Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XV

Librairie Hachette et Cie (1p. 142-152).

CHAPITRE XII

LE GUET-APENS.


Dans la partie la plus reculée des communs, se trouvait la chambre que don Augustin avait donnée aux quatre aventuriers : Pedro Diaz, Oroche, Cuchillo et Baraja. La connaissance s’était rapidement faite entre eux à table et se continuait au moment où nous les retrouvons.

À la clarté douteuse d’une longue et mince chandelle dont la mèche se charbonnait dans un chandelier de fer, assis sur un banc de chêne autour d’une large table, Cuchillo et Baraja, oublieux de tous leurs serments, avaient repris leur partie commencée la veille au matin.

Pedro Diaz ne semblait accorder au jeu qu’une attention machinale, tandis qu’assis à l’angle de la table massive, Oroche, la jambe droite relevée sur la jambe gauche, le coude appuyé sur son genou, attitude favorite des joueurs de vihuela, s’accompagnait sur la sienne en chantant les boleros et les fandagos les plus en vogue parmi la population du littoral.

Oroche, comme toujours, soigneusement enveloppé de son manteau à jour, semblait, en véritable artiste, s’élever sur les ailes de la musique au-dessus des considérations vulgaires de la toilette et du confortable. Une bouteille de mescal[1] à moitié vide complétait pour les deux joueurs les douceurs du souper auquel ils avaient fait largement honneur. Malgré ses rasades fréquentes, Cuchillo semblait en proie aux passions les plus violentes, et ses sourcils contractés donnaient à sa physionomie un air plus sinistre encore que d’habitude.

Il taillait en ce moment avec un soin tout particulier. Il ne jouait pas de bonheur avec son ami Baraja, car une partie de l’or qu’il avait reçu de don Estévan était passée du côté de son adversaire, et le bandit espérait que l’attention qu’il apportait au maniement des cartes ferait changer sa mauvaise veine.

Tout à coup, en découvrant la carte qui emportait la somme qu’il avait jouée, Cuchillo jeta violemment tout le jeu sur la table.

« Que le diable emporte votre musique ! s’écria-t-il d’un ton de fureur, et moi aussi, de m’être exposé comme un sot à gagner à crédit et à perdre au comptant !

— Vous m’offensez, répliqua dignement Baraja, ma parole a toujours valu du comptant.

— Surtout quand vous ne perdiez pas…

— Ce que vous dites là n’est pas délicat, interrompit Baraja en ramassant les cartes. Fi donc ! seigneur Cuchillo, vous vous fâchez pour si peu ! Moi, j’ai perdu la moitié d’une hacienda, après m’être vu voler l’autre, et je n’ai rien dit.

— Eh bien ! moi, je dis ce qui me plaît, seigneur Baraja, et je le dis haut, reprit Cuchillo en portant la main à son couteau.

— Oui, vous dites des mots qui font mourir vos amis : mais ces mots n’atteignent pas à distance, reprit gravement Baraja, et j’ai une langue aussi affilée que la vôtre. »

Et il tira un couteau de sa ceinture : Cuchillo en fit autant.

Oroche reprenait tranquillement son instrument, qu’il avait déposé un instant lors de l’interruption de Cuchillo, et, comme un barde des anciens temps, il s’apprêtait à chanter le combat dont il allait être témoin, quand Diaz s’interposa brusquement entre les deux champions.

« Fi donc ! seigneurs cavaliers, dit-il, des gens faits pour s’estimer mutuellement, — Cuchillo et Baraja gardèrent leur sérieux, — s’égorger pour quelques quadruples, à la veille d’aller en conquérir dix fois plus ! N’ai-je pas entendu dire, seigneur Cuchillo, que vous deviez être le guide de notre expédition ? Vous ne vous appartenez donc plus, et vous n’avez pas le droit d’exposer votre vie dans une querelle particulière. Et vous, seigneur Baraja, vous n’avez pas le droit non plus d’attenter à celle de notre guide. Ainsi, remettez vos couteaux dans leurs gaines, et qu’il ne soit plus question de rien. »

Cuchillo, rappelé à lui, songea qu’il était plus intéressé que personne au succès de l’expédition, et qu’il jouait trop gros jeu dans un combat à mort, comme le sont la plupart de ceux au couteau.

De son côté, Baraja songea aussi que les quadruples qu’il avait empochés pouvaient être mieux employés qu’à ses frais d’enterrement en cas de malheur.

« Soit, dit Cuchillo, je sacrifie ma rancune au bien de tous.

