Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/VI

Librairie Hachette et Cie (1p. 57-69).

CHAPITRE III

LE DERNIER DES MEDIANA.


Lorsque Cuchillo, à la fin de l’entretien dont nous venons de rendre compte, sortit de la cabane où il avait eu lieu, le soleil n’était déjà plus perpendiculaire, et commençait à s’abaisser vers l’horizon. La terre, desséchée par l’ardeur du jour, renvoyait les effluves brûlants dont elle dégageait son sein. Ces vapeurs, condensées par le vent, qui déjà soufflait plus frais, donnaient, par l’effet du mirage, aux plaines arides qui bordaient la forêt, l’aspect d’un lac limpide, comme si la nature, qui ne se plaît qu’aux parfaites harmonies, voulait offrir à l’œil une compensation à la triste nudité du paysage.

Des craquements sourds se faisaient encore entendre dans la forêt, pareils à ceux du bois qui se tord au contact du feu. Mais les arbres relevaient petit à petit leur feuillage sous le vent du sud, et semblait attendre impatiemment l’heure où le dais de brume qui les couvre la nuit allait rafraîchir leurs cimes.

Cuchillo siffla, et, à ce son bien connu, son cheval accourut en galopant. Le pauvre animal avait l’œil éteint par la soif. Son maître, ému de pitié, versa dans une calebasse quelque peu d’eau de son outre, et, bien que ce ne fût qu’une goutte pour l’animal, son œil morne se ranima.

Cuchillo brida, puis sella son cheval, et chaussa ses éperons. Cela fait, il appela un des domestiques de don Estévan, et lui donna l’ordre, de sa part, de harnacher les mules et les chevaux, et de prendre les devants pour apprêter le coucher, qui devait avoir lieu à quelques heures de route, dans un endroit qu’on appelle la Poza (la Citerne), où les voyageurs devaient passer la nuit.

Le domestique objecta que ce n’était pas là le chemin le plus direct pour Tubac, mais bien celui de l’hacienda del Venado (la métairie du Cerf). Cependant, sur la réponse péremptoire de Cuchillo, que l’intention du maître était de séjourner quelques jours à l’hacienda, le domestique se mit en devoir d’exécuter les ordres qui lui étaient transmis.

Le propriétaire de cette vaste exploitation agricole, la seule de cette importance entre Arispe et la frontière, était renommé, dans tout l’espace compris entre ces deux points, comme l’homme le plus généreux envers ses hôtes. Ce fut donc sans répugnance que les gens de la suite des deux voyageurs apprirent qu’en allongeant leur route ils gagneraient du moins quelques jours de repos dans cette hospitalière demeure.

Le domestique chargé des ordres transmis par Cuchillo, après avoir sellé son cheval, se dirigea au galop vers la lisière de la forêt voisine, à l’entrée de laquelle il avait attaché la jument Capitana[1]. Autour d’elle étaient groupés les chevaux de relais et ceux qui avaient déjà servi dans le trajet jusqu’au village abandonné de Huérfano.

À l’aspect du cavalier qui s’avançait, le lazo à la main, l’effroi se répandit dans cette troupe d’animaux encore à moitié sauvages. Au moment où le domestique faisait tournoyer son lacet au-dessus de sa tête, la troupe sauvage s’élança en bondissant ; mais il était déjà trop tard, et le nœud coulant s’enroula autour du cou de deux d’entre eux. Ces animaux avaient trop de fois reconnu la puissance du lazo pour résister, et, la tête baissée, ils suivirent docilement le domestique, tandis que les autres chevaux revenaient se grouper autour de la clochette de la capitana.

Les deux chevaux étant sellés et bridés, le domestique détacha la jument et prit l’avance, escorté par la troupe bondissante, qui se perdit bientôt dans un gros nuage de poussière.

Jusqu’à la Poza, où devait avoir lieu la halte, il n’y avait que quelques heures de route, et comme rien ne pressait d’y arriver avant la nuit, deux chevaux frais devaient suffire à don Estévan et au sénateur.

Celui-ci ne tarda pas à paraître à la porte de la cabane, où il avait consciencieusement fait une sieste, dont ces climats brûlants font éprouver le besoin impérieux. Don Estévan sortait en même temps de la sienne. Bien que l’air fût encore étouffant, il était plus respirable que le matin.

« Caramba ! s’écria le sénateur, c’est du feu que l’on respire, et non pas de l’air, et, si ces cabanes n’étaient pas un nid à scorpions et à serpents, j’y resterais volontiers jusqu’à la nuit, plutôt que de m’élancer de nouveau dans cette fournaise. »

Après cette doléance, le sénateur se hissa péniblement à cheval, et don Estévan et lui prirent les devants. À quelque distance d’eux suivaient Cuchillo et Baraja, et enfin les domestiques et les mules fermaient la marche.

