Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/IX
CHAPITRE VI
LES TUEURS DE TIGRES.
À la lueur projetée par le feu que Benito entretenait parcimonieusement, on pouvait voir don Estévan suivre des mouvements de son corps la direction où se faisaient entendre les rugissements de gauche. Il avait l’air calme d’un chasseur qui guette le passage d’un chevreuil. Tiburcio, à l’aspect du chef espagnol, sentit s’éveiller en lui cette exaltation que produit le danger sur certaines organisations énergiques ; mais son poignard était la seule arme qu’il possédât.
Il jeta un coup d’œil sur le fusil à deux coups dont le sénateur devait faire un usage peut-être plus funeste à ses compagnons qu’aux jaguars. À en juger par le tremblement convulsif de sa main, son coup d’œil devait être assez obscurci pour se tromper de but.
De son côté, le sénateur jeta un regard jaloux sur le poste qu’occupait Tiburcio au centre du groupe formé par les deux compagnons de Benito, le vieux vaquero lui-même, Baraja et Cuchillo. Tiburcio surprit un de ses regards :
« Seigneur sénateur, lui dit-il, il ne convient peut-être pas que vous exposiez ainsi une vie si précieuse que la vôtre. Vous avez des parents, une noble famille ; moi, personne ne me pleurera.
— Le fait est, dit le sénateur, que, si les autres attachent à ma vie la moitié seulement du prix que j’y mets moi-même, ma mort leur causera un affreux crève-cœur.
— Eh bien ! changeons de place ; donnez-moi ce fusil, et je vous ferai de mon corps un rempart contre la griffe et la dent des jaguars. »
Cette proposition de Tiburcio avait lieu au moment où les voix caverneuses du couple féroce se faisaient encore entendre alternativement. Mais tout d’un coup les deux voix se marièrent en un duo de rugissements qui déchiraient les échos et vibraient dans l’air au-dessus de la cime des arbres.
Sous l’impression causée par ce terrible concert, l’échange proposé par Tiburcio fut accepté. Le sénateur prit sa place, tandis que le jeune homme, les yeux étincelants, les lèvres frémissantes, s’avança de quelques pas hors du groupe, et attendit, le fusil sur l’épaule, l’attaque inévitable de l’un des deux tigres.
Don Estévan et lui paraissaient immobiles et inébranlables comme deux statues. Les reflets inégaux du feu éclairaient ces hommes si étrangement réunis par le hasard, et dont l’un ne le cédait à l’autre ni en orgueil ni en courage.
Le moment devenait de plus en plus critique. Les deux jaguars allaient dès lors se trouver en face d’ennemis dignes d’eux.
Le foyer ne jetait plus qu’à peine une pâle clarté.
Cependant un nouvel incident devait bientôt changer la face des choses. Pour le faire bien comprendre, il est nécessaire de préciser exactement la situation des hommes et des lieux.
Nous avons dit que le campement avait été dressé dans un espace compris entre la ceinture d’arbres du petit vallon où était creusé la Poza et la lisière d’une forêt qui traversait la route menant à l’hacienda del Venado. C’était le centre de cet emplacement qu’on avait choisi pour le lieu de halte, mais plus près de la citerne que de la forêt. Des buissons de bois de fer assez élevés entouraient les deux autres côtés de cette clairière. C’était dans la direction en deçà de la Poza d’un côté et au delà de la lisière du bois de l’autre, que se faisaient entendre les rugissements. Du premier côté se tenait Tiburcio, et de l’autre don Estévan ; le groupe d’hommes occupait le milieu entre eux deux.
Dans un de ces moments de silence terrible qui est gros de toutes les terreurs de l’inconnu, un glapissement plaintif de chacal se fit entendre à quelque distance, au delà de la ceinture des bois de fer ; mais, tout lugubre que fût cette espèce de vagissement, c’était comme une douce mélodie en comparaison des rugissements des jaguars.
« Un chacal oser glapir si près d’un tigre, voilà qui me semble étrange, dit à voix basse le vieux vaquero.
— Mais j’ai entendu dire que, quand le jaguar est en chasse, le chacal le suit en hurlant, répondit Tiburcio du même ton.
— Il y a du vrai là dedans, reprit Benito ; mais le chacal ne se hasarde à glapir près du jaguar que quand ce dernier déchire sa proie. C’est une humble prière de lui en laisser sa part ; mais, lorsque le jaguar chasse, il se garde bien de s’en faire entendre, de peur de servir lui-même de curée. C’est étrange, en vérité, reprit l’ancien pâtre comme en pensant tout haut : mais par Dieu ! il y a un second chacal de ce côté. »
En effet, la même mélodie plaintive, exactement cadencée comme la première, s’éleva lentement au milieu du silence, et dans une direction opposée.
