Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XIII
CHAPITRE X
OÙ, QUOIQUE COMPTANT AVEC SON HÔTE, TRAGADUROS EST EXPOSÉ À COMPTER DEUX FOIS.
Retiré dans sa chambre, Tiburcio attendait avec impatience l’heure du rendez-vous que lui avait accordé Rosarita. De sa fenêtre il jetait un regard distrait sur la campagne endormie. La lune brillait en éclairant comme un long ruban la route qu’il avait suivie et qui serpentait dans la plaine et allait se perdre au milieu de la forêt environnante. La forêt elle-même était plongée dans le plus profond silence, et la brise en agitait les cimes argentées. Les sources qu’elle abritait étaient livrées aux hôtes des bois, et de temps à autre un sourd mugissement décelait l’angoisse de quelque taureau qui éventait l’âcre odeur des rôdeurs de nuit. Ces sons, joints aux accords d’une mandoline qui se faisaient entendre dans l’intérieur de l’hacienda, troublaient seuls le mélancolique silence de la nuit.
L’heure était aussi propice aux méditations amoureuses qu’aux pensées graves, et les unes et les autres se présentaient en foule à l’esprit de Tiburcio.
Comme tous ceux qui ont vécu dans la solitude, il avait dans le cœur un fonds de poésie rêveuse qui s’alliait chez lui à l’énergie d’action de l’homme pour qui cette solitude a été peuplée de dangers. Sa situation présente était donc en rapport avec cette double disposition. Son amour était menacé, la froideur de doña Rosarita le lui disait assez ; un secret pressentiment l’avertissait aussi qu’il était entouré d’ennemis.
Au milieu de la triste méditation de son esprit, un fait matériel attira son attention. Une lueur brillait au loin sous le couvert de la forêt. Cette lueur, en partie éclipsée par la clarté de la lune, tremblait mystérieusement à travers le feuillage agité par la brise, mais de fait elle était stationnaire. Elle indiquait donc une halte de voyageurs.
« Si près de cette hacienda ! se dit-il en faisant trêve, à cet aspect, à ses propres réflexions. Que veut dire cela ? Pourquoi ne pas venir ici demander l’hospitalité ? Ces voyageurs ont-ils donc quelque raison de se tenir éloignés ? Sont-ce des amis inconnus que quelquefois le ciel envoie à celui qui en a besoin ? Cuchillo, don Estévan, ce sénateur présomptueux sont autant d’ennemis pour moi ! tous sont abrités sous ce toit ; pourquoi ces hommes, qui lui préfèrent la voûte des arbres, ne seraient-ils pas plutôt des amis ? »
Cependant le temps s’avançait ; Tiburcio prit son zarape dont il se couvrit, mit son couteau à sa ceinture, c’était la seule arme qu’il possédât, et se disposa à sortir sans bruit, livré à la plus cruelle agitation comme un homme dont le sort va se décider dans quelques minutes. Avant de quitter sa chambre, il jeta encore un coup d’œil sur la clarté qui brillait toujours à la même place.
Pendant que Tiburcio, l’œil aux aguets, le pied prudent, l’oreille aux écoutes, traversait doucement la cour silencieuse et longeait le bâtiment principal derrière lequel se trouvait la chambre de doña Rosarita, d’autres scènes se passaient ailleurs, dont il est nécessaire de rendre compte.
Depuis son arrivée à l’hacienda del Venado, don Estévan, en présence de tous les hôtes qu’elle avait reçus, avait à peine eu le temps, dans un court entretien avec l’hacendero, de lui dire brièvement le résultat de son traité avec Cuchillo. Au mot de placer d’or, don Augustin avait fait un geste de désappointement ; mais, dans l’impossibilité d’en dire davantage, il avait prié l’Espagnol de remettre au soir même la suite de leurs confidences.
Arechiza avait donc attendu que chacun, au sortir du souper, eût gagné la chambre qui lui était destinée, puis il conduisit le sénateur dans l’embrasure d’une croisée, et, lui montrant la voûte du ciel étincelant d’étoiles :
« Vous voyez, lui dit-il, le Chariot qui déjà s’incline vers l’orient. Vous voyez à côté de cette constellation brillante cette étoile qui rayonne à peine, perdue dans le brouillard de l’éloignement. C’est l’emblème de votre étoile, pâle à présent, et qui demain peut-être se lèvera plus radieuse qu’aucune de celles qui composent le lumineux cortège du Chariot.
