Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/X

Librairie Hachette et Cie (1p. 97-106).

CHAPITRE VII

DEUX TÉMOINS À CHARGE.


Les spectateurs du terrible et prochain combat qui allait s’engager ne tardèrent pas à voir les jaguars s’arrêter brusquement comme des limiers qui tombent en arrêt. Un rugissement de désappointement s’échappa de leurs poitrines. Ils venaient d’éventer l’odeur des deux nouveaux ennemis qu’ils n’avaient pas flairés jusqu’alors.

Le couple féroce n’était plus qu’à quelques pas de la citerne.

Un instant le mâle et la femelle s’arrêtèrent comme d’un commun accord, s’étirèrent en s’allongeant de toute leur longueur, battirent ensuite leurs flancs de la queue, puis, avec un rugissement retentissant, tous deux s’élevèrent à vingt pieds du sol. Pendant une seconde ils semblèrent planer au-dessus de la circonférence du vallon.

Une détonation suivie d’un rugissement d’agonie se fit aussitôt entendre. L’un des jaguars, tué pour ainsi dire au vol par la carabine d’un des chasseurs, tournoya dans l’air sur lui-même et retomba sans vie au fond du vallon. L’autre y bondit plein de rage et de vigueur.

Ce fut alors un bruit confus de voix humaines et de hurlements, comme si les deux chasseurs se roulaient corps à corps avec leurs ennemis ; puis une seconde détonation suivit la première, et un dernier rugissement, aigu d’abord, et qui expira graduellement, termina la courte scène que les auditeurs terrifiés ne pouvaient que deviner.

Ce ne fut que lorsque le plus grand des chasseurs montra sa haute taille sur le bord du vallon qu’ils accoururent tous avec empressement.

« Voyez, leur dit-il, ce que peuvent deux rifles du Kentucky et un bon couteau, entre des mains accoutumées à les manier. »

Mais l’obscurité les empêcha d’abord de rien distinguer, et ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’ils purent voir les cadavres des jaguars étendus par terre, et le chasseur appelé Dormilon occupé à baigner d’eau froide une longue déchirure qui commençait derrière l’oreille, suivait l’épaule en un large sillon, et se terminait au delà de la poitrine.

« C’est égal, disait Dormilon, un couteau vaut mieux que les griffes les plus acérées ; je vous prie d’en juger. »

En effet, l’estafilade qu’il avait reçue, quoique profonde, n’avait déchiré que les chairs, tandis que l’un des jaguars, étendu près de lui, perdait ses entrailles par une énorme ouverture de plus d’un pied de longueur. Ç’avait été le coup de grâce de l’animal, qu’une balle n’avait pu tuer. Quant à l’autre, le plomb du chasseur l’avait atteint si près de la cervelle, que la mort avait été instantanée.

« N’y a-t-il pas, demanda Dormilon, une hacienda près d’ici, où l’on peut vendre deux belles peaux de tigre et une troisième de puma ?

— Certes, reprit Benito, nous allons nous-mêmes à l’hacienda del Venado, qui n’est qu’à quelques lieues, et où indépendamment de cinq piastres qu’on vous donnera pour chaque peau, vous aurez encore une prime de dix autres piastres.

— Qu’en dites-vous, Canadien ? poussons-nous jusque-là ?

— Oui, certes, quarante-cinq piastres en valent la peine ; et, quand nous aurons dormi un instant, nous nous mettrons en route pour cette hacienda. Mais nous y arriverons, je pense, plus vite que vous, à moins que vous ne remettiez la main sur vos chevaux, dont il n’est pas resté un seul à votre disposition.

— Soyez sans crainte sur nous, reprit l’ancien pâtre, ce n’est pas la première fois que j’ai vu des troupeaux de chevaux, frappés d’une terreur folle, se disperser ainsi dans les bois ; mais je n’ai pas oublié mon premier métier : demain, quand le soleil luira, j’espère les avoir ramenés ; et, avec la permission du seigneur don Estévan, je vais prendre mes deux camarades et partir à leur recherche à l’instant même. »

Rien ne s’opposait plus maintenant à ce qu’on rallumât les foyers pour le reste de la nuit, car les étoiles ne marquaient pas encore onze heures.

On reprit donc les derniers préparatifs du souper interrompu. Les feux rallumés lançaient de nouveau de joyeuses lueurs ; le mouton débroché répandait aussi un parfum appétissant, quand l’Espagnol et le sénateur firent mander près d’eux les deux intrépides chasseurs qui leur avaient rendu un de ces services qu’on n’oublie pas.

