Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/VIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 78-87).

CHAPITRE V

OÙ BENITO LAISSE PERCER QUELQUE PARTIALITÉ POUR LES JAGUARS.


Le vieux pâtre aurait bien pu reprendre son récit sans que personne l’interrompît, mais aussi avec la certitude de ne pas être écouté.

L’imminence d’un danger tout à l’heure si éloigné, le voisinage de la bête féroce glaçaient le cœur et paralysaient la langue des auditeurs du vaquero. Celui-ci se taisait du reste comme les autres, en paraissant réfléchir à ce qu’exigeait cette terrible circonstance, quand l’Espagnol rompit le silence profond qui régnait dans le bivac.

« Prenez vos armes ! s’écria don Estévan.

— C’est inutile, seigneur maître, reprit le conteur, à qui son expérience du danger ne tarda pas à rendre tout son sang-froid. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas laisser éteindre le foyer. »

Un fagot de branches sèches, qu’il y jeta en disant ces mots, répandit tout alentour une flamme éblouissante dont l’éclat enveloppa tous les assistants d’une nappe de lumière.

« À moins que la soif ne l’étrangle, reprit Benito, le démon des ténèbres n’osera franchir ce cercle de feu. Cependant je dois dire que la soif l’étrangle souvent ; alors…

— Alors ? interrompit un des interlocuteurs d’un ton d’anxiété.

— Alors, continua le vaquero, alors il ne connaît ni feu ni flammes. Aussi, à moins d’être bien décidé à lui défendre l’approche de l’eau, le plus prudent est de s’écarter de son chemin. Ces animaux-là ont toujours plus soif que faim.

— Et quand ils ont bu ? demanda à son tour Baraja, dont la flamme éclairait la contenance peu rassurée.

— Ils cherchent à apaiser leur faim. Ces jaguars sont fort sensuels. C’est du reste bien naturel, ce me semble. »

Un second rugissement, mais qui paraissait évidemment plus éloigné, vint prouver à l’auditoire de Benito, terrifié par sa théorie des tigres, que celui-là du moins n’éprouvait pas la soif à son dernier paroxysme. Tout le monde gardait un profond silence, interrompu seulement par le pétillement des broussailles que Baraja jetait avec profusion dans le brasier.

« Doucement, corbleu ! s’écria Benito ; si vous consommez nos provisions de bois, vous chargerez-vous d’en aller chercher de nouvelles dans la forêt ?

— Non, de par tous les diables ! répliqua l’aventurier.

— Alors, tâchez de les faire durer, pour que nous ne nous trouvions pas dans les ténèbres à la merci du jaguar, dont deux heures de plus d’abstinence auront redoublé la soif. »

Si Benito eût pris à tâche d’effrayer ses auditeurs, il eût certes parfaitement réussi ; car tous jetaient un regard d’angoisse sur le peu de bois mort qui restait amoncelé à la portée de leur main ; mais, en dépit de ses réponses railleuses, il y avait dans la voix de l’ancien vaquero quelque chose de solennel qui portait en soi une conviction profonde. À peine y avait-il assez de bois pour entretenir une heure de plus la flamme protectrice qui brillait dans le foyer.

On conçoit que don Estévan avait remis à une autre occasion d’interroger Tiburcio. Celui-ci cependant n’eût pas attendu plus longtemps pour remercier l’Espagnol ; mais il ignorait que ce fût lui qui avait donné ses ordres à Cuchillo. Plus d’une fois, néanmoins, don Estévan jeta à la dérobée, au milieu de ce terrible moment, un regard observateur sur Tiburcio ; mais, par l’effet du hasard, la figure du jeune homme, constamment restée dans l’ombre, demeurait invisible pour lui. Tiburcio, de son côté, sentait aussi que le moment eût été mal choisi pour échanger des compliments de courtoisie avec le chef du bivac.

Le silence continuait à régner au loin. Don Estévan et le sénateur avaient regagné leur lit de camp, sur lequel ils étaient assis le fusil à la main, et il ne resta plus autour de Benito que ses deux camarades, Baraja, Cuchillo et Tiburcio. Les chevaux continuaient néanmoins à se grouper le plus près possible du foyer, et leur présence à côté des hommes, le souffle bruyant de leurs naseaux, indiquaient que, pour être plus éloigné, le danger n’était pas encore dissipé.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi sans que le son d’une voix humaine troublât la morne tranquillité de la forêt.

