Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XI

Librairie Hachette et Cie (1p. 106-117).

CHAPITRE VIII

L’HACIENDA DEL VENADO.


L’hacienda del Venado, comme tous les bâtiments de cette espèce situés sur les frontières indiennes, et par conséquent exposés aux incursions des hordes errantes de ces déserts, était une espèce de citadelle aussi bien qu’une maison de campagne. Bâtie en briques et en pierres de taille, couronnée d’une terrasse crénelée, fermée de portes massives, elle pouvait soutenir un siège de la part d’ennemis plus experts en stratégie que les tribus d’Apaches voisines.

À l’un de ses angles s’élevait un clocher en pierres de taille également, mais à trois étages, et qui couronnait la chapelle attenante à l’hacienda. Ce clocher pouvait offrir encore, au cas où le principal corps de logis eût été forcé, un asile presque imprenable.

Enfin, de fortes estacades, composées de pieux et de troncs de palmiers, entouraient le bâtiment tout entier, ainsi que les communs destinés à servir d’habitation aux gens et aux serviteurs de l’hacienda, aux vaqueros et aux hôtes subalternes qui, sur leur passage, venaient de temps à autre demander une hospitalité passagère. En dehors de cette enceinte privilégiée, une trentaine de huttes composait une espèce de petit village habité par les travailleurs à gages (peones) et leurs familles inféodés à l’hacienda, et qui, dans les jours de danger, pouvaient venir, en renforçant sa garnison habituelle, y chercher asile et protection.

Telle était l’hacienda où nous allons précéder les voyageurs que nous avons laissés sur la route.

Don Augustin Pena, le propriétaire, était un homme opulent. Outre une riche mine d’or qu’il exploitait à peu de distance de là, d’innombrables troupeaux de grand et petit bétail, de chevaux, de mules, de taureaux, bondissaient et mugissaient en pleine liberté, au milieu des vastes savanes ou des forêts profondes qui couvraient les vingt lieues de terrain annexées à l’hacienda. Une pareille étendue de territoire n’est rien moins que rare dans un pays où certaines propriétés sont aussi grandes qu’un département français.

Cependant il n’était bruit, depuis Guymas jusqu’à ces frontières, que de l’opulence du seigneur don Augustin et de l’immense héritage que sa fille, doña Rosario[1], ou plus gracieusement Rosarita, apporterait à celui qu’elle prendrait pour époux. Aussi la jeune fille était-elle le but de bien des ambitions. Sa beauté, du reste, eût suffi, sans la fortune qu’elle devait apporter, à la mort de son père, pour justifier toutes ces prétentions.

Dans ces provinces reculées, le type andalou s’est généralement affaibli ; mais il n’avait rien perdu chez elle de sa distinction, et, par un heureux contraste, la pureté de ce type se joignait à la fraîcheur des filles du Nord. Les joues roses de la fille de don Augustin prêtaient plus d’éclat encore à ses yeux noirs, à la couronne de cheveux d’ébène qui ornait sa tête, et le soleil torride n’avait rien ôté à la blancheur de son teint. En un mot, ses mains, ses pieds, sa taille et cette tournure qui, selon l’expression andalouse, derama sal y perdona vidas[2], s’alliaient chez elle à la richesse du sang européen. Après un tel éloge, toute description deviendrait superflue. Elle était donc au fond de ces déserts comme la fleur du cactus, qui, selon une tradition, s’épanouit et meurt de onze heures à minuit, sous l’œil de Dieu seul, sans qu’il soit donné à aucun œil humain d’admirer ses couleurs, sans que l’odorat puisse se délecter à son parfum.

La plaine immense au milieu de laquelle était située l’hacienda del Venado avait un double aspect. Le côté de la plaine qui regardait la façade du bâtiment offrait seul des traces de grande culture. Des champs de maïs à perte de vue, de vastes plantations d’oliviers, révélaient la présence et les travaux de l’homme.

Derrière l’hacienda, à quelques centaines de pas du mur de clôture, le défrichement cessait, et des forêts encore vierges s’étendaient dans leur sombre et primitive majesté.

La partie cultivée était arrosée par un assez large cours d’eau. Pendant la saison sèche il coulait lentement, quoique en bouillonnant contre les pierres arrondies qui obstruaient son lit ; mais dans la saison des pluies ce cours d’eau se changeait en torrent impétueux, qui roulait ces pierres énormes comme la lame roule les galets sur la plage, inondait parfois la plaine et reculait chaque année les berges qui l’encaissaient.