— Que dois-je donc faire, seigneur Arechiza ?
— Je vous le dirai ce soir, et peut-être le moment est-il moins éloigné que vous ne le pensez, où vous serez le maître futur de cette hacienda, par une union avec la charmante fille qui en sera l’héritière. Allez m’attendre dans ma chambre ; la conversation que je vais avoir avec don Augustin sera décisive, et je m’empresserai de vous en faire part. »
En disant ces mots, l’Espagnol congédia le sénateur, dont le cœur battait à la fois d’espoir et de crainte ; puis il fut rejoindre l’hacendero, qui l’attendait de son côté.
Le propriétaire de l’hacienda del Venado avait, nous l’avons dit, fait à l’Espagnol la réception la plus distinguée. Il y avait toutefois dans son accueil devant témoins, quelque chose de moins respectueux que quand il se vit tête à tête avec lui. De son côté, don Estévan parut recevoir les hommages de don Augustin comme une chose qui lui était due. Il y avait dans la condescendance polie du seigneur Arechiza envers le riche propriétaire, et dans la déférence pleine de respect de celui-ci, quelque ressemblance avec les rapports entre un haut et puissant seigneur suzerain et un noble vassal.
Ce ne fut que sur les instances réitérées, nous avons presque dit les ordres de l’Espagnol, que don Augustin consentit à s’asseoir, tandis que le premier s’était jeté sur un fauteuil en cuir avec un laisser aller d’accord toutefois avec le grand air de sa personne.
L’hacendero attendit en silence que don Estévan prît la parole.
« Que vous semble de votre gendre futur, dit l’Espagnol, car vous ne l’aviez jamais vu, je pense ?
— Jamais ! répondit don Augustin ; mais eût-il encore été moins favorisé de la nature qu’il ne l’est, vous savez qu’entre nous ce n’eût pas été un obstacle à nos projets.
— Je le sais ; car il faut le reconnaître, il y a dans tout rustre l’étoffe d’un gentilhomme, à plus forte raison dans la personne d’un sénateur de l’illustre congrès d’Arispe, ajouta l’Espagnol avec une légère nuance de dédain. Mais l’obstacle n’est pas là ; l’important est que votre fille trouve l’épouseur à son gré.
— Ma fille n’agira que d’après mes volontés, dit l’hacendero.
— Quand même son cœur ne serait pas libre ?
— Le cœur de Rosarita est libre, seigneur don Estévan, repartit don Augustin. Comment en serait-il autrement ? son enfance et sa jeunesse se sont écoulées au fond de nos solitudes.
— Et ce jeune homme en haillons, ce Tiburcio Arellanos que vous semblez déjà connaître, reprit don Estévan, il aime votre fille.
— Je le sais depuis ce matin.
— S’il n’y a que quelques heures que vous avez appris le secret de son amour, celui de doña Rosario ne peut-il vous avoir échappé ?
— Il est vrai, répondit don Augustin en souriant, que je saurais mieux suivre la trace d’un Indien, lire sur son visage astucieux ses plus secrètes pensées, que déchiffrer le fond du cœur d’une jeune fille : mais, je le répète, j’ai lieu de croire que celui de Rosario est libre de toute affection passée. Il y a un obstacle plus sérieux, seigneur don Estévan, je ne dis pas à l’union projetée entre nous, mais à l’expédition que vous allez guider au fond du désert. »
L’hacendero fit part à don Estévan des particularités que lui avait confiées le moine franciscain sur le secret d’un immense placer laissé au jeune Tiburcio.
Toutefois, nous nous taisons pour le moment sur l’impression que causa cette confidence à l’Espagnol.
La conversation continua longtemps encore entre l’hacendero et lui. Que se dirent-ils, c’est ce que nous saurons plus tard. En attendant, il est nécessaire d’aller rejoindre le sénateur, qui, le cœur plein d’anxiété, compte les minutes jusqu’au retour de don Estévan dans la chambre réservée de celui-ci.
La chambre destinée au seigneur don Estévan de Arechiza était sans contredit la plus riche de l’hacienda, et cependant le luxe mobilière a fait si peu de progrès dans l’État de Sonora, que cette richesse approchait du dénûment.
