Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XII

Librairie Hachette et Cie (1p. 117-123).

CHAPITRE IX

DOÑA ROSARIO.


Pendant tout le trajet de la Poza jusqu’à l’hacienda del Venado, le silence avait été rarement rompu entre les deux cavaliers qui chevauchaient de compagnie.

Bien que Cuchillo n’eût pas renoncé à ses projets de vengeance contre Tiburcio, il avait dissimulé ses desseins sous un aspect de bonhomie qu’il savait prendre au besoin. Il avait essayé plusieurs fois de lire au fond de l’âme de son compagnon de cheval ; mais celui-ci se tenait sur la défensive, cherchant lui-même à pénétrer Cuchillo : car il n’oubliait pas que l’assassin d’Arellanos avait été blessé à la jambe dans la lutte suprême qui mit fin aux jours de son père adoptif. Cuchillo toutefois s’était défendu avec plus d’habileté qu’il n’en mettait dans l’attaque, et, en définitive, leur conversation à bâtons rompus n’avait été qu’une joute d’adresse dans laquelle aucun des deux champions n’avait été ni vainqueur ni vaincu.

Cependant il en était résulté qu’une défiance instinctive s’était mutuellement enracinée dans le cœur des deux compagnons de route, et chacun pressentit dans l’autre un ennemi mortel. Cuchillo résolut plus que jamais de se défaire du sien, sans examen préalable : car un crime de plus n’était que peu de chose pour lui ; et Tiburcio, plus loyal, se rappelant le serment qu’il avait fait à sa mère adoptive, en différa l’exécution jusqu’à parfaite connaissance de cause. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, dans ce dernier cas, le vengeur de Marcos Arellanos n’envisageait l’accomplissement de son vœu que dans une lutte à mort, mais à visage découvert.

Tiburcio était aussi absorbé dans d’autres réflexions : chaque pas qu’il faisait le rapprochait de celle en qui se concentraient ses plus tendres pensées ; et, s’il est dans le cœur de l’homme d’espérer ce qu’il ne désire que médiocrement, il ne peut s’empêcher de voir toujours des obstacles insurmontables se dresser entre lui et la possession des objets qu’il convoite le plus ardemment. C’est là le secret des résolutions héroïques.

Dans le trajet l’exaltation de Tiburcio était tombée petit à petit, et il entrevoyait alors des impossibilités que ses rêves à la couchée de la Poza ne lui avaient pas permis d’apercevoir. Aussi prit-il une résolution désespérée : celle de savoir à quoi s’en tenir dès le soir même.

Quand, servi par le hasard, Tiburcio avait rencontré doña Rosario au fond des bois, égarée avec son père et les domestiques qui l’accompagnaient ; quand, assez heureux pour voyager deux jours avec elle, il avait rendu à la beauté de la jeune fille cet hommage qui, dans le cœur ardent d’un jeune homme, est un amour rapide et profond, il s’était bercé de bien doux rêves, jusqu’au moment où, ayant appris que c’était la fille de l’opulent don Augustin Pena, il avait compris toute la folie de ses espérances en mesurant la distance qui le séparait d’elle.

Si donc il avait saisi avec tant d’ardeur l’espoir qu’avait fait naître la révélation du secret qu’il avait reçu, si l’angoisse des richesses le torturait, ce n’était pas pour la richesse elle-même, c’était dans le but plus noble, plus conforme à son caractère plutôt poétique que positif, de se faire un pont d’or pour arriver jusqu’à la fille de don Augustin. Malheureusement, il ne pouvait plus se dissimuler qu’il ne fût pas le seul à connaître l’existence et la position du mystérieux placer.

Tout d’un coup l’expédition à laquelle il se trouvait involontairement joint ne put avoir d’autre but à ses yeux que la conquête de ce trésor, et l’homme qui partageait ce secret avec lui devait être parmi ceux enrôlés sous les ordres de celui qu’il avait entendu appeler don Estévan. Les questions ambiguës de Cuchillo, son signalement, ce cheval qui bronchait comme celui du compagnon et de l’assassin de son père adoptif, avaient commencé à faire luire un jour douteux dans l’obscurité de ses idées ; mais ce n’était pas assez. Comment arriver à s’éclairer complètement ?