— Moi, dit Baraja, je tiens à cœur d’imiter un si noble exemple, et je désarme… mais je ne joue plus. »

Les deux couteaux rentrèrent dans le fourreau, et les deux adversaires se tendirent la main. Puis, pour écarter toute allusion à la querelle passée :

« Quel est ce jeune homme, demanda Diaz, avec qui je vous ai vu partager votre cheval, seigneur Cuchillo ? J’ai, si je ne me trompe, malgré cette amitié apparente, surpris entre vous des regards d’inimitié et de défiance. »

Cuchillo raconta comment ils avaient trouvé Tiburcio à moitié mort sur la route ; il dit son nom et ce qu’en sait déjà le lecteur ; mais cette question avait rembruni encore la figure du bandit, en lui rappelant que son astuce avait échoué devant la prudence d’un jeune homme qu’il avait eu la prétention de deviner, et que ce même jeune homme l’avait fait un instant trembler sous son regard. Ramené à ses projets sinistres contre l’auteur de cette double déconvenue, projets de mort dont il avait été distrait un instant, il résolut d’associer des complices à sa vengeance.

« Vous est-il arrivé parfois, demanda-t-il en s’adressant à Diaz et à Oroche, de sacrifier, comme je l’ai fait tout à l’heure, vos passions au bien commun ?

— Sans doute, répliqua Diaz.

— Eh bien ! moi, s’écria le gambusino aux longs cheveux, emporté par la franchise la plus honorable pour son caractère, ma mauvaise étoile a voulu que je me trouvasse toujours dans la nécessité de faire le contraire.

— On est honnête homme ou on ne l’est pas, continua l’orateur, et quand on s’est donné corps et âme à une cause quelconque, on doit, comme moi, imposer silence à ses affections, à ses intérêts et même à tous les scrupules de conscience qui pourraient s’élever dans une âme délicate.

— Tout le monde sait cela, dit Baraja.

— Eh bien ! seigneurs, cette délicatesse de conscience s’alarme facilement chez moi, et j’ai besoin de votre opinion pour la rassurer. »

Les deux drôles à qui il s’adressait gardèrent encore cette fois un sérieux imperturbable.

« Supposons, poursuivit le bandit, qu’il y ait de par le monde un homme que vous aimassiez tendrement, mais dont la vie pût compromettre le succès de notre expédition ; quel parti doit-on prendre à son égard ?

— Vive Dieu ! s’écria Oroche, je serais heureux de trouver enfin une occasion de sacrifier l’intérêt privé à la réussite de tous.

— Mais quel est cet homme ? demanda Diaz.

— C’est une histoire, répliqua Cuchillo, dont les détails n’importent qu’à moi ; mais le fait existe et l’homme aussi.

— Caramba ! le fait est déjà de trop, dit Oroche.

— Et l’homme, par conséquent ! C’est votre avis à tous ? demanda Cuchillo.

— Sans doute, » dirent simultanément Oroche et Baraja.

Diaz gardait le silence et se tenait, pour ainsi dire, hors de cause ; puis, sous prétexte de prendre l’air, il sortit.

« Eh bien ! seigneurs, reprit Cuchillo resté seul avec ses deux acolytes, fort de votre opinion, je vous dirai donc que cet homme est mon ami Tiburcio.

— Tiburcio ! s’écrièrent les deux futurs complices de Cuchillo.

— Lui-même ; et quoique mon cœur en saigne horriblement, je déclare que sa vie peut faire avorter tous nos plans.

— Mais, dit Baraja, demain dans cette chasse aux chevaux sauvages, il y a mille occasions pour une de s’en défaire honnêtement.

— C’est vrai, dit Cuchillo d’un air sombre. Eh bien ! il faut qu’il n’en revienne jamais. Puis-je compter sur vous ?

— Aveuglément, » reprirent les deux aventuriers.

L’orage grondait, comme on voit, sur la tête de Tiburcio ; mais il allait grossir encore. Un coup frappé à la porte vint interrompre ce sinistre conseil.

Cuchillo fut ouvrir, et introduisit dans la chambre commune un homme qu’ils reconnurent pour appartenir à don Estévan. Il venait avertir Cuchillo que son maître l’attendait dans le jardin. Cet incident fit ajourner au retour de ce dernier la discussion sur les moyens d’exécution que tous trois comptaient mettre en usage contre un seul homme. Cuchillo se leva et accompagna le serviteur de don Estévan. Celui-ci le guida vers une allée de grenadiers dans laquelle un homme se promenait enveloppé de son manteau.

À la clarté de la lune qui perçait le feuillage, la figure de l’Espagnol semblait avoir repris le masque de hautaine impassibilité qui cachait d’habitude la fougue de ses pensées. Au bruit des pas de Cuchillo qui arrivait, l’air farouche, l’œil brillant du feu de la vengeance, don Estévan interrompit ses méditations.