« Approchez, leur dit le sénateur, braves chasseurs dont nous avons si bien apprécié l’aide inespérée et l’intrépidité à toute épreuve ; un morceau de rôti et un coup de vin de Catalogne ne seront pas de trop après la rude besogne que vous venez d’accomplir.

— Heu ! dit le plus âgé des chasseurs en présentant près du foyer sa taille athlétique, ce n’est pas grand’chose que d’avoir tué deux pauvres tigres. Si nous sortions d’un combat contre une douzaine d’indiens Comanches, Pawnies ou Sioux, cela pourrait valoir la peine qu’on en parlât. En tout cas, avant comme après le combat, un morceau de rôti est toujours le bienvenu. Allons, Dormilon, approchez aussi, acheva-t-il en s’adressant à son camarade.

— Et vous, jeune homme, dit à son tour l’Espagnol en faisant signe à Tiburcio qui se tenait à l’écart, ne voulez-vous pas partager l’hospitalité que nous pouvons vous offrir comme à ces braves chasseurs ? »

Le jeune homme obéit à l’invitation du chef, et pour la première fois sa figure apparut dans la clarté rayonnante du foyer. Un instant les yeux de don Estévan semblèrent vouloir le dévorer de leur regard. C’était, en effet, une physionomie remarquable, que celle de Tiburcio Arellanos.

Bien qu’elle n’offrît alors que l’expression d’une mélancolie tranquille, un nez aquilin aux ailes mobiles, des yeux noirs légèrement enfoncés sous d’épais sourcils, un teint olivâtre, mais que la noirceur de la barbe rendait d’un blanc mat, et par dessus tout l’extrême contractilité de sa lèvre supérieure, indiquaient de fougueuses passions.

Une chevelure châtain foncé plutôt que noire ombrageait son front. Il était grand et svelte ; mais ses larges épaules, ses reins étroits et cambrés, ses blanches et puissantes mains dénotaient une vigueur européenne, qui devait seconder, au besoin, les passions développées sous le ciel torride de la molle Amérique espagnole. La mélancolie qu’exprimaient ses nobles traits tempérait en ce moment l’énergie presque sauvage de ses yeux.

C’était bien là le fils d’une grande race, transplanté dans un pays à peine à moitié civilisé.

« C’est la figure et le port de Juan de Mediana, » se dit à part soi don Estévan Arechiza.

Mais, comme il lui importait sans doute de ne pas révéler le secret qu’il venait de découvrir, il cacha sous un masque de froideur des pensées que nul ne devait soupçonner.

Il y avait aussi un autre homme qui, à l’aspect de Tiburcio, vivement éclairé par la flamme, tressaillit et ferma les yeux comme si un éclair l’avait ébloui. Il allait s’élancer vers lui quand un second coup d’œil le détrompa sans doute, car il se rassit en souriant de sa méprise.

Cet homme était le plus âgé et le plus robuste des deux chasseurs. Aux regards dont il l’enveloppait, il était facile cependant de voir que le premier mouvement de sympathie que lui avait fait éprouver Tiburcio ne se démentait pas. Puis ses yeux allaient et venaient de l’un à l’autre des convives groupés autour du feu, avec une vivacité qui dénotait en lui une profonde habitude de scruter les hommes ou les objets dont il était entouré.

« Mais allons donc ! Dormilon, on dirait que vous avez honte d’approcher, cria le chasseur à son associé ; montrez donc que vous savez vivre. »

Le second • chasseur avança tout en murmurant des mots sans suite dont on n’entendit que ceux-ci :

« Certainement… mais ce que… Diable… des figures… »

Et, tout en s’approchant, il ramena sur son front un bonnet de fourrure qu’il portait, de manière à cacher ses yeux ; et d’un mouchoir à carreaux presque en lambeaux, dont il avait entouré la blessure de son cou, il se fit un masque qui ne permettait pour ainsi dire de voir de sa figure qu’une bouche armée de dents de nature à promettre un rude convive. Ensuite, comme si ces précautions ne suffisaient pas, ainsi qu’Ulysse chez Euryclée, il prit place au foyer de manière à rester caché dans l’ombre.

« Y a-t-il dans votre pays beaucoup d’hommes de votre force et de votre stature ? demanda le sénateur au robuste chasseur, qui mangeait et buvait comme deux hommes ordinaires.

