Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/VII

Librairie Hachette et Cie (1p. 69-78).

CHAPITRE IV

LA COUCHÉE DANS LES BOIS.


Pendant longtemps encore l’écho apporta aux oreilles des deux cavaliers de formidables rugissements mêlés aux hurlements plaintifs des chacals. Ces animaux voraces n’abandonnaient qu’à regret la proie que se disputaient les deux rois des forêts d’Amérique. Bientôt un bruit d’une autre nature prouva l’intervention humaine dans cette scène du désert. En effet, les hurlements cessèrent tout à coup.

« C’est un coup de carabine, dit Tiburcio ; qui peut s’amuser à chasser dans ces solitudes ?

— Quelqu’un de ces chasseurs américains, sans doute, que nous voyons de temps en temps venir à Arispe vendre leurs provisions de peaux de loutre ou de castor, et qui se soucient d’un jaguar ou d’un puma comme d’un chacal. »

Rien ne troublait plus maintenant le calme imposant de la nuit. Les étoiles brillaient au ciel, et à peine une brise plus fraîche faisait-elle entendre un léger murmure dans les taillis de bois de fer.

« Et où me menez-vous ainsi ? demanda Tiburcio après un assez long silence.

— À la Poza, où j’ai quelques amis qui m’attendent et où nous passerons la nuit ; puis de là, si cela vous convient, à l’hacienda del Venado.

— À l’hacienda del Venado ! reprit Tiburcio ; j’y vais aussi. »

Pendant le jour, Cuchillo eût pu voir le jeune homme rougir en disant ces mots ; car une affaire de cœur l’attirait malgré lui vers la fille de don Augustin.

« Puis-je, demanda Cuchillo à son jeune compagnon, savoir quel motif vous mène à l’hacienda ? »

Tiburcio fut interdit à cette question bien simple ; mais on a pu s’apercevoir que Cuchillo n’était pas le confident qu’il eût choisi.

« Je suis sans ressources, répondit-il en hésitant, et je vais demander à don Augustin Pena de m’accepter au nombre de ses vaqueros (vachers).

— C’est un triste métier que vous allez faire là, mon garçon. Exposer sa vie tous les jours pour un modique salaire, veiller la nuit, courir le jour dans les halliers ou dans les plaines, à l’ardeur du soleil, à la fraîcheur des nuits : tel est le sort du vaquero.

— Que puis-je faire ? dit Tiburcio ; n’est-ce pas là la vie à laquelle j’ai été accoutumé ? n’ai-je pas toujours vécu dans la solitude et les privations ? Ces calzoneras usées et cette veste déchirée ne sont-elles pas ma seule fortune ? Je n’ai même pas un cheval qui m’appartienne. Ne vaut-il pas mieux être vaquero que mendiant ?

— Il ne sait rien, pensa Cuchillo ; sans cela songerait-il à prendre un emploi de cette nature ? »

Puis tout haut :

« Eh bien ! dit-il, j’ai quelque chose de mieux à vous proposer. Vous êtes en effet un véritable enfant perdu ; excepté moi, personne ne vous pleurerait si vous veniez à mourir. Vous n’avez rien entendu dire probablement au fond de votre solitude, d’une expédition qu’on vient d’organiser à Arispe ?

— Non.

— Soyez des nôtres. Dans une expédition semblable, un garçon résolu comme vous l’êtes sera une acquisition précieuse ; et de votre côté, un gambusino expérimenté tel que je vous connais, car vous avez été élevé à bonne école, peut faire sa fortune d’un coup… S’il pare la botte que je viens de lui porter, ajouta le bandit en lui-même, ce sera un signe évident qu’il ne sait rien. »

Cuchillo poursuivait ainsi son double but d’investigation et d’intérêt personnel, en sondant Tiburcio et en essayant de se l’attacher par l’espoir du gain. Mais, tout rusé qu’il était, le bandit avait à faire à forte partie.

« C’est donc une expédition de chercheurs d’or, dit froidement le jeune homme.

— Vous l’avez dit ; je vais avec quelques amis à l’hacienda del Venado, et de là nous nous réunissons au préside de Tubac pour aller explorer l’Apacheria, qui renferme, dit-on, tant de trésors. Nous serons une centaine à peu près. »

Tiburcio garda le silence.

« Quoique entre nous, continua Cuchillo, je puisse vous dire que je n’ai jamais dépassé Tubac, je serai cependant un des guides de cette expédition. Eh bien ! qu’en dites-vous ?