« Je le répète, reprit Benito, les chacals n’auraient pas tant d’audace que de se trahir ainsi ; ce doivent être deux créatures d’une autre espèce qui ne redoute pas les jaguars.
— De qui voulez-vous parler ? demanda Tiburcio surpris.
— De deux créatures humaines, de deux chasseurs américains, je le parierais.
— Deux chasseurs du Nord, dites-vous ?
— Oui. Il n’y a guère qu’eux assez courageux pour chasser ainsi ces dangereux animaux la nuit. Ceux-là se sont séparés sans doute, et se servent d’un signal convenu pour se rejoindre dans les ténèbres. »
Cependant les deux chasseurs, si c’en était toutefois, devaient avancer avec bien des précautions, car on n’entendait craquer ni le moindre branchage ni la moindre feuille.
« Holà, hé, du foyer ! cria tout à coup dans les ténèbres une voix semblable à celle des matelots qui se hèlent la nuit, nous accostons[1], n’ayez pas peur et ne faites pas feu. »
La voix avait un accent étranger qui confirmait en partie la supposition de l’ancien vaquero ; mais l’aspect de l’homme qui se montra achevait d’en faire une certitude.
Ce n’est pas ici le moment de décrire la stature herculéenne, le bizarre accoutrement du nouveau venu : il figurera d’une manière trop marquante dans ce récit pour que nous n’ayons pas plus tard l’occasion d’en faire le portrait. Il nous suffira de dire que c’était une sorte de géant armé d’une longue et lourde carabine dont le canon épais était à six pans.
L’œil vif du chasseur américain eut bientôt parcouru le groupe tout entier, et s’arrêta même avec quelque complaisance sur la figure de Tiburcio.
Que le diable emporte votre feu ! dit-il d’un ton brusque, mais qui n’excluait pas la bonhomie. Vous nous effrayez depuis deux heures les deux plus beaux tigres mouchetés qui aient jamais rugi dans ces solitudes.
— Effrayer ! interrompit Baraja ; caramba, il nous le rendent bien !
— Vous allez m’éteindre ça, j’espère, reprit le chasseur.
— Éteindre notre foyer, notre seule sauvegarde ! s’écria le sénateur ; y pensez-vous ?
— Votre seule sauvegarde ! répéta l’Américain avec étonnement… Et il compta du doigt autour de lui… Quoi ! reprit-il, huit hommes n’ont qu’un feu pour sauvegarde contre deux pauvres tigres ! vous voulez vous moquer de moi.
— Qui êtes-vous ? demanda impérieusement don Estévan.
— Un chasseur, vous le voyez.
— Chasseur de quoi ?
— Mon compagnon et moi nous chassons au castor, au loup, au tigre et à l’Indien, c’est selon le cas.
— C’est le ciel qui vous envoie pour nous délivrer, s’écria Cuchillo.
— Pas du tout, reprit le chasseur, à qui la figure de Cuchillo déplaisait sans doute ; nous avons trouvé, mon camarade et moi, à environ deux lieues d’ici, un puma et un couple de jaguars qui se disputaient le corps d’un cheval mort…
— Le mien, interrompit Tiburcio.
— Le vôtre ! pauvre jeune homme ! reprit le chasseur d’un ton de rude cordialité ; eh bien, je suis aise de vous voir ici, car j’ai pensé que le maître de ce cheval n’était plus parmi les vivants. Or, continua l’Américain, nous avons tué le puma, et suivi jusqu’ici la trace des deux tigres, que vous empêchez de venir se désaltérer à la Poza. Si donc vous voulez que nous vous en débarrassions, il faut nous éteindre ça et promptement, et nous laisser faire.
— Et votre compagnon, demanda don Estévan, qui se surprit à désirer attacher à son expédition deux recrues de cette espèce, où est-il ?
— Il va venir. Ainsi, à l’œuvre ; autrement nous vous laissons vous tirer d’affaire comme vous pourrez. »
Il y avait tant d’autorité, tant de conviction dans le ton du chasseur, et d’imperturbable assurance dans les assertions qu’il avança pour faire éteindre le foyer, que don Estévan dut céder à ses désirs. Les braises furent dispersées. Alors l’Américain fit entendre un second cri de coyote (chacal), et une minute ne s’était pas écoulée, que le compagnon du chasseur arrivait à son tour près de l’Américain.