Cependant la fraîcheur de la forêt que traversait la cavalcade fit paraître supportable la première heure de route ; mais bientôt elle déboucha, à l’issue du bois, dans de vastes plaines qui paraissaient interminables.

Rien de triste comme ces terrains nus et blancs, sur lesquels toute végétation meurt faute de suc. De distance en distance, de longues perches s’élevaient pour annoncer une citerne ; mais les seaux de cuir qu’elles supportaient, tordus et déchirés par le soleil, disaient en même temps que ces citernes étaient desséchées. Malheur à celui que sa mauvaise étoile égare au milieu de ces plaines désertes ! Si son outre n’est pas bien remplie, s’il hésite sur la route à suivre, son histoire ira bientôt grossir celles des voyageurs morts de soif dans ces solitudes, entre un ciel et une terre également impitoyables.

« Il est donc vrai, comme on le prétendait, dit le sénateur à don Estévan en essuyant la sueur qui coulait de son visage, que vous étiez déjà venu dans ce pays ?

— Parbleu ! reprit Arechiza en souriant, c’est pour y être déjà venu que j’ai éprouvé le désir d’y revenir encore. Mais en quelle circonstance y arrivé-je, quel est le but de mon retour ? voilà le secret que je vous dirai plus tard ; toutefois ce secret est de ceux qui donnent le vertige, si celui qui l’entend n’est un homme audacieux et au cœur fort. Serez-vous cet homme-là, seigneur sénateur ? » ajouta l’Espagnol en arrêtant sur les yeux de son compagnon de route un regard calme, empreint de la force et de l’audace qu’il semblait exiger des autres.

Le sénateur ne put réprimer un léger frisson.

Les deux cavaliers marchèrent quelques minutes. Le trouble du sénateur n’avait pas échappé à l’Espagnol, qui reprit néanmoins ainsi :

« En attendant que je puisse tout vous dire, êtes-vous décidé à suivre mes conseils, à relever votre fortune par quelque riche alliance que je vous ménagerai comme je vous l’ai promis ?

— Sans doute, dit le Mexicain, quoique je ne sache pas encore l’intérêt que vous y pouvez avoir.

— C’est mon affaire et encore mon secret. Je ne suis pas de ceux qui vendent la peau de l’ours quand il est encore vivant. Lorsque je pourrai vous dire : « Don Vicente Tragaduros y Despilfarro, j’ai cent mille piastres de dot à votre disposition, sur un mot de vous, » alors seulement je vous dicterai mes conditions, et vous y souscrirez.

— Je ne dis pas non, s’écria le sénateur ; mais j’avoue que je cherche en vain dans ma mémoire une héritière telle que vous espérez la trouver.

— Connaissez-vous la fille du riche propriétaire de l’hacienda del Venado, où nous coucherons demain soir, don Augustin Pena ?

— Oh ! s’écria le sénateur, celle-là doit apporter une dot d’un million, à ce qu’on dit ; mais ce serait folie que d’y prétendre…

— Eh ! eh ! reprit don Estévan, c’est une forteresse qui, bien assiégée, capitulerait tout comme une autre.

— On dit la fille de Pena jolie.

— Charmante.

— Vous la connaissez ? »

Le sénateur regarda l’Espagnol d’un air d’étonnement.

« Et c’est peut-être l’hacienda del Venado qui servait de but à ces périodiques et mystérieux voyages dont on s’entretenait dans Arispe ?

— Précisément.

— Ah ! je comprends, reprit le sénateur d’un air de finesse ; les beaux yeux de la fille vous attiraient chez le père.

— Vous n’y êtes pas ; le père n’était tout simplement que le banquier dans les coffres de qui j’allais renouveler mes provisions de quadruples épuisées.

— Est-ce là, aujourd’hui, le motif du détour que nous faisons pour nous rendre à Tubac ?

— En partie, reprit l’Espagnol ; mais j’ai un autre but relatif à ce dont je vous entretiendrai plus tard.

— Vous êtes un mystère pour moi des pieds à la tête, répondit le sénateur ; mais je m’abandonne en aveugle à votre étoile.