C’est là que nous retrouvons l’Espagnol et Tragaduros. Assis sur un sofa de paille, don Estévan suivait de l’œil le sénateur, qui allait et venait dans la chambre, en proie à une vive émotion.
« Eh bien ! que vous semble de la fille de notre hôte, seigneur don Vicente, dit Arechiza qui semblait se faire un jeu de l’impatience de son protégé ; vous avais-je exagéré sa beauté ?
— Oh ! mon ami ! s’écria le sénateur avec toute la vivacité de la pantomime méridionale, la réalité est au-dessus de l’imagination, c’est un ange ! Dans notre pays, si renommé pour la beauté de ses femmes, doña Rosarita est certes la plus belle.
— Et la plus riche, ajouta l’Espagnol en souriant.
— Qui eût pu deviner qu’au fond de ce désert se cachât une beauté si accomplie ! Tant de fraîcheur, de charmes, de jeunesse sont faits pour briller sur le plus noble théâtre.
— À la cour d’un roi, par exemple, dit négligemment Arechiza.
— Oh ! seigneur don Estévan, s’écria le sénateur, ne me tenez pas davantage en suspens ; la divine, la riche doña Rosarita doit-elle être ma femme ?
— Un mot de moi, une promesse de vous feront l’affaire. J’ai la parole du père. Dans quinze jours, vous pouvez être l’époux de sa fille.
— C’est aussi doux que facile.
— Plus tard vous serez riche.
— Cela ne gâte rien.
— Plus tard, vous serez grand seigneur.
— Oh ! c’est magnifique, corbleu ! seigneur de Arechiza, c’est une cascade de félicités ; on ne saurait plus doucement commencer pour mieux finir. C’est un rêve ! c’est un rêve ! s’écria le sénateur en continuant à parcourir la chambre à grands pas.
— Hâtez-vous donc d’en faire une réalité, répliqua don Estévan.
— Est-ce donc si pressé ? demanda le sénateur en s’arrêtant tout à coup.
— Pourquoi cette question ? Peut-on trop s’empresser d’être heureux ? »
Le sénateur était devenu pensif. Un accès de défiance parut définitivement tarir la source de son ivresse, et ce fut d’un air soucieux et embarrassé qu’il reprit :
« J’étais résigné, je vous l’avoue, à épouser une héritière dont la laideur, comme c’est l’usage, compensât l’opulence, et vous me voyez confondu de la beauté de celle-ci.
— En êtes-vous fâché, par hasard ?
— Non, mais ce bonheur m’effraye. Il me semble que quelque raison que je ne veux pas pénétrer, vous le dirai-je ? quelque triste désappointement se cache sous cette séduisante perspective.
— C’est bien là le cœur de l’homme, répondit don Estévan ; j’aurais prévu cette objection de la part de tout autre, mon cher sénateur, mais je n’aurais pas pensé que vous pussiez vous inquiéter du passé quand on vous fait le présent et l’avenir si beaux. Ah ! ah ! ce pauvre Despilfarro, continua l’Espagnol en riant, je l’aurais cru plus avancé, sur mon honneur !
— Au fait, reprit le sénateur en croyant donner une haute preuve de capacité diplomatique, pourquoi, entre nous, prodiguer aux autres ce trésor de beauté, sans parler des richesses matérielles dont cette séduisante créature peut disposer, quand vous-même…
— Quand moi-même je pourrais l’épouser, n’est-ce-pas ? Que voulez-vous, je n’a pas de goût pour le mariage. J’ai eu cette velléité, jadis, comme tout le monde. Mon histoire a été aussi celle de bien des gens, ma maîtresse en a épousé un autre. Il est vrai que je m’en suis bien… que je m’en suis bien vite consolé, dit Arechiza en se reprenant. Mais qui croyez-vous donc que je suis ?
— Qui vous êtes ? Eh parbleu, vous êtes don Estévan de Arechiza.
— Voilà qui fait honneur à votre pénétration ; eh bien ! comme j’ai demandé la main de doña Rosario pour l’illustre sénateur Tragaduros y Despilfarro, je ne puis maintenant prendre sa place.
— Mais enfin, reprit le sénateur, pourquoi ne pas avoir fait cette demande pour vous ?