— J’ai bien des raisons pour ne pas m’engager sans réflexion, répondit Tiburcio ; je vous demanderai donc vingt-quatre heures pour réfléchir. »

Cette expédition, dont il apprenait si subitement la nouvelle, pouvait en effet anéantir ou favoriser les projets de Tiburcio, qui voila son incertitude sous cette réserve prudente.

« Il ne s’émeut pas ! Ce jeune homme est destiné à rester mon débiteur. »

Telle fut la pensée de Cuchillo, qui, désormais débarrassé de souci de ce côté, se mit à siffler indifféremment en poussant son cheval. La meilleure harmonie semblait donc régner entre deux hommes qui tous deux avaient l’un contre l’autre un motif de haine mortelle, mais encore ignoré, quand tout à coup le cheval qui les portait broncha de la jambe gauche et manqua de s’abattre. Tiburcio s’élança à terre, l’œil enflammé, et s’écria d’une voix menaçante :

« Vous n’avez jamais dépassé Tubac, dites-vous ? depuis quand ce cheval est-il à vous, Cuchillo ?

— Que vous importe ? dit l’aventurier, surpris d’une question à laquelle sa conscience donnait une signification alarmante, et que peut avoir à faire mon cheval avec la question que vous m’adressez si discourtoisement ?

— Par l’âme d’Arellanos, je veux le savoir, ou sinon… »

Cuchillo donna un coup d’éperon à son cheval, qui sauta de côté, et, au moment où il portait la main aux courroies de sa carabine, Tiburcio se rapprocha vivement de lui, étreignit sa main avec vigueur dans la sienne, et répéta sa question :

« Depuis quand ce cheval est-il à vous ?

— Là ! là ! quelle curiosité ! répondit Cuchillo avec un rire forcé. Eh bien ? puisque vous tenez tant à le savoir, j’en ai fait l’acquisition… il y a six semaines. Me l’avez-vous déjà vu, par hasard ? »

En effet, c’était la première fois que Tiburcio voyait Cuchillo sur ce cheval, qui, malgré ce défaut de broncher parfois, était plein d’excellentes qualités, et que son maître ne montait que dans les grandes occasions. Le mensonge du cavalier dissipait sans doute quelques soupçons dans l’âme de Tiburcio à l’égard du cheval, car le jeune homme cessa d’étreindre la main du bandit.

« Pardon, dit-il, de cette violence, mais permettez-moi une question encore.

— Dites, s’écria Cuchillo ; pendant que nous y sommes, que fait, entre ami, une question de plus ou de moins ?

— Qui vous a vendu ce cheval il y a six semaines ?

— Son maître, parbleu ! dit l’aventurier pour gagner du temps, un… inconnu… qui revenait d’un long voyage.

— Un inconnu ! répéta Tiburcio ; pardon encore une fois.

— Vous l’aurait-on volé, par hasard ? reprit Cuchillo d’un ton ironique.

— Non ; mais ne pensons plus à mes folies.

— Je vous les pardonne, dit Cuchillo d’un air magnanime ; aussi vrai, ajouta-t-il mentalement que tu n’iras pas plus loin, fils de chien. »

Tiburcio n’était plus sur la défensive, et le bandit profita de l’obscurité pour déboucler sournoisement les courroies de sa carabine. Il allait sans doute mettre exécution sa vengeance, lorsqu’un cavalier, tirant après lui un cheval sellé et bridé, arriva au galop du côté opposé de la route.

« Est-ce vous, seigneur Cuchillo ? cria le cavalier.

— Au diable !… dit Cuchillo. Ah ! c’est vous, Benito ?

— Oui. Eh bien ! avez-vous sauvé l’homme ? Le seigneur don Estévan m’envoie à tout hasard avec une gourde d’eau fraîche et un cheval pour lui.

— Il est là, répliqua Cuchillo, grâce à moi, il est sain et sauf… jusqu’au moment où je me retrouverai face à face avec lui, ajouta-t-il tout bas.

— Eh bien ! regagnons la couchée, » dit le domestique.

Tiburcio se mit en selle, et tous trois galopèrent silencieusement vers l’endroit où la cavalerie avait fait halte : le domestique, sans penser à autre chose qu’à s’y rendre le plus vite possible comme un homme fatigué d’une journée laborieuse ; Cuchillo, en maudissant le fâcheux dont la présence lui faisait ajourner sa vengeance ; et Tiburcio, en faisant de vains efforts pour écarter les soupçons qu’une coïncidence singulière éveillait dans son esprit à l’égard du bandit. Ce fut dans ces dispositions qu’après un quart d’heure de marche rapide les trois cavaliers virent briller les feux qui signalaient la halte de la caravane, et gagnèrent enfin la Poza.

