendre ; voici d’abord quel était l’aspect de la scène qui se passait sous les yeux d’Arechiza et de Cuchillo.
Une faible clarté venait mourir sur le sable du jardin en s’échappant de la croisée ouverte de doña Rosarita. Derrière de forts barreaux de fer, la jeune fille, vêtue de blanc et debout, dans une attitude pleine de grâce et de laisser-aller, se détachait de la baie lumineuse de la fenêtre comme une mystérieuse et charmante apparition.
Au milieu du calme d’une nuit embaumée, elle était plus séduisante encore, s’il était possible, que dans le salon de l’hacienda ; car c’est à travers les grilles de leur balcon que les femmes d’origine espagnole semblent exercer le charme le plus puissant.
Un rebozo de soie voilait sa tête, et ondulait en replis moelleux sur son cou et sur ses épaules, comme les plumes de la colombe, au gré de ses mouvements. La fenêtre, de plain-pied, ne cachait rien de sa taille élégante et laissait voir jusqu’au soulier mignon qui chaussait son joli pied. Tiburcio, le front appuyé contre les grilles, paraissait ployer sous la rigueur d’un arrêt irrévocable ou d’une conviction désespérante.
« Ah ! disait-il, je n’ai pas oublié comme vous, Rosarita, ce jour où je vous vis pour la première fois dans la forêt. Le crépuscule alors était si sombre que je ne pouvais distinguer de votre personne qu’une ombre séduisante comme celle du génie de ces bois. Déjà votre voix aussi me semblait douée d’un charme que n’avaient pas les voix que j’avais entendues jusqu’alors.
— Je n’ai pas oublié le service que vous nous rendîtes, Tiburcio, dit la jeune fille ; mais à quoi bon rappeler le temps qui n’est plus ?
— Le temps qui n’est plus ! Appelez-vous ainsi celui d’où me semble dater ma vie ? Mais ce temps n’est pas passé pour moi, il me paraît que c’était hier. » Puis, effeuillant mélancoliquement tous ses souvenirs comme on effeuille un bouquet donné par une infidèle, et dont cependant on regrette chaque fleur qu’on détruit, « quand la flamme du foyer, continua Tiburcio, éclairait petit à petit votre figure, quelque radieuse que fût la beauté qui m’apparut, je l’avais déjà devinée au son de votre voix, au frisson qu’elle m’avait causé. »
Si, au lieu de baisser les yeux en parlant, Tiburcio les eût fixés sur doña Rosario, il eût vu dans son regard, sur son front, ce tressaillement dont le cœur n’est pas atteint peut-être, mais qu’excite chez la femme une voix émue, passionnée, qui chante un hymne à sa beauté.
Tout entier à de doux et amers souvenirs que lui seul paraissait se rappeler, tel que l’homme qui cherche à recomposer dans le cristal troublé d’un ruisseau les gracieuses images que reflétait jadis son eau limpide, Tiburcio reprit d’une voix plus douce et plus émue :
« Je n’ai pas oublié non plus ces fleurs de lianes que je cueillais pour vous, et qui me semblaient plus fraîches, plus odorantes quand elles s’étaient imprégnées du parfum de vos cheveux ! Ce doux parfum n’était-il donc qu’un poison subtil qui s’infiltrait dans mes veines et y faisait naître un amour incurable ? Fou que j’étais ! Ces campanules me disaient : « Enivre-toi, mais espère ! » Moi, je m’enivrais en espérant ! Est-il possible, Rosarita, que vous ayez oublié les souvenirs qui m’ont fait vivre jusqu’à présent ? »
Il est certaines dates indiscrètes que les femmes ne daignent pas toujours se rappeler, quelque précision qu’on mette à les indiquer. Doña Rosario se tut un instant comme si sa mémoire rebelle eût oublié le particularités que citait Tiburcio.
« Non, dit-elle enfin à voix basse pour ne pas trahir peut-être un léger tremblement, mais nous étions deux enfants alors… Aujourd’hui…
— Aujourd’hui tout cela est oublié, parce qu’un galant venu d’Arispe a daigné vous comprendre dans ses projets d’ambition. »
La voix mélodieuse de Rosarita vibra dans le silence de la nuit avec une pureté de timbre égale à celle du cristal de roche, tandis qu’une légère expression de dédain gonflait ses narines rosées, car, au lieu de poursuivre l’avantage que d’anciens souvenirs lui donnaient, Tiburcio venait de blesser son orgueil.
« Me comprendre dans ses projets d’ambition ! dit-elle. Et qui vous dit que ce n’est pas moi, au contraire, qui daigne le comprendre dans les miens ?