Au milieu du plus grand danger, il y a toujours dans la voix de l’homme une harmonie consolante qui semble en diminuer l’horreur ; aussi l’un des domestiques pria le vaquero de continuer son récit.

« Je vous disais donc, reprit Benito, que le jaguar bondissait à la poursuite de mon cheval, et que je n’avais pas, comme ce soir, un feu clair pour l’éloigner. Tout à coup j’aperçus de nouveau, à la clarté de la lune, le cheval lui-même qui galopait de mon côté ; mais c’était la dernière course qu’il dût faire, à en juger par le terrible cavalier qu’il portait.

« Le jaguar, cramponné sur son dos, la tête collée sur le cou du pauvre animal, se laissait emporter par lui, et il était à peine à quelque distance de moi, qu’un affreux craquement d’os brisés se fit entendre ; le cheval tomba comme la foudre : le jaguar venait de lui casser la dernière vertèbre près de la tête.

« Le tigre et le cheval roulèrent l’un sur l’autre en tournoyant, et le lendemain, au jour, il ne restait plus que des lambeaux déchirés du coursier qui m’avait porté si longtemps.

« Eh bien ! croyez-vous maintenant que le jaguar n’attaque que les poulains ? » demanda le vieux pâtre.

Personne ne répondit ; mais les auditeurs de Benito tournèrent la tête vers l’endroit où la zone de lumière expirait devant d’épaisses ténèbres, comme si au milieu d’elles dussent apparaître les prunelles flamboyantes d’un de ces formidables animaux.

Sous l’impression du récit de l’ancien pâtre et de celle causée par la présence indubitable d’un des terribles rôdeurs de nuit des bois d’Amérique, le silence des voyageurs se prolongea longtemps encore. Tiburcio fut le premier à le rompre. Aussi habitué que le vaquero à la vie solitaire, il était moins ému que ses compagnons.

« Cependant, dit-il, si vous n’eussiez pas eu de cheval, le jaguar vous eût dévoré à sa place ; votre cheval vous a donc sauvé en payant pour vous, et ici nous avons vingt chevaux pour un tigre.

— Ce jeune homme raisonne fort bien, ce me semble, s’écria Baraja, rassuré par cette observation.

— Vingt chevaux, oui, reprit Benito ; ils resteront près de nous jusqu’à ce que la peur ait troublé leur jugement, et à l’approche immédiate du danger, ils s’enfuiront pleins d’une folle terreur. Le jaguar qui rôde par ici ne les poursuivra pas, parce que l’instinct des chevaux les entraînera du côté opposé à l’eau, dont il ne veut pas s’éloigner, et, peut-être…

— Peut-être ?… demandèrent plusieurs voix à la fois.

— Peut-être, reprit solennellement Benito, peut-être a-t-il déjà goûté de la chair humaine ; et ces animaux, comme je vous le disais tout à l’heure, étant fort sensuels, il dédaignera la chair d’un cheval pour celle de l’un de nous, ce dont, à tout prendre, on n’a pas trop le droit de le blâmer.

— C’est rassurant ! interrompit Cuchillo.

— Certainement, car il se contentera d’un seul, à moins… »

Benito paraissait être l’homme des réticences effrayantes ; aussi nul n’osa plus l’interroger pendant une minute. Cependant Cuchillo, impatienté de le voir rester silencieux, s’écria :

« Achevez donc, de par tous les diables !

— Je voulais dire, répondit l’ancien vaquero, à moins qu’il n’ait sa femelle avec lui, auquel cas… Mais à quoi bon vous effrayer ?

— Que le tonnerre vous brûle ! cria Baraja. Parlez donc !

— Auquel cas il se croirait obligé de faire à sa compagne la galanterie d’un second d’entre nous, acheva Benito comme à regret.

— Corbleu ! dit Baraja avec ferveur, je prie Dieu que ce tigre-là soit célibataire. »

Et il jeta convulsivement dans le foyer une brassée de branches mortes.

« Doucement donc, répéta Benito, nous avons encore au moins six heures de nuit, et pas pour une heure de bois sec devant nous. »

En disant ces mots, il arracha au brasier une partie des aliments qu’y avait jetés Baraja.