Le plus puissant des chefs arabes, le plus riche des patriarches de l’ancien temps, ne compta jamais de plus superbes et de plus nombreux troupeaux que don Augustin Pena dans ses immenses pâturages.

Une heure avant le coucher du soleil, deux hommes traversaient la plaine pour gagner l’hacienda, l’un monté sur un cheval, l’autre, sur une mule. Le cheval et la mule étaient chacun dans son genre un des plus beaux échantillons de l’espèce ; l’un avec sa fière encolure, son large poitrail et son cou de cygne, l’emportait à peine sur la mule aux fines jambes, aux flancs arrondis et à la croupe luisante, qui marchait à ses côtés.

Le premier cavalier était le maître de l’hacienda ; son costume se composait d’un chapeau de paille de Guyaquil, d’une chemise de fine et blanche batiste, sans veste, et d’un pantalon de velours à boutons d’or, serré sur les hanches. Le second monté sur la mule, était le chapelain de l’hacienda, un révérend moine franciscain au froc bleu, à la ceinture de corde de soie, à la robe cavalièrement retroussée au-dessus de ses bottes de cheval armées de longs et sonores éperons ; un large feutre gris, assez arrogamment posé de côté, achevait de donner au franciscain une tournure plus soldatesque que monastique.

L’hacendero[3] semblait jeter un regard d’orgueil sur ces immenses richesses qui l’entouraient et qui, selon lui (et nous sommes fort de son avis), étaient bien supérieures à des lingots d’or entassés dans un coffre-fort. Quant au moine, il paraissait absorbé dans une préoccupation trop puissante pour faire attention au spectacle d’opulence grandiose que lui présentait la plaine.

« Par saint Julien, patron des voyageurs, disait don Augustin, depuis vingt quatre heures que vous êtes absent, je craignais, révérend père, que quelque jaguar ne vous eût englouti, vous et votre mule.

— L’homme propose et Dieu dispose, reprit le moine : je n’étais parti, il est vrai, que pour quelques heures, afin de donner la sépulture chrétienne au pauvre Joaquin, éventré par un taureau, et j’avais béni la terre où on l’avait enterré, quand un jeune homme à cheval arriva comme un éclair, la figure bouleversée et les traits en désordre, pour me prier de pousser jusque chez lui entendre la confession de sa mère mourante ; dix lieues de plus qu’il me fallait faire. J’eus beau prétexter des occupations pour me dispenser d’accompagner ce jeune homme, je dus enfin céder à ses instances. Savez-vous qui c’était ?

— Comment le saurais-je ? reprit l’haeendero.

— Tiburcio, le fils adoptif du gambusino Marcos Arellanos.

— Comment ! sa mère est morte ! J’en suis fâché ; c’est un brave jeune homme, et je n’ai pas oublié que sans lui nous serions peut-être morts de soif, ma fille, mes gens et moi. Lui avez-vous dit que, s’il se trouvait sans ressources, il serait le bienvenu à l’hacienda del Venado ?

— Non ; car ce garçon nourrit une passion insensée pour votre fille, s’il faut vous le dire.

— Eh ! qu’importe, si ma fille ne l’aime pas ? reprit don Augustin ; mais l’eût-elle aimé, je me serais cru assez riche pour ne rien chercher chez l’homme qu’elle eût distingué par les qualités morales ou physiques que possède Tiburcio. Je n’avais rêvé pour gendre qu’un homme intelligent, assez brave pour défendre ces frontières contre les hordes d’Indiens, et j’aurais trouvé tout cela chez lui. Mais aujourd’hui j’ai pour Rosarita de plus hautes visées.

— Et peut-être n’auriez-vous pas eu tort, reprit gravement le moine. Ce que j’ai deviné… ce que j’ai… compris… pourrait faire de Tiburcio un gendre plus précieux encore que vous ne l’imaginez.

— Il est trop tard, dit l’hacendero ; ma parole est donnée, et je ne la retirerai pas.

— C’est cependant de lui que j’ai à vous entretenir, répliqua le moine, et, quoi qu’il en soit, peut-être ne serez-vous pas fâché de m’entendre. »

En ce moment, les deux cavaliers, après avoir dépassé l’estacade, étaient arrivés au pied d’un perron qui conduisait à un large vestibule, et de là au salon de l’hacienda.