— Et vous ferez bien ; il ne tiendra peut-être qu’à vous que la vôtre, un instant éclipsée, ne reprenne toute sa splendeur. »

Le soleil était à son déclin ; les voyageurs n’étaient plus qu’à deux lieues de la Poza, quand ils laissèrent derrière eux les plaines désertes que nous avons décrites. Quelques gommiers se montraient au milieu des sables qui succédaient aux terrains calcaires ; les objets commençaient à devenir moins visibles dans l’ombre que le crépuscule étendait petit à petit sur la campagne.

Tout à coup la monture de don Estévan s’arrêta en dressant les oreilles, comme font les chevaux à l’aspect d’un objet qui les effraye. Le cheval du sénateur imita celui de l’Espagnol ; mais l’Espagnol ni le sénateur ne voyaient rien.

« C’est le cadavre de quelque mule morte, » dit le Mexicain.

Les cavaliers donnèrent de l’éperon à leurs montures et les firent avancer malgré leur répugnance. Alors ils aperçurent derrière un massif d’aloès le corps d’un cheval étendu sur le sable. Une rencontre semblable est fort ordinaire dans un pays aride, où l’eau ne se trouve qu’à de fort longues distances dans la saison sèche, et les voyageurs n’y eussent fait nulle attention si le cheval n’eût pas été sellé et bridé. Cette circonstance indiquait dès lors quelque événement extraordinaire.

Cuchillo avait rejoint les deux voyageurs arrêtés devant l’animal mort.

« Ah ! dit-il en le considérant attentivement, le pauvre diable qui le montait a dû se trouver dans un double embarras, en perdant à la fois son cheval et l’eau de son outre. »

En effet, ce cheval avait dû tomber si brusquement, foudroyé sans doute par la chaleur et par la soif, que son cavalier ne devait pas avoir eu le temps de le soutenir, à en juger par une outre encore attachée à l’arçon de la selle, et qui avait été écrasée dans les convulsions de l’animal. Le cuir, racorni déjà sous le soleil, laissait voir l’ouverture par laquelle l’eau qu’il contenait s’était répandue jusqu’à la dernière goutte sur le sable.

« Nous n’allons pas tarder peut-être à rencontrer le cavalier aussi malade que le cheval, dit Cuchillo quand il eut examiné le corps mort. Cela me rappelle que j’ai une soif d’enragé, » continua-t-il ; et il avala philosophiquement une gorgée de l’eau qu’il portait avec lui.

Des pas d’homme empreints sur le sable indiquaient que le voyageur avait continué sa route à pied, mais que les forces semblaient déjà lui manquer au début : car, outre l’inégalité de la distance entre chaque pas, ces empreintes n’avaient pas la netteté de celles d’un voyageur bien d’aplomb sur ses jambes.

Ces indices n’échappèrent pas à Cuchillo, qui était de ces gens aux yeux desquels certains signes muets sont des révélations infaillibles.

« Décidément, dit-il, le voyageur ne doit pas être loin. »

Cuchillo avala encore une gorgée d’eau.

En effet, quelques minutes de marche menèrent les voyageurs près d’un homme couché et immobile sur le bord de la route. Comme s’il eût voulu cacher sa figure aux yeux des passants, un large chapeau de paille la couvrait tout entière.

La mise du voyageur en détresse trahissait sa misère. Son costume, outre le chapeau qui masquait ses traits et dont la vétusté était près de mettre la paille à jour, se composait d’une veste d’indienne, dont le soleil avait rongé les couleurs, et de calzoneras de nankin à boutons de filigrane, qui ne paraissaient guère en meilleur état que la veste. C’était tout ce qu’on voyait de lui dans l’obscurité.

« Benito, dit l’Espagnol à l’un de ses domestiques, écartez du bout de votre lance le chapeau qui couvre la figure de cet homme ; peut-être n’est-il qu’endormi. »

Le domestique exécuta l’ordre de son maître, et enleva le chapeau sans mettre pied à terre ; mais l’homme couché ne fit aucun mouvement. Quant à sa figure, il était impossible de la distinguer : l’obscurité croissait trop rapidement, comme d’habitude sous les tropiques. Don Estévan s’adressant à Cuchillo :

« Quoique ce ne soit pas votre spécialité, dit-il, si vous voulez faire acte d’humanité en essayant de faire revenir ce pauvre diable à la vie, il y aura pour vous une demi-once d’or au cas où vous le sauverez.

— Caspita ! seigneur don Estévan, vous vous méprenez sur mon caractère ; je suis le plus humain des hommes quand… j’ai intérêt à l’être. Allez ! j’aurai bien du malheur si je ne vous amène pas ce soir ce gaillard-là à notre couchée à la Poza. »

En disant ces mots, Cuchillo mit pied à terre, et, passant la main sur le cou de son cheval :

« Tout beau ! Tordillo, dit-il, attendez ici et ne bougez pas. »

Le cheval, tout en grattant la terre du pied et en rongeant son frein, obéit à la voix de son maître.