— Au Canada, répondit celui-ci, personne ne me remarquerait ; demandez à mon camarade Dormilon.

— Sans doute, c’est la vérité, grommela son compagnon.

— Mais vous n’êtes donc pas du même pays ? reprit le sénateur.

— Dormilon est natif d’Es…

— De l’État de New-York, se hâta d’interrompre le chasseur, tandis que le Canadien le regardait d’un air étonné sans toutefois le démentir.

— Et quelle est votre profession ?

Coureur des bois, répondit le Canadien. C’est-à-dire que notre vie se passe à courir les bois sans autre but que de ne pas nous trouver resserrés dans les villes. Mais c’est une profession qui se perd ; et quand tous deux nous ne serons plus, la race des coureurs des bois s’éteindra en Amérique. Ni Dormilon ni moi n’avons de fils pour continuer la profession de leurs pères. »

Il y avait dans ces dernières paroles du Canadien une nuance de mélancolie qui contrastait avec son rude parler. Ici, don Estévan se mêla à la conversation :

« C’est un triste métier, dit-il, et, si vous vouliez être des nôtres dans une expédition que nous allons entreprendre, je pourrais, pour votre part de butin, remplir vos bonnets de poudre d’or. Dites, le voulez-vous ?

— Non, répondit brusquement le compagnon du Canadien.

— Chacun son métier, reprit ce dernier ; nous ne sommes pas des chercheurs d’or. Puis nous aimons à aller où il nous plaît, sans chef, sans contrôle, à être libres, en un mot, comme le soleil ou le vent dans les savanes. »

Cette réponse fut faite d’un ton si péremptoire que l’Espagnol dut renoncer à combattre une résolution qui paraissait inébranlable, et chacun ne songea plus qu’à s’installer le plus commodément pour passer la nuit.

Tous, à l’exception de Tiburcio, ne tardèrent pas à s’endormir. Mais Tiburcio était bien jeune ; depuis vingt-quatre heures à peine il se trouvait orphelin d’une femme qu’il aimait comme sa mère, et Tiburcio était amoureux : triple raison pour ne pas dormir et pour rêver.

Ce fut d’abord une tristesse profonde qui s’empara de ses sens. Il se trouvait dans une situation exceptionnelle, où le passé était pour lui aussi mystérieux, aussi impénétrable à ses yeux que l’avenir.

« Oh ! ma mère, se dit-il dans son cœur, oh ! ma mère, qui m’apprendra maintenant qui je suis ? »

Et il semblait prêter l’oreille, comme si les soupirs du vent dans les feuilles eussent dû prendre une voix pour lui répondre. Tiburcio était loin de soupçonner que, parmi ces hommes couchés au clair de lune ou près du foyer, il y en avait un qui aurait pu lui dire le nom qu’il devait porter.

Mais, en mourant, la veuve d’Arellanos lui avait du moins révélé un secret peut-être plus intéressant que celui de sa naissance.

La révélation d’un trésor caché ouvrit tout à coup devant les yeux de Tiburcio une échappée lumineuse sur le monde des rêves ; un rêve lui-même brillant comme l’étoile qui se détache du brouillard vint luire à ses yeux. Une vision que, dans sa condition première, il n’osait caresser que comme une chimère, prit tout à coup les proportions de la réalité. Une distance infranchissable sembla se combler comme par un pont jeté par la main des fées sur un abîme.

L’or fait de ces miracles quotidiens. N’avait-il pas en perspective la possession d’un riche placer ? Tiburcio alors osa reprendre un rêve interrompu, se rappeler ce qu’il savait de son passé, et dominer l’avenir.

Il reprit ce rêve depuis le commencement. En se reportant de deux ans en arrière, les barrières élevées par le doute et le découragement s’écroulèrent devant lui, comme une sombre décoration au sifflet du machiniste ou devant la baguette d’un enchanteur.

De même que dans cette nuit où il rêvait aujourd’hui, une vaste forêt ouvrait à ses yeux ses arcades assombries par le crépuscule. Un homme, une jeune fille, des serviteurs à cheval se présentaient à lui, inquiets, égarés dans un dédale inextricable de lianes et de broussailles, et le saluaient comme l’ange protecteur qui devait les guider vers le but qu’ils cherchaient. L’homme, les serviteurs ne lui apparaissaient plus que confusément ; mais les joues pâles, les yeux noirs, les cheveux d’ébène de la jeune fille brillaient de tout l’éclat merveilleux qui l’avait alors frappé. Comme deux ans auparavant, Tiburcio les rassurait, les remettait dans le chemin perdu, et cheminait avec la cavalcade pendant deux jours trop vite écoulés.

