Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/V
CHAPITRE II
LE PACTE.
Les deux joueurs suspendirent la partie qui allait s’engager, et tournèrent la tête vers l’endroit d’où venait le bruit.
À l’embranchement des deux chemins, un nuage de poussière tout à coup soulevé indiquait l’arrivée d’une de ces troupes nombreuses de chevaux dont les personnages riches ou considérables de l’État de Sonora ont coutume de se faire précéder en voyage. Ces chevaux, d’une race accoutumée à errer en liberté dans d’immenses pâturages, sont aussi vigoureux, après vingt lieues qu’ils ont franchies sans être montés, que s’ils sortaient de l’écurie. On les selle à tour de rôle durant les longs trajets, qui s’exécutent ainsi avec une rapidité égale à celle des postes d’Europe, où chaque relais fournit des chevaux frais. Selon l’usage, une jument ornée d’une clochette et qui servait de guide précédait la remuda[1], composée de trente animaux environ.
Un cavalier de la suite des voyageurs qui s’annonçaient si fastueusement arrivait au galop. Il arrêta la jument, et à l’instant toute la troupe des chevaux fit halte. Au milieu de la poussière que le vent dispersait de part et d’autre, une cavalcade ne tarda pas à se montrer. Elle était composée de cinq cavaliers. Deux d’entre eux paraissaient être les maîtres des trois autres, qui les suivaient d’assez près.
Le premier des deux qui marchaient en tête était un homme dont la stature était au-dessus de la moyenne. Il paraissait avoir dépassé la quarantaine. Un feutre gris à forme basse et à larges bords l’abritait des rayons ardents du soleil. Il était vêtu d’un dolman de drap bleu foncé, richement soutaché de galons de soie, que voilait presque en entier un mouchoir blanc brodé de soie bleu de ciel, qu’on appelle paño de sol. Sous une atmosphère de feu, la blancheur de cette espèce d’écharpe sert, comme le burnous des Arabes, à réverbérer les rayons du soleil. À ses pieds, chaussés de cuir de Cordoue de couleur fauve, une large courroie brodée d’argent et d’or soutenait des éperons de fer. Leurs mollettes à cinq longues pointes et leurs chaînettes sonores faisaient entendre ce cliquetis argentin sur lequel les cavaliers mexicains se plaisent à cadencer la marcha de leurs chevaux. Son manteau de cheval (manga), richement galonné d’or, pendait des deux côtés de l’arçon de la selle, et couvrait de ses plis un large pantalon garni dans toute la longueur des jambes de boutons de filigrane d’argent. Enfin sa selle, brodée comme les courroies de ses éperons, complétait un costume dont l’ensemble, aux yeux d’un Européen, rappelle les souvenirs d’un autre siècle.
Du reste, ce cavalier n’avait pas besoin du riche costume qu’il portait pour rehausser un grand air qui révélait l’habitude du commandement et la fréquentation du grand monde.
Son compagnon, plus jeune que lui, était vêtu avec beaucoup plus de prétention ; mais sa figure insignifiante et sa tournure, quoique non dépourvue d’une certaine élégance, étaient loin d’avoir l’apparence aristocratique du cavalier au mouchoir brodé.
Les trois domestiques qui suivaient, avec leurs traits noircis par le soleil, leur figure presque sauvage, leurs longues lances à banderoles écarlates et la trousse de lanières de cuir tressées (lazo) suspendue au troussequin de leur selle, donnaient à la cavalcade qui s’avançait un air d’étrangeté particulier aux mœurs américaines. Deux mules, chargées d’énormes valises renfermant les matelas nécessaires pour les haltes, et d’autres portant des cantines de voyage, suivaient les trois domestiques.
À l’aspect de Cuchillo et de Baraja, le premier des deux cavaliers s’arrêta, et toute la troupe en fit autant.
« C’est le seigneur don Estévan, dit Baraja à demi-voix… Voici l’homme en question, » reprit-il en présentant le bandit au cavalier au paño de sol.
Don Estévan, car c’était lui, lança sur Cuchillo un regard perçant qui sembla pénétrer jusqu’au fond de son âme, et laissa échapper un geste de surprise.
« J’ai l’honneur de baiser les mains de Votre Seigneurie, dit Cuchillo ; c’est, en effet, moi qui suis… »
Mais, en dépit de son impudence habituelle, le bandit s’arrêta en tressaillant, à mesure que de vagues souvenirs se recomposaient dans sa mémoire ; car ces deux hommes ne s’étaient plus trouvés en présence l’un de l’autre depuis de longues années.
« Eh ! si je ne me trompe, dit l’Espagnol d’un ton ironique, le seigneur Cuchillo et moi sommes de vieilles connaissances, quoique jadis il ne portât pas ce nom.
— Pas plus que Votre Seigneurie, qui s’appelait alors… »
Arechiza fronça le sourcil, et sa moustache noire se hérissa sur sa lèvre. Cuchillo n’acheva pas ; il avait compris qu’il devait taire ce qu’il pouvait savoir, et cette espèce de complicité lui rendit son assurance ordinaire.