Quoique le dernier venu fût d’une taille assez élevée, il ne paraissait guère qu’un pygmée en comparaison du premier. Il n’était pas moins bizarrement accoutré que lui, mais l’obscurité empêchait de bien distinguer ses traits et son costume. Nous reparlerons de lui également plus tard.
« Enfin, votre diable de feu est éteint, dit-il, faute de bois sans doute, et nul de vous n’a osé aller en chercher.
— Non, dit le premier Américain ; j’ai obtenu de ces messieurs qu’ils voulussent bien s’en rapporter à nous pour les débarrasser de deux animaux qu’ils empêchaient humainement d’aller se désaltérer.
— Hum ! murmura le sénateur, je ne sais pas si nous avons agi prudemment. Et si vous les manquez ?
— Les manquer ! et comment cela ? reprit le dernier venu. Parbleu ! si je n’avais pas craint de faire fuir l’autre tigre en en tuant un, je l’ai eu plusieurs fois au bout de ma carabine, et j’allais céder à la tentation, quand le signal convenu avec mon associé, un glapissement de chacal, m’a fait accourir.
— J’espérais que je finirais par convaincre ces voyageurs, et je vous ai appelé près de moi, dit le grand chasseur.
— Vous saviez donc déjà que nous étions là ? demanda Baraja.
— Sans doute ; il y a deux heures que nous vous épions involontairement. Ah ! je connais des pays où les voyageurs qui ne prendraient pas plus de précautions que vous auraient bien vite le crâne dégarni de sa peau. Mais allons, Dormilon, à la besogne.
— Et si les jaguars tombent sur nous ? dit le sénateur.
— Ils s’en garderont bien. Le premier de leurs besoins à satisfaire à présent est la soif ; vous n’allez pas tarder à les entendre hurler de joie de ne pas voir leur abreuvoir rougi par la flamme qui les effraye plus que la présence de l’homme. Ils ne songeront d’abord qu’à boire.
— Ces tigres sont bien exaspérés, je le crains, dit Baraja. Mais qu’allez-vous faire ?
— Ce que nous allons faire ! reprit le chasseur appelé Dormilon ou le Dormeur : une chose fort simple. Nous allons nous poster près de la citerne ; les deux jaguars arriveront ; mon associé, que voici, se chargera de l’un, moi de l’autre, et je vous réponds que, seulement le temps de les viser à la clarté de la lune, ils n’auront plus ni faim ni soif.
— Ah ! ça vous semble simple ! s’écria Cuchillo étonné en effet de la simplicité de cette combinaison.
— Simple comme bonjour, dit le Dormeur. Mais tenez, que vous disais-je ? »
Deux rugissements égaux, et partant cette fois-là du même point, résonnèrent à la fois en notes stridentes qui semblaient arrachées aux plus puissants instruments de cuivre.
Le couple féroce saluait le retour des ténèbres d’un chant de joie sauvage. Les auditeurs de ce concert nocturne purent entendre, mêlé à cette terrible harmonie, le bruit des naseaux qui aspiraient avec délices les fraîches émanations de la citerne.
Les voyageurs jetèrent autour d’eux un regard d’angoisse, mais, pendant que les cavités du bois et de la plaine répétaient encore les rugissements des jaguars, les deux chasseurs s’étaient éloignés, et on n’aperçut bientôt que deux corps qui rampaient le long des arbres de la Poza. Les canons des carabines américaines jetèrent encore un éclair sous les rayons de la lune, puis tout disparut dans le creux de l’étroit vallon. C’est sans doute un fort beau spectacle qu’un combat de taureaux, quand un de ces animaux bondit dans le cirque sous le feu des banderillas, et que, les cornes baissées, les yeux étincelants et creusant la pierre du pied, il mugit à l’instant de se précipiter sur le matador ; mais si les spectateurs n’étaient séparés de l’animal en fureur que par une simple barrière, nul doute que ce spectacle ne perdît pour eux toute sa beauté.
Un combat de tigres et d’hommes devait être, pour les Romains, un spectacle plus attrayant encore qu’un combat de taureaux de nos jours. Mais qui peut douter que l’affluence des spectateurs au cirque n’eût été bien moins grande, si des barrières de fer et des gradins élevés n’eussent mis les assistants hors des chances du combat à mort des hommes et des tigres ?