« Ainsi donc nous avons trois chances, continua-t-il en se rasseyant comme un homme décidé à subir un sort inévitable : la première, que ce tigre n’ait pas trop soif ; la seconde, qu’il se contente d’un des chevaux ; et la troisième, que ce soit un tigre garçon, comme dit l’ami que voilà. »

Personne n’osa contester la terrible exactitude de ce calcul, qui avait du reste son côté rassurant ; mais il était dit que de ces trois chances, nulle ne devait rester avant la fin de la nuit.

Bientôt cependant une clarté consolante apparut à l’horizon : c’était la lune qui se levait.

Ses rayons ne tardèrent pas à verser des flots de lumière blanche sur la cime des arbres, au haut desquels les chouettes faisaient seules entendre leurs notes lugubres. À l’exception de l’oiseau moqueur, qui répétait de temps à autre ses cris plaintifs ; du vampire, qui troublait le silence de la nuit du frôlement de ses grandes ailes, les solitudes environnantes paraissaient n’abriter nuls hôtes vivants autres que le groupe de chevaux et de cavaliers rassemblés autour ou à peu de distance du foyer.

« Pensez-vous, demanda Tiburcio à Benito, que le jaguar se soit retiré ? J’ai entendu plus d’une fois ces animaux hurler la nuit autour de ma hutte et s’éloigner pour ne plus revenir.

— Oui, répondit le domestique, quand les abords de leur abreuvoir étaient libres, quand ils éventaient sans doute l’odeur de quelque proie lointaine ; mais ici, leur abreuvoir est intercepté, nous sommes en grand nombre, et le jaguar n’abandonne pas ainsi l’endroit où se trouvent réunis son boire et son manger. Tout animal féroce moins sensuel que le jaguar en ferait autant. Prions Dieu que celui-ci soit seul en chasse ! mais, pour s’être éloigné, je n’en crois rien. »

Un grognement sourd, moins rapproché il est vrai que le premier qu’ils avaient entendu et moins éloigné aussi que le second, vint confirmer l’assertion de l’ancien vaquero.

« C’est signe, dit-il, que la soif devient plus vive ; car l’air de la nuit ne fait que l’irriter, en lui apportant les fraîches émanations de la citerne. »

Cependant le brasier, petit à petit consumé, jetait des lueurs moins vives, et la provision de bois touchait à sa fin. Une proportion effrayante s’établissait entre les progrès de la soif chez le tigre et la diminution du bois au foyer. La lueur du feu était la plus infranchissable barrière à opposer au désespoir de la bête féroce.

« La soif serre de plus en plus le gosier du jaguar, à n’en pas douter ; la première chance nous échappe déjà, je le crains, dit Benito d’un air morne.

Hijo de… te tairas-tu ! s’écria Cuchillo en s’avançant le couteau à la main vers Benito. Prophète de malheur ! n’as-tu que des nouvelles lugubres à nous donner ?

— Que puis je faire ? dit le domestique sans s’émouvoir. Je suppose que je ne parle qu’à des hommes de cœur, et quand votre couteau ferait ce que le jaguar peut faire d’un moment à l’autre, ce sera une chance de moins en votre faveur. Au lieu de huit, il n’aura plus qu’à choisir entre sept ; car ces animaux sont trop sensuels pour emporter un cadavre. À tout prendre, c’est un noble animal, qui… »

Cette fois, la réticence de l’incorrigible panégyriste des tigres fut involontaire. Un rugissement, éclatant comme le son d’un clairon, retentit du côté opposé au dernier et lui coupa la parole.

« Ave Maria ! le tigre est marié ! s’écria Baraja avec angoisse.

— Cet homme dit vrai, continua Benito ; car il y en a deux, et jamais deux tigres mâles n’ont chassé de compagnie. Quoi que vous en disiez, seigneur Cuchillo, voilà déjà deux chances de moins : la soif augmente et le tigre est double. Or, un est à quatre comme deux sont à huit, c’est-à-dire que… sur quatre…

— Ça fait cinq sur huit, interrompit Baraja, dont la terreur troublait les facultés mathématiques.

Caray ! comme vous y allez ! reprit froidement le vieux Benito. La peur vous fait extravaguer, mon cher ; pour deux tigres il ne faut que deux hommes, si je sais bien calculer ; or, vous en mettez cinq, c’est trois de trop. Donc, sur huit que nous sommes ici, il est probable qu’il n’y en aura que six qui verront se lever l’aurore prochaine.

— Que la foudre me consume si j’ai jamais trouvé un compagnon d’infortune plus incommode que celui-là ! dit en gémissant Cuchillo, qui, malgré sa fureur, n’était plus disposé à diminuer la proportion des victimes exposées aux jaguars, et qui respectait désormais la vie du vieux vaquero comme celle d’un fétiche.