« Faut-il laisser un de nos gens avec vous ? » demanda le sénateur.

Cuchillo n’eut garde d’accepter un aide qui eût pu revendiquer une partie de la récompense promise ; la cavalcade s’éloigna, et il resta seul. Alors il s’approcha de l’homme couché et se pencha sur lui pour juger, à l’inspection de ses traits, s’il y avait encore quelque espoir de le sauver.

À la vue de la figure du moribond, le bandit tressaillit.

« Ah ! s’écria-t-il, Tiburcio Arellanos ! »

C’était en effet le fils adoptif du gambusino victime de Cuchillo, ou pour mieux dire, Fabian de Mediana, qui se trouvait sous ses yeux.

« Je ne me trompe pas ! c’est bien lui. Ma foi ! s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux, » reprit à part soi l’aventurier, frappé de la pâleur mortelle qui couvrait le visage du jeune homme.

Une idée infernale traversa son esprit. Celui qui peut-être partageait avec lui le secret qu’il avait acheté par un crime, se trouvait livré entre ses mains, au fond d’un désert où nul ne pouvait le voir. Cuchillo n’avait qu’à l’achever, s’il n’était pas mort, et à dire qu’il n’avait pu le sauver. Qui pourrait prouver le contraire ? Alors ne devait-il pas mettre son secret à l’abri de toute éventualité ?

Tous les instincts de férocité du misérable s’étaient réveillés ? Cuchillo tira son couteau et mit machinalement la main sur le cœur de Tiburcio. Un faible mouvement y dénotait encore la vie. Le bandit levait les bras ; mais il s’arrêta.

« C’est ainsi, pensa-t-il, que j’ai frappé celui que ce jeune homme appelait son père… Je l’ai égorgé au moment où il se reposait près de moi sans crainte, sans défiance. Je le vois là, me disputant les restes d’une vie à moitié éteinte. Je sens encore sur mes épaules le poids de son cadavre quand je l’ai jeté à la rivière. »

Et le bandit, au milieu de l’obscurité et du silence imposant du désert, jeta autour de lui un regard presque craintif. Le souvenir d’Arellanos sauva la vie de Tiburcio. Cuchillo, morne et pensif, s’assit auprès du jeune homme toujours immobile, et machinalement encore sa main fît rentrer le poignard dans sa gaine. Puis une voix s’éleva dans son âme et parla plus haut que sa conscience : c’était celle de l’intérêt personnel.

Connaissant les rares qualités de Tiburcio, ses talents de rastreador, son audace parfois téméraire, Cuchillo crut devoir ajourner les sinistres desseins qu’il avait formés, et, quitte à le surveiller attentivement, il résolut d’enrôler le jeune homme sous les ordres de don Estévan, comme un partisan dont on connaît la valeur.

« Eh bien ! pensa-t-il, si mes intérêts m’ordonnent de lui reprendre plus tard cette vie, qui peut m’être utile à présent et que je lui accorde, alors il ne me devra plus rien… Mais non, parbleu ! nous serons quittes. »

Cuchillo ne vantait pas en vain, comme on le voit, la susceptibilité de sa conscience, et, grâce à la force de cet argument, il résolut de ne plus laisser mourir celui que son intervention pouvait sauver, et dont en outre la vie lui était payée.

Comme j’ai bien fait de conserver de l’eau dans mon outre ! » pensa Cuchillo.

Il entr’ouvrit la bouche du moribond et y versa quelques gouttes avec précaution. Ce secours parut ranimer Tiburcio, qui ouvrit les yeux et les referma presque aussitôt.

« Cela signifie qu’il en veut encore, » reprit le compatissant Cuchillo.

Il recommença deux fois la même opération, en redoublant chaque fois la dose.

Tiburcio poussa un soupir.

Cuchillo se pencha sur le jeune homme qui semblait recouvrer la vie petit à petit, et le considéra en paraissant réfléchir profondément.

Enfin, une demi-heure s’était à peine écoulée que Tiburcio fut ranimé et en état de répondre aux questions de celui qui se nommait emphatiquement son sauveur.

Tiburcio était bien jeune ; mais la vie solitaire qu’il avait menée mûrit et développe promptement le jugement. Ce fut avec des restrictions prudentes qu’il raconta la mort de sa mère adoptive, que Cuchillo connaissait déjà.