Une autre incertitude plus douloureuse encore faisait battre son cœur. Quel accueil lui réservait doña Rosarita, à lui, pauvre campagnard, sans ressources, sans famille, soldat obscur d’une expédition hasardeuse, confondu dans la foule des aventuriers sans aveu que la cupidité poussait au milieu des déserts ? De tristes pressentiments de toute nature surgissaient dans son âme, quand la cavalcade dont il faisait si modestement partie atteignit les palissades de l’hacienda.

Les barrières étaient ouvertes pour les recevoir, et don Augustin lui-même vint au-devant des hôtes qu’il attendait. Il était encore dans la force de l’âge, et sa figure basanée respirait toute la franchise campagnarde et cet air de résolution habituel chez l’homme qui vit au milieu des dangers. Il avait revêtu une veste de batiste de Chine écrue, et sa chemise brodée, s’épanouissant sur une large poitrine, laissait deviner sous sa transparence une peau velue et d’un ton presque aussi foncé que sa figure. Avec l’aisance de manières particulière à ses compatriotes, il reçut respectueusement don Estévan et le sénateur, et la cordialité de son accueil envers Tiburcio sembla d’un heureux augure à ce dernier.

Les voyageurs avaient tous mis pied à terre ; Cuchillo, resté dehors par respect pour son chef et aussi pour s’occuper de son cheval, se fit indiquer la chambre des deux aventuriers qui l’avaient précédé, et gagna les écuries. Quant à Tiburcio, qui n’avait pas les mêmes raisons pour en agir ainsi, il entra dans la salle commune avec le sénateur Tragaduros et don Estévan, la pâleur sur le front et le cœur palpitant.

Le salon dans lequel il fut introduit par son hôte était la vaste salle dans laquelle nous avons déjà fait pénétrer le lecteur.

Mais tout disparut aux yeux de Tiburcio. Il y avait là une créature dont les lèvres faisaient pâlir l’incarnat des grenades servies à profusion sur la table, et dont les joues éclipsaient la teinte rosée des sandias ; c’était doña Rosarita elle-même. Son voile de soie jeté sur sa tête laissait entrevoir les nattes luisantes de sa chevelure et entourait de ses plis l’ovale enchanteur de son visage. Le voile étroit cachait ses épaules, mais ne descendait pas jusqu’à sa taille, dont les riches contours étaient dessinés par sa ceinture écarlate, et, sous ses plis chatoyants, des bras étincelants de blancheur empruntaient un nouveau lustre à l’azur du rebozo.

Tout gracieux que fût le sourire qu’elle adressa à Tiburcio, il y avait quelque chose de hautain dans le compliment de bienvenue qu’elle lui fit sur l’heureux hasard qui l’amenait chez son père, reconnaissant comme elle de ses bons offices.

Tiburcio soupira en pensant que ce hasard était produit par la mort de sa mère adoptive, et que cette politesse froide était bien éloignée de l’abandon de leurs premières relations ; puis il porta ses regards sur ses vêtements délabrés, qui formaient à ses yeux un pénible contraste avec l’élégant costume des deux autres voyageurs. Pendant que don Estévan entretenait son hôte avec cette distinction de manières qui le caractérisait, le sénateur dévorait des yeux la fille de don Augustin, et ne tarda pas à mêler ses compliments prétentieux aux propos pleins d’urbanité et de bon goût que lui adressait le seigneur Arechiza, en homme qui savait bien son monde.

Ce fut avec un sourire bien différent de celui qu’elle venait d’accorder à Tiburcio, que la jeune fille accueillit ce concert de galanteries. Aussi ce dernier observait-il avec angoisse l’air d’aisance et de supériorité de ceux qu’il regardait déjà comme des rivaux, et surtout les vives couleurs des joues de Rosarita, le pétillement de ses yeux et les mouvements irréguliers de son sein, qui soulevaient son rebozo. Elle semblait éprouver toute la joie naïve d’une coquette de village aux compliments d’un grand seigneur, alors qu’une voix intérieure l’avertit qu’ils sont mérités. De son côté, don Estévan lisait sur les traits expressifs de Tiburcio les sentiments de son cœur, et plus d’une fois il compara involontairement la mâle beauté de celui-ci avec la figure ordinaire du sénateur ; et comme s’il eût redouté de voir contrarier ses projets secrets, plusieurs fois ses sourcils se froncèrent avec humeur et ses yeux brillèrent d’un feu sombre.