— C’est égal, dit Baraja, tant que je verrai ces chevaux groupés autour de nous, j’aurai bon espoir.

— C’est l’unique chance qui nous reste, » hasarda un des compagnons de Benito qui, connaissant sa longue expérience, écoutait ses paroles comme autant d’oracles.

Malheureusement cette dernière chance ne devait pas subsister longtemps.

À un hurlement qui sembla partir des confins indécis des ténèbres de la nuit et de la zone lumineuse qui éclairait la Poza, les chevaux groupés près de la clarté du foyer se débandèrent, saisis d’une folle terreur.

La terre trembla sous leurs sabots, les broussailles craquèrent avec un bruit formidable, et tous se perdirent bientôt sous les arches sombres de la forêt, que les rayons de la lune éclairaient de lueurs brisées par le feuillage. C’était signe que, devant le péril qui grossissait, les animaux, compagnons de l’homme, perdaient toute confiance dans sa protection, et qu’ils n’attendaient plus de salut que de la vigueur de leurs jarrets, décuplée par une frayeur sans bornes.

Au moment où la dernière ressource sur laquelle les voyageurs pussent compter vint à s’évanouir, Benito se leva, et, traversant l’espace qui séparait le groupe dont il faisait partie de don Estévan et du sénateur assis à l’écart, il s’approcha d’eux.

« La prudence exige, dit-il, que vous ne restiez pas ainsi loin de nous ; on ne sait ce qui peut arriver. Vous l’avez entendu, le danger nous environne à droite et à gauche ; venez au milieu de nous, et nous vous ferons un rempart de nos corps. »

La contenance effrayée du sénateur offrait un contraste frappant avec la contenance calme du chef espagnol.

« C’est un bon conseil à suivre, s’écria Tragaduros ; écoutons ce fidèle serviteur. »

Et il se levait pour mettre à profit le dévouement du vieux domestique ; mais don Estévan l’arrêta.

« Ce ne sont donc pas des contes de chasseurs faits pour effrayer les novices, que ceux dont vous entretenez vos éditeurs ? dit-il à Benito.

— Seigneur Dieu ! c’est la vérité ! repris celui-ci.

— Il y a donc un danger réel ?

— Inévitable.

— Eh bien ! s’il en est ainsi, restons à notre place !

— Y pensez-vous ? interrompit Tragaduros.

— Le devoir d’un chef est de protéger ses soldats, et non de se faire protéger par eux, répliqua fièrement Arechisa, et voici ce que nous allons faire. Si le danger vient de ce côté, puisque c’est à droite et à gauche que nous avons entendu ces hurlements, je reste ici le fusil à la main pour attendre l’ennemi et protéger nos derrières. Avec un œil sûr, un cœur ferme et deux balles dans chaque canon, un jaguar n’est pas à craindre. Vous, seigneur, allez faire à l’avant-garde ce que je ferai à l’arrière, et, si votre… prudence exige que vous vous appuyiez sur nos hommes, je laisse ce soin à votre discrétion. »

Ce compromis, qui sauvait les apparences, était trop du goût du sénateur pour qui ne l’acceptât pas. De fait, Tragaduros était assez peu soucieux d’exposer en sa personne le propriétaire futur d’un demi-million de dot, et s’empressa d’aller se joindre au groupe réuni près du foyer, sous prétexte de protéger l’avant-garde.

Ces dispositions étaient à peine prises qu’un formidable dialogue sembla s’établir entre le groupe affamé et altéré des jaguars. C’étaient tantôt des grondements étouffés, des rauquements graves ou des notes aiguës, que les deux animaux échangeaient de deux directions différentes. Cet effrayant orchestre éveillait dans le bois ou dans les plaines des échos sourds ou vibrants qui semblaient peupler les solitudes environnantes d’une douzaine de ces terribles hôtes. Chaque rugissement retentissait dans la poitrine des voyageurs.

Le fusil du sénateur tremblait dans ses mains comme le roseau que le vent agite ; Baraja se recommandait à tous les saints de la légende espagnole ; Cuchillo serrait sa carabine à la briser, et Benito, avec le fatalisme de l’Arabe, attendait froidement le dénoûment de ce drame, dont les deux sauvages acteurs commençaient déjà le prologue par d’affreux rugissements.