Il se rappela une halte dans la forêt, pendant une nuit de délices et d’angoisses. Tous dormaient, les hommes sur la mousse, la jeune fille sur une peau de tigre : lui seul veillait. Un chêne consumé ne jetait plus qu’une lueur mourante. La nature était silencieuse, mais non muette. Il aspirait, au milieu du silence, les émanations virginales qui semblaient monter doucement vers le ciel avec les parfums, ravivés par la nuit, des mousses, des feuilles et des sassafras. Il écoutait le souffle à peine formé d’une respiration de jeune fille qui se mariait aux harmonies des bois, éternel concert que la terre donne chaque nuit au monde étoilé.

Puis tout cela disparaissait aux yeux de Tiburcio : la jeune fille rentrait dans son habitation. C’était là qu’il passait une semaine entière, ivre d’amour, mais n’osant élever ses yœux jusqu’à celle qu’il aimait. Dans les fêtes des villages voisins de sa demeure, il l’avait revue cent fois sans être plus hardi, car il était pauvre ; mais aujourd’hui…

Tiburcio se voyait puissant et riche, et il espéra ; puis à son tour ses yeux s’appesantirent, et il s’endormit au milieu de ses beaux rêves. Était-il besoin de dire que la jeune fille que lui retraçaient ses souvenirs était celle de don Augustin Pena, et que l’habitation en question était l’hacienda del Venado ?

Au point du jour, tous les dormeurs furent éveillés par le bruit d’une clochette et le retentissement sur la terre des sabots d’une cavallada[1]. C’était Benito qui ramenait la troupe effrayée des chevaux, selon qu’il l’avait promis. Tous les voyageurs furent promptement sur pied ; mais ce fut en vain qu’ils cherchèrent les deux chasseurs : ils n’étaient plus là, et s’étaient éloignés sans que personne les eût entendus.

Les chevaux sellés, les mules chargées, la cavalcade continua sa route vers l’hacienda. Le sénateur et don Estévan prirent les devants, tandis que Tiburcio, forcé de remonter en croupe derrière Cuchillo, car cette fois il ne restait pas de selle disponible pour lui, les suivait avec Baraja ; puis enfin venaient les trois domestiques. Les deux cavaliers cheminaient donc ensemble de nouveau : l’un, se rappelant qu’il avait acheté la révélation du val d’Or par la promesse solennelle de venger Arellanos ; l’autre, rêvant aux moyens de se défaire de Tiburcio à la première occasion.

Le jour allait faire place à la nuit, quand, après une journée de marche, les bâtiments de l’hacienda del Venado se dessinèrent dans le lointain, assombris déjà par une demi-obscurité. Pendant quelque temps encore la cavalcade suivit un chemin tracé dans les bois qui couvraient la plaine à droite et à gauche.

Au moment où la cavalcade quittait les bois pour entrer dans la plaine au milieu de laquelle s’élevait l’hacienda, deux hommes sortaient des fourrés, la carabine à la main. C’étaient les deux chasseurs qui avaient si brusquement pris congé le matin.

« Vous avez été dupe de quelque ressemblance, dit le plus âgé des deux chasseurs, c’est-à-dire le Canadien, à Dormilon.

— Je suis sûr que c’est lui, vous dis-je ; quinze ans n’ont rien changé à son air et à sa tournure. Le son de sa voix est resté le même qu’à l’époque où j’étais le miquelet Pepe le Dormeur. Mais depuis quinze ans mon oreille ni mes yeux n’ont rien oublié non plus. Ainsi, Bois-Rosé, vous pouvez être sûr de ce que je vous affirme.

— Au fait, dit Bois-Rosé (peut-être n’a-t-on pas oublié ce nom), on rencontre plus souvent l’ennemi que l’on fuit que l’ami que l’on cherche. »

En achevant ces mots, le chasseur canadien s’appuya d’un air mélancolique et pensif sur le long canon de sa carabine, et continua de suivre de l’œil les voyageurs, qui ne tardèrent pas à disparaître sous les murs de l’hacienda.

Le soleil couchant enveloppait l’occident d’une brume de pourpre. Les collines, un instant illuminées, se confondirent dans la teinte égale du crépuscule, et les deux chasseurs, regagnant le couvert du bois, disparurent à leur tour sous son ombre épaissie par la nuit.


  1. Troupe de chevaux.