L’endroit qu’on nommait ainsi, et le seul où il y eût de l’eau en toute saison à dix lieues à la ronde, était une citerne qu’alimentait sans doute quelque source cachée, et dont l’orifice était plus large que celui des autres citernes. Elle était creusée au fond d’un petit vallon d’une dizaine de pieds de largeur en tous sens, dont les bords inclinés conduisaient l’eau des pluies dans ce précieux réservoir.

Ce vallon était couronné d’arbres dont l’épais feuillage, nourri par une sève vigoureuse, protégeait la citerne contre les rayons du soleil. Le gazon dont les bords étaient tapissés, la fraîcheur que répandaient les cimes entrelacées des arbres, faisaient de la Poza, au milieu de ces déserts, une oasis délicieuse.

En même temps que ce lieu servait de halte habituelle aux voyageurs, les chasseurs venaient aussi se mettre à l’affût dans ses environs, soit pour tirer les daims et les cerfs, soit pour guetter les jaguars et d’autres bêtes féroces que la soif y poussait de tous côtés.

Une de ces perches à bascule, dont le pays est plein, et qui sont semblables à celles de l’Algérie, servait à puiser l’eau à l’aide d’un seau de cuir attaché à l’une de ses extrémités, pour la faire couler dans des troncs d’arbres creusés en auge et y abreuver les chevaux des voyageurs.

À quelques pas de là, un bois épais, à travers lequel s’enfonçait la route de l’hacienda del Venado, offrait de verts et frais ombrages. Dans l’espace compris entre les abords de la Poza et la lisière du bois, on avait allumé un grand feu, d’abord pour combattre la fraîcheur glaciale des nuits après des journées brûlantes, et ensuite pour écarter de l’eau les jaguars ou les pumas qui pouvaient être tentés de venir s’y désaltérer.

Non loin de ce feu, qu’alimentaient les arbres morts de la forêt, les domestiques avaient dressé le lit de camp du sénateur et de l’Espagnol ; et, tandis qu’ils s’occupaient à faire rôtir la moitié d’un mouton pour le repas du soir, une outre remplie de vin rafraîchissait dans une des auges de l’abreuvoir.

Après une journée de marche pénible, c’était un spectacle fort attrayant que celui présenté par cette halte de nuit aux bords de la Poza.

Tiburcio et ses deux compagnons venaient d’y arriver.

« Voilà votre halte, mon cher Tiburcio, dit Cuchillo d’un ton affectueux, pour mieux déguiser ses sentiments de rancune et ses projets sinistres ; mettez pied à terre, pendant que je vais aller prévenir le chef de notre arrivée. Voici don Estévan de Arechiza, celui sous les ordres de qui vous vous enrôlerez si le cœur vous en dit ; et, entre nous, c’est ce que vous pourrez faire de mieux. »

Cuchillo ne voulait pas que sa victime pût maintenant lui échapper, et il tenait plus que jamais à voir le jeune homme se joindre à l’expédition. Il montra du doigt le sénateur et don Estévan, assis sur leur lit de camp et vivement éclairés par la flamme du foyer, tandis que Tiburcio était encore invisible pour eux. Quant à lui, il s’avança vers don Estévan.

« Je désirerais, dit-il à l’Espagnol, vous dire deux mots en particulier, avec la permission du seigneur sénateur. »

Don Estévan fit signe à Cuchillo de l’accompagner dans l’allée sombre que formait la route au milieu de la forêt.

« Vous ne devineriez pas, seigneur don Estévan, quel est l’homme qu’a sauvé votre générosité ; car je le ramène sain et sauf, comme vous le voyez. »

L’Espagnol mit la main à sa poche et donna la pièce d’or promise.

« C’est le jeune Tiburcio Arellanos qui vous doit la vie ; pour moi, je n’ai écouté que mon bon cœur ; mais peut-être avons-nous fait tous deux une sotte affaire.

— Pourquoi cela ? dit don Estévan ; ce jeune homme sera d’autant plus facile à surveiller qu’il sera plus près de nous : car il est décidé, je pense, à être des nôtres.

— Il a demandé vingt-quatre heures pour réfléchir.

— Croyez-vous qu’il sache quelque chose ?