— Cet étranger, reprit Tiburcio, ce don Estévan que je déteste plus encore que ce sénateur, vous a parlé, dites-vous, des plaisirs de Madrid, de ces pays fabuleux qu’on dit exister au delà de la mer, et vous désirez en juger par vos yeux.
— Je l’avoue, dit Rosarita, quoique née dans ces déserts, la vie m’y apparaît bien triste dans l’avenir. Une voix me crie que je ne suis pas faite pour mourir sans avoir pris ma part des splendeurs d’un monde qu’on m’a fait entrevoir. Hélas ! que n’aviez-vous à offrir… à mon père…
— Je comprends, Rosarita, qu’être pauvre, orphelin, malheureux, n’est pas un titre à l’amour des femmes, dit Tiburcio avec amertume.
— Vous êtes injuste, Tiburcio ; c’est presque toujours au contraire, vers ceux-là que leur instinct les pousse ; mais les pères ne partagent que rarement les idées des enfants. »
Il y avait dans ces derniers mots comme un aveu tacite que Tiburcio ne comprit pas sans doute, car il continua de se jeter à corps perdu dans des récriminations amères qui arrachèrent à la jeune fille un soupir, aussitôt étouffé, de regret de ne pas se voir comprendre à demi mot ; il y a certains cas où les femmes gémissent et s’étonnent de ne pas être devinées, elles qui devinent si juste et si vite. Un moment de silence s’établit entre les deux interlocuteurs.
« Vous l’aimez sans doute ce sénateur ! reprit Tiburcio avec son intrépide gaucherie de novice. Ne me parlez donc pas de la violence qu’on veut exercer sur vous…
— Qui vous parle de violence ? dit la jeune fille en riant de cette supposition à propos d’un homme qu’elle avait vu pour la première fois ce soir même. Je n’ai parlé que d’une volonté déjà manifestée par mon père, et devant laquelle les espérances que vous avez pu concevoir deviennent des chimères et de vains rêves.
— Cette volonté seule vous jette-t-elle dans les bras d’un prodigue ruiné, qui ne voit dans la possession de votre personne qu’une occasion de refaire sa fortune dissipée, de satisfaire ses désirs ambitieux ? Dites, Rosarita, dites, votre cœur n’est-il pas complice de cette volonté ? Ah ! si la violence seule vous contraignait, avec quel bonheur je vous disputerais à ce rival ! Mais vous ne répondez pas, oh ! Rosarita, vous l’aimez !… et moi… oh ! pourquoi ne m’a-t-on pas laissé mourir, il y a quelques heures, consumé par la fièvre et par la soif ? »
Tiburcio en était là de ces reproches que tout homme se croit en droit d’adresser à la femme dont il n’a pas su se faire aimer, quand, derrière le massif d’orangers qui cachait don Estévan et Cuchillo, un frémissement presque imperceptible du feuillage se fit entendre, la jeune fille s’écria :
« Chut ! n’ai-je pas entendu quelque bruit ? »
Tiburcio se retourna vivement, l’œil enflammé, heureux de verser sur quelqu’un la sourde colère qui grondait en lui ; mais les rayons de la lune n’éclairaient que les feuilles des orangers ; tout était tranquille. Il reprit donc bientôt son attitude morne et pensive ; la douleur avait aussi repris possession de son âme que la colère n’avait traversée que comme un éclair unique dans un ciel sombre.
« C’est peut-être l’esprit de quelque pauvre amant mort de désespoir qui soupire dans ces arbres, dit-il mélancoliquement.
— Jésus ! vous me faites peur, s’écria la jeune fille en tirant de dessous son rebozo son bras nu pour faire un rapide signe de croix. Croyez vous donc qu’on en meure ? » demanda-t-elle naïvement.
Un sourire triste effleura les lèvres de Tiburcio.
« Peut-être, » dit-il.
Puis il reprit :
« Écoutez, Rosarita, vous êtes ambitieuse, dites-vous, eh bien ! si tout ce qui vous a été promis, je pouvais vous le donner, moi ? Écoutez, continua-t-il, j’aimais à ne plaider jusqu’à présent que la cause de Tiburcio pauvre et orphelin ; je vais plaider à présent celle de Tiburcio Arellanos à la veille de devenir riche et puissant ; noble je le deviendrai, car je veux avoir un nom illustre à vous offrir. »
En disant ces mots, Tibureio levait vers le ciel un front confiant où semblait revivre l’orgueil d’une race antique.
Pour la première fois depuis le commencement de cet entretien, Tiburcio avait cessé de déraisonner ; la fille prêta plus particulièrement l’oreille.