C’était une vaste salle dans laquelle un courant d’air, pratiqué selon l’usage des pays chauds, entretenait une fraîcheur perpétuelle. De fines nattes de Chine, curieusement travaillées, couvraient le carreau, composé de larges pierres de liais, et d’autres nattes, plus richement peintes, servaient de stores aux croisées.

Les murs, blanchis à la chaux, étaient rehaussés de quelques rares gravures enluminées dans leurs cadres dorés ; des butacas[4] en cuir, des tablettes d’encoignure sur lesquelles des braseros en argent offraient aux fumeurs des charbons couverts d’une cendre blanche, des chaises et un canapé en rotin de fabrique anglo-américaine, en composaient tout l’ameublement.

Sur une table d’un bois de balsamo poli, des jarres poreuses servaient à rafraîchir l’eau qu’elles contenaient. De larges tranches de pastèques offraient sur un vaste plat d’argent leur chair incarnadine, qu’un jus savoureux perlait de gouttelettes rosées. Des pitallas[5] épanouissaient la pourpre foncée de leurs graines à côté des pastèques et des grenades entr’ouvertes. Enfin des oranges, des grenadilles, des limons doux, tous les fruits des pays chauds réunis pour tenter et apaiser la soif, témoignaient des intentions hospitalières du seigneur don Augustin.

« Attendez-vous donc des hôtes ? demanda le moine à l’aspect de ces préparatifs.

— Don Estévan de Arechiza m’a fait prévenir de son arrivée pour ce soir avec une suite assez nombreuse, et je me mets en mesure de bien accueillir un hôte de son importance. Mais voyons, Fray José Maria, j’écoute ce que vous avez à me dire. »

Chacun s’assit sur un des fauteuils de cuir à bascule dont on a parlé, et, tandis que l’hacendero s’y balançait mollement, le cigare à la bouche, le moine commença en ces termes :

« Je trouvai la vieille femme couchée sur un banc de pierre à la porte de sa cabane ; car elle avait pu se traîner jusque-là pour attendre mon arrivée. « Béni soyez-vous, mon père, » me dit-elle ; « vous arrivez encore à temps pour recevoir ma dernière confession. Mais, si vous le permettez, pendant que vous vous reposerez un peu, Vous assisterez à ce que je vais dire à celui que j’ai toujours regardé comme mon fils, et à qui j’ai une vengeance à léguer quand je ne serai plus. »

— Eh quoi ! mon père, interrompit don Augustin, vous avez permis cette infraction à la loi de Dieu, qui dit : « La vengeance n’appartient qu’à moi ! »

— Pourquoi pas ? dit le moine ; dans ces déserts où nous n’avons pas de tribunaux, chacun ne doit-il pas les remplacer ? »

Après cette courte apologie, le moine continua.

« Je m’assis donc et j’écoutai.

« Ton père n’a pas été la victime des Indiens comme nous l’avons cru, » reprit la malade en s’adressant à Tiburcio ; « c’est son associé qui l’a égorgé pour s’emparer d’un secret que je te dirai tout à l’heure, mais à toi seul.

« — Dieu seul aussi, ma mère, » reprit Tiburcio, pourrait nous faire retrouver cet homme, qui nous est inconnu.

« — Dieu seul ! » s’écria la veuve d’un air de dédain. Est-ce là le langage d’un homme ? Quand les Indiens viennent dérober le bétail du vaquero, dit-il : Dieu seul pourrait m’apprendre ce qu’il est devenu ? Non ; il cherche, et son œil sait trouver sa trace. Aujourd’hui que je n’ai plus besoin de toi, tu feras comme le vaquero, et tu retrouveras l’assassin : c’est le dernier vœu de la femme qui a pris soin de ton enfance, et tu n’y manqueras pas.

« — J’obéirai, ma mère, » répondit le jeune homme.