— Je le crains, dit Cuchillo, d’un air lugubre ; car un mensonge ne lui coûtait rien pour rendre suspect à l’Espagnol celui dont il avait juré la mort. En tous cas, ce ne serait qu’un prêté rendu.

— Que voulez-vous dire ?

— Que ma conscience m’assure qu’elle serait parfaitement tranquille si… Eh ! parbleu ! ajouta-t-il brusquement, si j’envoyais ce jeune homme débrouiller sa parenté dans l’autre monde.

— À Dieu ne plaise ! s’écria vivement don Estévan ; d’ailleurs, j’admets qu’il sache tout : je commande à cent hommes et il est seul, ajouta-t-il pour désarmer Cuchillo, dont il n’attribuait qu’à la cupidité le désir de se défaire de Tiburcio. N’ayez aucun souci de lui ; moi, je me tiens pour satisfait, et vous devez faire comme moi.

— Satisfait… satisfait, grommela Cuchillo comme un dogue que la voix de son maître réduit à se contenter de gronder au lieu de déchirer ; moi, je ne le suis guère… mais plus tard…

Je verrai ce jeune homme, interrompit l’Espagnol, qui reprit le chemin du bivac dont il s’était éloigné, tandis que Cuchillo le suivait en se disant d’un ton sérieux :

— Que diable pouvait-il avoir à me demander s’il y a longtemps que je possède mon cheval ?… Voyons, l’animal a bronché, c’est à ce moment qu’il m’a interrogé, qu’il m’a menacé… Je n’y comprends rien, mais je me défie de ce que je ne comprends pas. »

Quand Arechiza et Cuchillo regagnèrent l’endroit de la halte, une certaine agitation y régnait. Les chevaux, dispersés de part et d’autre, s’étaient réunis non loin du campement, tout alentour de la jument capitana, et la flamme du foyer éclairait de lueurs fauves leurs yeux brillants ; le cou tendu vers leurs gardiens, ils semblaient vouloir se mettre sous la protection de l’homme. Parfois un hennissement de terreur se faisait bruyamment entendre au milieu de ce groupe d’animaux effrayés. Il était évident que l’instinct leur faisait redouter un danger encore éloigné.

« C’est quelque jaguar qui rôde par ici, disait un des domestiques, et nos animaux le sentent de loin.

— Bah ! disait un autre, le jaguar n’attaque que les poulains ; il n’oserait se hasarder à attaquer un cheval vigoureux.

— Vous croyez cela, vous ? reprit le premier ; eh bien, demandez à Benito, que voici, ce qu’il advint à l’endroit d’un beau et fort cheval qu’il aimait beaucoup. »

Benito s’avança vers les deux interlocuteurs :

« Un jour, dit-il, ou plutôt une nuit comme celle-ci, je m’étais fort éloigné de l’hacienda del Venado, où je servais alors, et j’avais pris le parti de passer la nuit près de la source de l’Ojo de Agua. J’avais attaché mon cheval assez loin de moi, dans un endroit où l’herbe était plus drue, et je dormais comme on dort quand on a fait vingt lieues dans la journée, lorsque je fus éveillé par des rugissements et des hennissements de tous les diables. Il faisait un clair de lune à y voir comme en plein jour. Effrayé du sabbat infernal que j’entendais, je voulus rallumer mon feu ; mais il s’était éteint, et j’eus beau souffler, je n’en pus tirer la moindre étincelle. Tout à coup je vis passer au galop mon cheval qui, au risque de s’étrangler, avait rompu la reata (la longe) que je lui avais passée au cou. « Bon, me dis-je, au lieu d’un cheval qui me manquait, je vais en avoir deux à chercher. » J’avais à peine fait cette réflexion, que je distinguai au clair de lune, bondissant après mon cheval, un superbe jaguar en pleine poursuite. Il semblait à peine toucher la terre, car chacun de ses bonds le transportait à vingt pieds plus loin. Je compris que mon cheval était perdu. Je prêtai l’oreille avec anxiété, mais je n’entendis plus rien. Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure, qui me sembla bien long, que le vent m’apporta un effroyable rugissement…

Un tressaillement d’effroi interrompit le narrateur :

« Virgen santa ! s’écria-t-il, c’était comme celui-ci ! »

Un rauquement formidable venait en effet d’éclater non loin de la Poza, et de couper la parole à Benito. Un silence profond lui succéda, pendant lequel un souffle de terreur sembla planer dans l’atmosphère au-dessus de la tête des hommes et des animaux.