Si Cuchillo n’avait pas été préoccupé de ses propres pensées, il aurait pu voir à son arrivée le visage de l’Espagnol, empreint d’une expression railleuse.

« Vous m’avez fait mander ? dit-il à Estévan.

— Vous ne pouvez, je crois, commença celui-ci, que vous applaudir jusqu’à présent de ma discrétion. Je vous ai laissé le temps suffisant pour sonder ce jeune homme… le fils de Marcos… vous savez qui je veux dire. Eh bien ! vous l’avez sans doute pénétré de fond en comble, vous avez fouillé jusqu’au moindre repli de son cœur, vous dont la perspicacité est aussi difficile à mettre en défaut que la conscience est prompte à s’alarmer… »

Cuchillo commença à se sentir mal à l’aise sous la parole acerbe de l’Espagnol, qui aigrissait encore les blessures de son amour-propre. On a vu déjà qu’il a essayé d’exciter les soupçons d’Arechiza contre Tiburcio, en lui faisant craindre qu’il n’eût reçu quelque révélation au lit de mort de sa mère adoptive ; alors il ne pouvait compter que sur lui-même pour s’en défaire, et son astuce lui faisait chercher un allié. Mais à présent qu’il était assuré de la complicité de deux bandits de son espèce, ou peu s’en faut, il crut de sa dignité de plaider la cause contraire et de laisser croire à l’Espagnol qu’un jeune homme n’était pas de taille à lui en donner à garder.

« Eh bien ! qu’avez-vous appris ? continua don Estévan.

— Rien, reprit Cuchillo.

— Rien ! répéta l’Espagnol.

— C’est-à-dire que le jeune homme ne pouvait rien m’apprendre, ne sachant rien lui-même. Son cœur n’a pas de secrets pour moi.

— Quoi ! il ne soupçonne pas l’existence du val d’Or ?

— Pas plus que l’emplacement du paradis terrestre, répondit impudemment Cuchillo. — Et que vient-il faire à l’hacienda, car il était sur la route qui y conduit, et il s’y dirigeait sans doute dans un but quelconque ?

— Il vient y demander du service à don Augustin, la moindre chose, un emploi de pâtre.

— On voit, en effet, que vous avez pénétré bien avant dans ses confidences.

— Je m’en flatte, ma perspicacité…

— Est à la hauteur de votre conscience, » dit l’Espagnol gravement.

Cuchillo s’inclina à tout hasard.

« Et, reprit Arechiza, dans une longue route comme celle que vous avez faite ensemble, quand on inspire autant de confiance que ce jeune homme vous en a témoigné si… spontanément, on cause de mille choses indifférentes ou sérieuses, d’affaires de cœur, par exemple. Eh bien ! ne vous a-t-il pas confié d’autres projets, quelque amour de jeunesse ?

— Et de qui diable serait-il devenu amoureux dans ces déserts ? Ce pauvre Tiburcio met un cheval bien au-dessus de la plus jolie femme.

— Ah ! dit l’Espagnol, sans contenir plus longtemps un sourire moqueur qui donna le frisson à Cuchillo. Eh bien ! votre jeunesse promettait mieux, ami Cuchillo.

— Est-ce que je baisserais, par hasard ? demanda le bandit confus de ce reproche.

— Je le crains, et si, ce dont Dieu vous préserve, votre conscience est aussi calleuse que votre perspicacité est obtuse, une peccadille ne doit pas troubler votre sommeil.

— Comment l’entendez-vous ? demanda Cuchillo, quoiqu’il sentît qu’il jouait évidemment le rôle d’un sot.

— J’entends que dans la seule bonne action que vous ayez commise, vous avez eu la main malheureuse.

— Une bonne action ! répéta Cuchillo embarrassé de savoir à quelle époque de sa vie il devait remonter pour en trouver une.

— Oui, en sauvant ce jeune homme.

— Mais c’est vous qui l’avez commise cette bonne action ; car, pour moi, elle n’était que lucrative.

— Soit. Je voulais vous prêter celle-là en dépit du proverbe qui dit qu’on ne prête qu’aux riches. Eh bien ! voilà ce que j’ai appris, moi, qui ne me pique ni de tant de scrupules ni de tant de clairvoyance que vous ! Ce jeune homme a dans sa poche l’itinéraire du val d’Or : il aime passionnément doña Rosario, pour laquelle il donnerait le val d’Or en question et tous les magnifiques chevaux du père de celle qu’il aime ; en outre il vient à cette hacienda pour s’en faire le propriétaire futur !