Petit à petit, il cessa de prendre part à la conversation et parut plongé dans une méditation profonde. Insensiblement aussi, un air de mélancolie se peignit sur la figure de Rosarita. Quant au sénateur et à don Augustin, ils paraissaient goûter l’un et l’autre une imperturbable satisfaction.

En ce moment, Cuchillo, accompagné de Baraja, vint également présenter ses hommages aux maîtres de l’hacienda. Cette entrée produisit durant un moment une certaine confusion. Tiburcio parut alors prendre un parti désespéré, et, profitant de ce moment de trouble, il s’approcha de Rosarita.

« Je donnerais ma vie, lui dit-il d’une voix basse et suppliante, pour vous entretenir, ne fût-ce qu’un moment, de choses de la plus haute importance. »

La jeune fille le regarda d’un air étonné, quoique peut-être d’anciennes relations et la liberté des mœurs mexicaines pussent excuser une pareille prétention. Elle fit un mouvement dédaigneux des lèvres et parut réfléchir. Tiburcio lui jeta un regard suppliant, et, comme tout semblait spontané chez elle, la réflexion ne fut pas longue ; elle répondit brièvement :

« Ce soir, à dix heures, je serai derrière les grilles de ma fenêtre. »

Tandis que le timbre exquis de sa voix vibrait délicieusement à l’oreille de Tiburcio, on vint annoncer que le souper était prêt. On passa dans une autre salle.

Une table splendidement servie en occupait le milieu, et la flamme de nombreuses bougies, que l’air frais de la nuit faisait vaciller dans leurs verrines de cristal, éclairait l’antique et massive argenterie qui étincelait partout. Bien que, selon l’usage, toute la prodigalité culinaire qui chargeait la table n’eût été, pour un palais européen, qu’une parodie extravagante de tous les principes gastronomiques, elle parut à tous les convives, à l’exception de don Estévan, le nec plus ultra du luxe et de la délicatesse.

Le haut de la table était occupé par don Augustin, sa fille, don Estévan, le sénateur et le chapelain de l’hacienda. Tiburcio, Cuchillo, Pedro Diaz et Oroche étaient relégués à l’autre extrémité. Le chapelain dit le Bénédicite. Quoiqu’il n’eût plus ce bredouillement sans façon avec lequel il avait expédié les prières des morts dans la cabane de Tiburcio, et que ce fût d’un air d’onction en harmonie avec la solennité de la circonstance qu’il récitait la prière, sa voix réveilla dans le cœur de l’orphelin les tristes souvenirs que des impressions plus récentes avaient pour un moment assoupis.

La gaieté ne tarda pas à régner parmi les convives.

On parla de l’expédition, on fit des vœux pour sa réussite, puis on apporta d’énormes verres d’eau comme ceux des temps antiques, et qui passèrent successivement des mains à la bouche de chaque convive.

« Avant de vous retirer, messieurs, s’écria l’hôte, j’ai l’honneur de vous inviter demain à une chasse aux chevaux sauvages, qui aura lieu à la pointe du jour. »

Chacun des convives accepta avec l’abandon de gens qui ont bien soupé, et qui croient, en conséquence, que le lendemain leur appartient.

Quant à Tiburcio, la jalousie le rongeait ; à peine avait-il touché à ces mets qu’on avait servis devant lui. Il jeta du côté de don Estévan, qui lui-même n’avait cessé de l’observer avec une certaine défiance pendant le souper, un regard de haine pour toutes les attentions dont il avait accablé Rosarita, et, faisant en cela seulement comme tous les convives, il gagna la chambre qu’on lui avait assignée.

Bientôt les derniers bruits s’éteignirent peu à peu, les valets eux-mêmes regagnèrent leurs communs, et ce vaste bâtiment, naguère si bruyant, devint silencieux comme si tous ceux qui l’habitaient étaient ensevelis dans le sommeil.

Cependant tout le monde ne dormait pas.