« Un nom est à mes yeux comme un cheval de bataille, dit-il effrontément ; à mesure qu’on en a un de tué sous soi, on en change. »
Cuchillo, en effet, était de ces gens qui ont le malencontreux avantage d’attacher une prompte et fâcheuse célébrité aux noms qu’ils portent, et Cuchillo en changeait souvent.
« Seigneur sénateur, dit Arechiza en se tournant vers son compagnon de route, cet endroit ne vous semble-t-il pas favorable pour vous y arrêter et faire la sieste, pendant que la chaleur du jour va se passer ?
— Le seigneur Tragaduros y Despilfarro y trouvera l’ombre d’une cabane à son choix pour y faire sa sieste, » dit Cuchillo qui connaissait déjà le sénateur d’Arispe. Il savait qu’il s’était attaché au sort de don Estévan en désespoir de cause, et pour tenter une chance nouvelle de relever sa fortune, dévorée depuis longtemps.
En dépit du mauvais état de ses finances, le sénateur n’en avait pas moins dans le congrès de l’État de Sonora une influence réelle, que don Estévan avait déjà mise à profit.
« Je souscris de tout mon cœur à vos désirs, répondit Tragaduros, d’autant plus que nous avons déjà cinq heures de route dans les jambes. »
Deux des domestiques mirent pied à terre pour recevoir de leurs maîtres la bride de leurs chevaux, et les deux autres déchargèrent les mules. Ensuite ils étendirent, dans celles des cabanes du village qui paraissaient les plus propres, un lit pour le sénateur et un pour don Estévan.
Nous laisserons le sénateur, jeté tout habillé sur son matelas, dormir de ce profond sommeil qui est le partage des justes et des voyageurs, pour accompagner Arechiza dans la hutte qu’il avait choisie, à quelque distance de celle de Tragaduros.
Après être entré derrière don Estévan, sur son invitation, Cuchillo ferma soigneusement une claie de bambous qui servait de porte, comme s’il eût craint que le moindre bruit ne transpirât au dehors, et il attendit que l’Espagnol lui adressât la parole.
Celui-ci s’assit sur un lit de camp en fer qu’on venait de dresser ; Cuchillo prit place sur un crâne de bœuf qui se trouvait là pour servir d’escabeau, selon l’usage de ces pays, où le luxe des sièges en est à peu près resté à cette invention, pour les classes pauvres du moins.
« Je suppose, dit Arechiza en rompant le silence, que vous avez mille raisons de désirer que je ne vous connaisse que sous votre nom actuel de Cuchillo ; moi, par d’autres motifs que les vôtres, sans doute, je veux n’être ici que don Estévan Arechiza, et rien de plus. Eh bien ! seigneur Cuchillo, continua-t-il avec une certaine affectation moqueuse, voyons donc ce secret important qui doit faire votre fortune et la mienne ?
— Un moment d’attention, et vous le saurez, seigneur don Estévan de Arechiza, reprit Cuchillo à peu près du même ton.
— Je vous écoute ; mais surtout point d’arrière-pensée, pas de perfidie ; ici nous sommes dans un pays où les arbres ne manquent pas, dit sévèrement l’Espagnol, et vous savez comment je punis les traîtres. »
À cette allusion à un passé qui se rattachait sans doute à quelque souvenir mystérieux, la figure du bandit se couvrit d’un nuage livide.
« Oui, je me rappelle, dit-il, que ce n’est pas votre faute si je n’ai pas été accroché à un arbre. Peut-être serait-il plus prudent de ne pas me rappeler une ancienne injure, de vous souvenir que vous n’êtes plus en pays conquis, et que, comme vous le dites, nous sommes entourés de forêts, mais de forêts sombres… et surtout muettes. »
Il y avait dans cette réponse de Cuchillo un air si évident de menace, joint à son aspect et à ses antécédents sinistres, qu’il fallait une certaine fermeté de cœur pour ne pas regretter d’avoir évoqué un souvenir de la nature de celui-ci. Don Estévan n’eut qu’un froid sourire pour le bandit.
« Aussi ne chargerais-je cette fois personne de l’exécution d’un traître, dit-il en lançant à Cuchillo un regard qui fit baisser le sien. Quant à vos menaces, réservez-les pour les gens de votre espèce, et n’oubliez pas qu’il y aura toujours entre ma poitrine et votre poignard un espace infranchissable.
— Qui sait ? grommela Cuchillo en dissimulant toutefois la colère qui grondait en lui. Puis il reprit d’un ton radouci : Mais je ne suis pas un traître, seigneur don Estévan, et l’affaire que je veux vous proposer est franche et loyale.
— Voyons donc.
— Vous saurez, reprit Cuchillo, qu’il y a déjà quelques années j’ai embrassé la profession de gambusino ; j’ai donc parcouru beaucoup de pays entre les quatre points cardinaux, et j’ai vu, seigneur cavalier, ce que peut-être nul œil humain n’a vu en fait de gîte d’or.
— Vous avez vu et vous n’avez pas pris ! dit l’Espagnol d’un air railleur.