— Mort et sang ! s’écria Cuchillo en bondissant. Puis, ramené à plus de calme par le regard railleur de l’Espagnol :

« Cela ne peut être, dit-il, je n’aurais pas été joué de cette manière par un enfant…

— Cet enfant est un géant près de vous, Cuchillo, dit froidement Arechiza.

— C’est impossible, reprit Cuchillo exaspéré.

— Voulez-vous des preuves ?

— Certes, il me les faut, répondit-il en dissimulant sa rage.

— Vous les voulez, Cuchillo ? continua solennellement l’Espagnol ; songez qu’elles sont de nature à faire courir le frisson depuis vos pieds jusqu’à la peau de votre tête !

— Je les veux, quelles qu’elles soient, dit Cuchillo d’une voix étouffée.

— Je ne parle pas de votre conscience, notez bien, celle-là ne frissonne jamais ; je ne veux parler que de ce frisson d’angoisse matérielle que la vue du jaguar produit sur l’homme, vous savez… »

Don Estévan s’arrêta ; il était bien aise, dans ses propres intérêts, d’écraser de sa supériorité un homme dont il avait mille raisons pour suspecter la fidélité. Il continua :

« Tiburcio est d’une race… il paraît être, veux-je dire, d’une race qui a l’intelligence et la force en partage, et vous êtes son ennemi mortel. Commencez-vous à comprendre ?

— Non, dit Cuchillo.

— Eh bien ! vous allez comprendre maintenant par quelques questions bien simples. Voici la première : Dans votre expédition avec Arellanos, n’aviez-vous pas un cheval qui bronchait de la jambe gauche ?

— Ah ! dit Cuchillo en pâlissant.

— Sont-ce bien les Indiens qui ont égorgé votre compagnon ?

— Ce serait moi, peut-être ! répéta le bandit avec un hideux sourire.

— N’avez-vous pas reçu, dans une lutte mortelle, une blessure à la jambe ? N’avez-vous pas porté sur vos épaules le cadavre d’Arellanos ?

— Oui, pour le soustraire aux profanations indiennes.

— Et c’est dans ce but que vous précipitâtes dans une rivière voisine ce cadavre… qui n’en était peut-être pas encore un ? »

Les clartés de la lune jetaient à travers le feuillage des grenadiers un reflet livide sur la figure du bandit qui, les yeux hagards, écoutait sans pouvoir comprendre d’où venaient ces preuves d’un meurtre qu’il croyait à jamais ensevelies dans le désert.

Il est facile de penser qu’en vendant à don Estévan la connaissance de son merveilleux secret, Cuchillo n’avait pas mis d’amour-propre à se vanter de la manière dont il s’en était rendu maître. Il avait glissé légèrement sur sa première expédition du val d’Or, au moins en ce qui concernait son associé, pour s’appesantir uniquement sur les détails les plus propres à convaincre le seigneur espagnol de l’importance de la découverte. On peut se faire une idée de sa stupéfaction, quand il vit que le désert avait parlé.

« Tiburcio sait-il cela ? demanda Cuchillo avec une angoisse mal dissimulée.

— Non ; mais il sait que l’assassin de son père avait un cheval comme le vôtre, qu’il a été blessé à la jambe, qu’il a jeté à l’eau le cadavre de son père : seulement il ignore le nom du meurtrier. Mais que je conçoive sur votre loyauté… à mon égard, le moindre soupçon, et je livre à l’instant même ce secret à ce jeune homme, qui vous écrasera comme un scorpion… Bon sang ne saurait mentir. Ainsi, je vous le répète, pas de trahison, Cuchillo, pas de perfidie, ou votre vie m’en répondra. »

« Jusqu’à ce que la tienne paye ce secret-là, se dit Cuchillo. Quant à Tiburcio, demain, à pareille heure, on pourra le confier à ses oreilles, qui déjà n’entendront plus. »

Cependant Cuchillo était de ces gens qui se remettent promptement d’un choc semblable à celui qu’il venait de recevoir.

« Quoi qu’il en soit, dit-il impudemment, Votre Seigneurie ne m’a pas prouvé que ce jeune homme aimât doña Rosario, et jusqu’à nouvel ordre je douterai que ma pénétration…

— Chut ! dit l’Espagnol, il me semble entendre ici près des voix qui se répondent. »

Tous deux se turent. En avançant dans le jardin, ils étaient parvenus non loin d’un pavillon qu’occupait la fille de l’hacendero, et telle était la tranquillité de la nuit, qu’à une assez grande distance le bruit confus des voix arrivait jusqu’à eux, sans cependant que les paroles fussent distinctes.


  1. Liqueur forte, extraite de la racine cuite au feux et distillée d’une variété d’aloès.