— Pourquoi ? Parce que doña Rosario, fût-elle trois fois plus belle et trois fois plus riche, ne serait ni assez riche ni assez belle pour moi. »
Despilfarro bondit d’étonnement.
« Eh ! qui êtes-vous donc, vous demanderai-je à mon tour, s’écria-t-il, pour dédaigner un semblable parti ?
— Mais, comme vous dites, don Estévan de Arechiza, » répondit simplement l’Espagnol.
Le sénateur fit trois fois le tour de la chambre avant de pouvoir rassembler ses idées ; mais, fidèle au système de défiance qui s’était soudainement éveillé chez lui, il reprit :
« Il y a dans tout ceci quelque chose que je ne m’explique pas, et, quand je ne m’explique pas les choses, je ne les comprends pas.
— C’est logique, répondit don Estévan d’un ton railleur ; mais me serais-je trompé sur votre compte, mon cher sénateur ? Je vous faisais l’honneur de vous croire au-dessus de certains préjugés ; et quand il y aurait dans le passé de la belle Rosarita, comment dirai-je ?… quelque… quelque préjugé à fouler aux pieds, est-ce à dire qu’un million de dot et trois millions d’espérances ne seraient à vos yeux d’aucun poids ? continua-t-il comme s’il voulait sonder la moralité d’un homme ou plutôt la force et la portée d’un instrument dont il devait se servir.
Despilfarro ne répondit rien.
« Voyons, j’attends une réponse, reprit don Estévan qui semblait se faire un véritable plaisir de l’embarras du sénateur.
— Vous êtes cruel, en vérité, don Estévan, reprit Despilfarro, de mettre ainsi les gens au pied du mur ; je… je… Caramba ! c’est fort embarrassant… »
Don Estévan l’interrompit. Cette hésitation lui disait ce qu’il voulait savoir ; un sourire ironique effleura sa bouche, puis, quittant le ton de la plaisanterie :
« Écoutez, Tragaduros, dit-il plus sérieusement, il serait indigne d’un gentilhomme de continuer plus longtemps un badinage dont l’honneur d’une femme fait les frais ; le passé de doña Rosario est pur comme son front. »
Le sénateur respira.
« D’ailleurs, reprit don Estévan, j’ai besoin que vous ayez en moi une confiance sans limite ; je vous donnerai donc, le premier, l’exemple d’une franchise sans bornes ; le succès de la noble cause que j’ai embrassée en dépend. Sachez donc d’abord qui je suis. Arechiza, reprit-il en souriant, n’est que mon nom d’emprunt ; quant à celui que je porte véritablement et que je vous dirai tout à l’heure, j’ai fait serment, depuis ma jeunesse, que nulle femme, fût-elle plus belle et plus riche que doña Rosario, ne le partagerait avec moi. Maintenant que mes tempes commencent à blanchir, irais-je manquer à un serment que tout me fait une loi de respecter ? car si parfois une femme peut être, comme celle que je vous propose, un marchepied à l’ambition, plus souvent encore elle est un obstacle. »
En parlant ainsi, don Estévan se promenait à son tour d’un air agité, tandis qu’un reste de défiance se lisait encore sur la figure de son interlocuteur. Arechiza reprit :
« Vous voulez des explications plus précises, vous les aurez. »
Don Estévan ferma la fenêtre pour que rien de ce qui allait être dit ne pût s’entendre au dehors dans le silence de la nuit. Il engagea le sénateur à s’asseoir et resta debout devant lui. Tragaduros le regardait avec une vive curiosité ; mais il baissa bientôt les yeux devant les regards de feu de l’Espagnol.
Don Estévan avait semblé se transfigurer et grandir tout à coup.
« Je vous ai parlé de secrets dont la connaissance donne le vertige à celui qui les écoute, » dit-il. — Le sénateur tressaillit.
« Quand le tentateur transporta le Fils de l’homme au sommet d’une montagne et lui fit voir tous les royaumes de la terre, en les lui promettant s’il voulait l’adorer, reprit l’Espagnol, à peine offrait-il plus au maître des mondes que je ne veux offrir au sénateur d’Arispe ; comme le tentateur, je vais mettre à vos pieds les honneurs, la puissance et les richesses, si vous voulez vous incliner devant mes conditions. Écoutez-moi donc, sans que votre cœur se trouble, sans que le vertige éblouisse vos yeux. »