« — Écoute ce qui me reste à te dire, » continua-t-elle. Le meurtre d’Arellanos n’est pas une supposition, c’est une réalité ; et voici ce que m’apprit un vaquero qui revenait d’au delà de Tubac. Quelques jours auparavant, il avait rencontré deux voyageurs : l’un était ton père, l’autre lui était inconnu. Le vaquero, ayant eu à suivre la même route qu’eux, avait été amené, par l’inspection de leurs traces, à une conviction dont il me fit part : près d’un endroit où les deux voyageurs avaient bivaqué, l’herbe foulée et inondée de sang indiquait le théâtre d’une lutte horrible. Les empreintes sanglantes se continuaient jusqu’à une rivière, où probablement la victime avait été précipitée. Cette victime était Marcos ; car plus loin le vaquero avait reconnu la direction suivie par le meurtrier à la marque imprimée sur le sable par le pied de son cheval ; le cheval que montait cet homme bronchait parfois de la jambe gauche de devant ; en outre, dans la lutte, le meurtrier avait dû être blessé à la jambe, car une empreinte de pied plus lourde que l’autre indiquait évidemment qu’il boitait depuis peu. »

L’hacendero écoutait avec attention cette preuve de la merveilleuse sagacité de ses compatriotes, dont il avait tous les jours tant d’occasions de se convaincre. Le moine continua son récit :

« Écoute, » reprit la mourante, « jure de venger Arellanos, et tu seras assez riche pour faire agréer tes vœux de la plus fière et de la plus riche, fût-ce de la fille de don Augustin Pena, pour laquelle ta passion ne m’a pas échappé. Aujourd’hui tu peux y penser sans folie, car tu peux être aussi riche que son père. Dis, jures-tu de poursuivre partout le meurtrier d’Arellanos ?

« Je le jure, » reprit Tiburcio.

« Alors, acheva le franciscain, la vieille femme remit à son fils un papier sur lequel Arellanos, en partant, avait tracé l’itinéraire de la route qu’il comptait suivre lui-même. « Avec les trésors que te fera trouver ce papier, » reprit la mourante, « tu auras de quoi corrompre, si tu le veux, la fille d’un vice-roi. Maintenant, mon enfant, que j’ai ton serment, laisse-moi me confesser à ce saint homme ; un fils ne doit jamais entendre la confession de sa mère. »

Le moine fit alors en quelques mots le récit de la mort de la veuve d’Arellanos ; puis il termina en disant :

« Voilà, seigneur don Augustin, ce qui me préoccupait et ce qui me faisait vous dire que Tiburcio Arellanos, pour être d’une race inconnue, n’en était pas moins un parti fort sortable pour la belle doña Rosario.

— J’en conviens reprit don Augustin ; mais je vous l’ai dit, ma parole est donnée à don Estévan de Arechiza.

— Quoi ! cet Espagnol, demanda le moine, serait votre gendre ? »

L’hacendero sourit d’un air mystérieux.

« Lui ! non, dit-il, mais un autre ; don Estévan ne voudrait pas de cette alliance.

— Peste, s’écria le moine, il est difficile !

— Peut être en a-t-il le droit, reprit don Augustin en souriant du même air.

— Mais quel est donc cet homme ? » demanda de nouveau le moine étonné.

Au moment où don Augustin allait répondre, un serviteur entra dans la pièce où cette conversation avait lieu.

« Seigneur don Augustin, dit l’homme, il y a deux voyageurs qui viennent à la porte d’entrée solliciter l’hospitalité pour la nuit. L’un d’eux prétend être connu de vous :

— Qu’ils soient les bienvenus, dit l’hacendero, et qu’on les fasse entrer ; deux hôtes de plus, connus ou inconnus, ne seront pas de trop ici. »

Quelques secondes après, deux cavaliers arrivaient près du perron, sur le haut duquel les attendait le maître de l’hacienda.

L’un était un homme d’une trentaine d’années, dont le visage ouvert et le front haut indiquaient autant d’audace que d’intelligence. Il était leste, bien découplé et vêtu avec élégance, quoique avec simplicité.

« Ah ! c’est vous, Pedro Diaz, s’écria don Augustin ; y a-t-il donc quelques Indiens à exterminer près d’ici, que vous vous trouviez dans nos solitudes ? »

Pedro Diaz était en effet célèbre par sa haine pour les Indiens, son audace à les combattre et son adresse à se tirer des plus mauvais pas.

« Avant de vous répondre, permettez-moi, dit-il, de vous présenter le roi des gambusinos et le prince des musiciens, le seigneur don Diego Oroche, qui flaire l’or comme un chien flaire le gibier, et qui joue de la mandoline comme lui seul. »

L’individu présenté sous le nom d’Oroche salua gravement l’hacendero.