« Depuis vingt-quatre heures que j’avais passées à son lit d’agonie, ajouta-t-il, j’avais oublié complètement mon cheval. Je fermai la cabane où je ne voulais plus revenir, et je me mis en route en ressentant les premières atteintes de la fièvre et sans faire boire le pauvre animal. Aussi les forces lui manquèrent-elles à la seconde journée, et il tomba mort en m’entraînant dans sa chute, et en écrasant l’outre suspendue à ma selle. Épuisé par plusieurs nuits sans sommeil, je tombai comme lui, et je n’eus que la force de me traîner hors de la route, pour mourir du moins en paix et ignoré du monde entier.

— Je comprends cela, interrompit Cuchillo ; il est étonnant combien on regrette les parents qui ne nous laissent pas d’héritage. »

Tiburcio aurait pu dire que, sur son lit de mort, sa mère adoptive lui avait laissé un royal et terrible legs, le soin de sa vengeance sur le meurtrier inconnu d’Arellanos, et le secret du val d’Or ; mais il lui eût fallu ajouter que c’était à la condition de chercher toute sa vie ce meurtrier, que la veuve du gambusino lui avait laissé ce secret en mourant.

Tiburcio ne releva pas la réflexion de Cuchillo.

On peut apprécier jusqu’à quel point sa discrétion le servit en cette occasion.

Ainsi, comme Cuchillo, comme don Estévan, Tiburcio connaissait l’existence, l’emplacement exact du val d’Or ; le secret, comme on le verra plus tard, n’en avait pas été gardé par Arellanos. Mais était-ce un concurrent bien dangereux qu’un jeune homme sans appui, sans ressources, et à qui il ne restait plus même un cheval pour le porter ?

« De façon, dit Cuchillo, qui, assis sur le revers de la route, les genoux à la hauteur du menton, jouait avec le couteau passé dans la jarretière de sa botte, qu’à l’exception d’une hutte en bambous que vous avez abandonnée, d’un cheval qui a crevé entre vos jambes, et du costume que vous portez, Arellanos et sa veuve ne vous ont pas laissé d’autre héritage ?

— Rien que la mémoire de leurs bienfaits et la vénération de leur nom.

— Pauvre Arellanos ! je l’ai bien regretté, hasarda imprudemment Cuchillo, que son hypocrisie mit maladroitement hors de garde.

— Vous l’avez donc connu ? s’écria Tiburcio ; il ne m’a jamais parlé de vous. »

Cuchillo sentit qu’il venait de se fourvoyer ; il se hâta de répondre :

« J’en ai beaucoup ouï parler comme d’un bien digne homme et d’un gambusino renommé… et c’est bien assez pour que je le regrette, je pense. N’est-ce pas moi d’ailleurs qui vous ai informé de sa mort, que le hasard seul m’avait apprise ? »

Malgré le ton naturel dont Cuchillo fit cette réponse, il était porteur d’une de ces figures tellement suspectes, tant de soupçons planaient sur sa tête, que Tiburcio jeta sur lui un regard de défiance.

Mais, petit à petit, les idées du jeune homme semblèrent prendre un autre cours. Il parut pendant quelque temps plongé dans une méditation profonde, qui n’était que le résultat de sa faiblesse accidentelle, et dont Cuchillo, enclin aux soupçons, interpréta différemment l’origine.

En ce moment le cheval de Cuchillo commença de donner des signes évidents de terreur. Son poil se hérissait, et il se rapprocha de son maître comme pour chercher protection près de lui. L’heure approchait où le désert assombri allait se parer de toute sa majesté nocturne. Déjà les chacals hurlaient au loin, quand tout à coup une note rauque, saccadée, leur imposa silence : c’était la voix du lion d’Amérique.

« Écoutez ! » dit Cuchillo.

Un hurlement plus aigu retentit d’un autre côté.

« C’est un puma[2] et un jaguar[3] qui se disputent le corps de votre cheval, ami Tiburcio, et le vaincu pourrait bien essayer de se dédommager sur l’un de nous. Je n’ai que ma carabine et vous n’avez pas d’armes.

— J’ai mon poignard.

— Ça ne suffit pas. Montez en croupe derrière moi, et partons. »

Tiburcio suivit ce conseil, en ajournant ses soupçons devant le danger commun ; et, malgré sa double charge, le cheval de Cuchillo s’éloigna rapidement, tandis que les grondements des deux féroces habitants du désert, prêts à se déchirer pour leur proie, devenaient plus sonores et plus prolongés.


  1. Celle qui marche en tête.
  2. On appelle puma un lion sans crinière, particulier à l’Amérique.
  3. Tigre moucheté.