Rien qu’un étroit espace, le tiers de celui que peut mesurer un jaguar dans son élan, et une ceinture d’arbres seulement, séparaient ici les voyageurs du théâtre de la lutte prochaine entre les deux chasseurs et le couple féroce. Qu’un des acteurs humains vînt à manquer son rôle, et les spectateurs étaient obligés de le remplir à sa place. C’est une situation exceptionnelle, fertile en émotions, et dont nous pourrions parler savamment et par expérience, si nous ne l’avions déjà fait ailleurs[2].
Au moment où les chasseurs disparaissaient dans le petit vallon au centre duquel se trouvait l’abreuvoir, les hurlements d’allégresse cessèrent ; c’était signe que les deux animaux altérés faisaient le tour de la clairière pour gagner la citerne. Les voyageurs retenaient leur souffle, et le silence le plus profond régnait dans les bois, que la lune éclairait de sa lumière tranquille. Aussi purent-ils entendre au loin le moindre craquement des buissons que froissaient les deux bêtes féroces en rampant vers le vallon ; car, bien que le feu fût éteint, leur instinct les avertissait néanmoins de la présence de l’homme. Le chasseur américain ne s’était pas trompé en disant que, pour le moment, le plus impérieux besoin à satisfaire était pour elles une soif dévorante.
On sait jusqu’à quel point la petitesse des glandes salivaires enflamme la soif chez la race féline ; mais une prudence cauteleuse est aussi le trait distinctif de cette race ; et les deux jaguars, dévorés du besoin de boire, semblaient vouloir éviter le combat pour l’engager avec plus d’avantage une fois qu’ils auraient apaisé le feu qui brûlait leur gosier. Qu’ils essayassent après de satisfaire leur faim, c’était en effet un point qui n’admettait point de doute, et, malgré l’imperturbable assurance avec laquelle un des chasseurs étrangers avait affirmé que les deux tigres n’auraient bientôt plus ni faim ni soif, c’était une redoutable épreuve à subir.
Malgré cette position critique pour les spectateurs, nous devons cesser de nous occuper d’eux un instant pour reporter notre attention sur les deux chasseurs, bien plus exposés qu’eux et par conséquent plus dignes d’intérêt.
La lune n’était pas encore assez élevée dans sa course pour jeter ses rayons jusqu’au fond du petit vallon où ils étaient descendus, et, en comparaison de la vive lumière qui brillait tout alentour, ce fond ténébreux paraissait encore plus noir. À peine l’œil humain eût-il pu distinguer les deux chasseurs, la carabine à la main, le couteau entre les dents, un genou en terre, et adossés l’un à l’autre.
Cette posture, en élargissant la base du corps, leur donnait plus de solidité pour recevoir au besoin le choc impétueux d’un de leurs adversaires, quoique à vrai dire l’un des chasseurs parût d’une vigueur à recevoir debout, sans broncher, le choc d’un lion de l’Atlas. Puis, en se tournant le dos, leurs yeux pouvaient embrasser tout l’espace que les tigres devaient parcourir, et leur éviter ainsi une surprise dangereuse.
Au bout de quelques secondes, le groupe haletant des spectateurs put voir se glisser à travers les arbres deux corps élancés, aux prunelles flamboyantes, tantôt bondissant, tantôt rampant, et dont l’aspect, à moins d’y être accoutumé, devait causer un frisson de terreur à l’homme le plus brave. Souples comme les lianes des bois, les deux animaux présentaient en s’avançant quatre points lumineux, quatre globes de feu toujours en mouvement, semblables aux lucioles que la brise des forêts agite sur les feuilles des arbres d’Amérique.
Les chasseurs, cachés par le vallon, ne pouvaient rien voir encore ; le seul avertissement qu’ils reçussent de l’approche de leurs ennemis était un sourd frémissement de colère que les tigres laissaient échapper à la vue et à l’odeur des hommes, et des tressaillements de volupté qu’excitait en eux le voisinage de la source limpide de la Poza. En dépit du péril qui approchait, aucun des deux chasseurs ne fit de mouvement, et une couleuvrine de bronze sur son affût n’est pas plus ferme que le canon de leur carabine ne le paraissait entre leurs mains.
Et cependant il leur fallait un courage à toute épreuve, ou une aveugle confiance dans leur adresse, pour leur faire accepter ainsi sans frémir, au fond d’un étroit espace resserré par des berges escarpées, un combat corps à corps, sans espoir de fuite, avec deux adversaires que la soif rendait furieux, et dont une blessure, si elle n’était mortelle, devait décupler la fureur.
Au fond de ce vallon, il fallait vaincre ou mourir.