Il y avait cependant probablement longtemps que le tact si subtil dont parlait son interlocuteur n’avait eu l’occasion de s’exercer, ou les cartes avaient été bien défavorables au seigneur Oroche, car son extérieur n’était rien moins que confortable. Pour porter la main à son feutre, il n’eut pas besoin de déranger les plis du manteau dans lequel il était artistement drapé. Il lui suffit de choisir parmi les trous de ce manteau pour passer à l’aise sa main armée d’ongles durs et pointus, et dont la prodigieuse longueur indiquait un joueur de mandoline. Effectivement, il en portait une en sautoir.

Pendant qu’il s’inclinait courtoisement devant le riche propriétaire, de longues mèches d’une chevelure inculte tombèrent sur son visage, droites et roides comme les roseaux dont la mythologie couronne la tête des dieux qui président aux fleuves.

Quand ils furent assis dans le salon, Diaz prit la parole :

« Nous avons entendu dire qu’il était question à Arispe d’une expédition dans l’intérieur de l’Apacheria, et ce cavalier et moi nous nous sommes mis immédiatement en route pour y prendre part. Notre chemin nous a conduits à votre hacienda, seigneur don Augustin, et nous venons vous demander l’hospitalité jusqu’à demain. Au point du jour, nous nous remettrons en route pour Arispe.

— Vous n’irez pas si loin, répondit en souriant l’hacendero ; l’expédition est prête, et j’en attends le chef ici ce soir même ; il agréera vos services, j’en suis garant, et vous épargnera ainsi quelques jours de route.

— C’est à merveille, reprit Diaz, et je rends grâce à Dieu de cette coïncidence.

— La soif de l’or vous a donc aussi gagné ! demanda don Augustin à Pedro Diaz.

— Non pas, Dieu merci ! Je laisse le soin de chercher de l’or à un gambusino expérimenté, tel que le seigneur Oroche. Pour moi, vous le savez, je n’ai d’autre souci que d’user de représailles envers les Indiens pour tout le mal qu’ils m’ont fait, et c’est pourquoi j’ai saisi avec empressement l’occasion d’aller porter une fois de plus chez eux le fer et le feu qu’ils ont si souvent promenés parmi nous.

— C’est bien, reprit l’hacendero, qui, comme tous les habitants des frontières exposées aux incursions de ces ennemis implacables de la race blanche, nourrissait dans son cœur une haine égale à celle de Pedro Diaz. J’approuve de tels sentiments, et, si vous voulez me le permettre, je vous offrirai comme gage des miens un de mes meilleurs chevaux de selle ; l’Indien que vous poursuivrez sur ce noble animal devra être monté sur les ailes du vent si vous ne l’atteignez, quelque avance qu’il ait sur vous.

— Ce sera mon cheval de bataille, reprit Diaz les yeux brillants de joie, et j’ornerai sa crinière de chevelures indiennes, en mémoire de celui qui me l’aura donné. »

La conversation roula ensuite sur les expéditions du genre de celle que commandait don Estévan, ainsi que sur plusieurs autres sujets qui défrayent d’ordinaire l’entretien des fermiers mexicains ; et comme il était déjà nuit, et que l’hôte attendu n’arrivait pas, don Augustin donna l’ordre à deux domestiques de se munir de torches et d’aller à cheval au-devant de lui.

« Je ne sais quel accident peut avoir retardé la marche de don Estévan, dit l’hacendero quand ses ordres eurent été exécutés. S’il a couché, comme c’est probable, à la Poza, il devrait être ici depuis près de deux heures. »

On sait comment le temps perdu à ramener les chevaux fugitifs avait retardé le départ de la cavalcade, et pourquoi don Estévan n’était pas encore arrivé.

Don Augustin achevait ces mots, quand une gracieuse et soudaine apparition eut lieu dans la salle ; c’était la fille de l’hacendero, la belle Rosarita. Comme si la cavalcade n’eût attendu que sa présence, un bruit de chevaux dans l’enceinte de l’hacienda et la lueur des torches qui brilla au milieu de l’obscurité annoncèrent la venue des hôtes qu’attendait don Augustin Pena.


  1. Abréviation de Maria del Rosario, Marie du Rosaire.
  2. Locution intraduisible, mot à mot : répand du sel et épargne la vie. Cela vient du mot salero, qui sert à exprimer la superbe et voluptueuse allure des Andalouses en marchant.
  3. Propriétaire d’hacienda.
  4. Grands fauteuils à bascules.
  5. Fruits d’une variété de cactus-vierge.