— Ne raillez pas, don Estévan, reprit solennellement Cuchillo ; j’ai vu un placer d’or assez riche pour que celui qui le possédera puisse jouer pendant un an de suite un jeu d’enfer avec une veine contraire, assez riche pour satisfaire la plus insatiable ambition, assez riche enfin pour acheter un royaume tout entier. »
Don Estévan, à ces mots qui répondaient peut-être à quelqu’un des désirs qu’il devait enfermer au plus profond de son cœur, ne put s’empêcher de tressaillir.
« Si riche, continua le bandit d’un air d’exaltation, que je n’eusse pas hésité à donner mon âme en échange au diable !…
— Le diable n’est pas si dupe que d’estimer si haut une âme qu’il aura toujours gratis. Mais comment avez-vous découvert ce placer ?
— Il y avait un gambusino célèbre dans toute la province de Sonora. Ce gambusino s’appelait de son vivant Marcos Arellanos. Il avait découvert cette bonanza (gîte à fleur de terre) en compagnie d’un autre gambusino comme lui ; mais, au moment de s’en emparer, d’une partie du moins, les Indiens les attaquèrent, l’associé d’Arellanos fut tué, Marcos eut mille peines à échapper. Il revenait de chez lui, quand le hasard nous fit faire connaissance à Tubac. Là, il me proposa une seconde expédition ; je l’acceptai, et nous partîmes. Nous arrivâmes au val d’Or, c’est ainsi qu’il l’appelait. Puissance du ciel ! s’écria Cuchillo, il fallait voir ces blocs d’or étinceler au soleil, faire briller devant l’œil mille visions éblouissantes ! Malheureusement nous ne pûmes rassasier que nos yeux ; il nous fallut fuir à notre tour, je revins seul… Pauvre Arellanos ! je l’ai… bien regretté. Eh bien ! c’est le secret du val d’Or que je veux vous vendre.
— Me vendre ! et qui me répondra de votre fidélité ?
— Mon intérêt. Je vous vends le secret, mais je n’aliène pas mes droits à ce placer. J’ai vainement tenté de monter une expédition comme la vôtre, je n’ai pu y réussir ; mais vos quatre-vingts hommes (et voilà pourquoi je me suis adressé à vous seul) vous assurent le succès. Votre part déduite, le cinquième qui vous revient de droit comme chef absorberont une partie du trésor ; mais, tout compte fait aussi de la part laissée aux survivants par les hommes que nous perdrons, il restera à chacun de nous de quoi vivre dans le luxe le reste de ses jours. Je veux donc, outre le prix de mon secret, le dixième du butin pour ma part, en qualité de guide de l’expédition ; car je serai tout à la fois pour vous un guide et un otage.
— C’est ainsi que je l’entends. Et à combien estimez-vous le prix de votre révélation ?
— À une bagatelle. Le dixième que vous m’accorderez me suffira, puisque je ne puis seul m’emparer de ces trésors inaccessibles. Votre Seigneurie me défrayera en outre de mon entrée en campagne, que j’estime à cinq cents piastres.
— Vous êtes plus raisonnable que je ne pensais, Cuchillo, dit Arechiza ; va pour cinq cents piastres et le dixième du butin.
— Quel qu’il soit ?
— Quel qu’il soit. Maintenant, vous avez ma parole, sauf quelques questions qui me restent à vous faire. Ce val d’Or est-il sur la route que je compte faire suivre à l’expédition ?
— Le placer est au delà du préside de Tubac, et, puisque l’expédition part de ce dernier endroit, vous n’aurez pas à changer votre itinéraire.
— C’est bien. Et vous avez vu, dites-vous, le val d’Or de vos propres yeux ?
— Je l’ai vu sans pouvoir le toucher, je l’ai vu en grinçant des dents, comme le damné qui, à travers les flammes de l’enfer, apercevrait une échappée du paradis, » dit Cuchillo dont la figure trahissait, à n’en pouvoir douter, les angoisses de la cupidité déçue.
Arechiza savait trop bien lire sur le visage humain les sentiments secrets du cœur, pour douter plus longtemps de la véracité de Cuchillo ; puis, cinq cents piastres n’étaient pour lui qu’une somme insignifiante ; et d’ailleurs l’ambitieux n’est-il pas forcé de donner quelque chose au hasard ? Il se leva, et, d’une cassette d’ébène d’un petit volume, mais fort pesante, déposée près du chevet de son lit, l’Espagnol, prenant un sac de peau de daim qui y était enfermé, en tira une poignée de quadruples. Il en compta trente deux à Cuchillo, qui les recompta soigneusement lui-même avant de les mettre dans sa poche.
Il avait un peu plus que son compte, mais il ne s’en plaignit pas, et croisant à la mode espagnole le pouce sur l’index de sa main droite :
« Je jure sur la croix, dit-il, que je vais dire la vérité, rien que la vérité. En marchant dix jours au delà de Tubac, vers le nord-ouest, nous arriverons au pied d’une chaîne de montagnes. Elles sont faciles à reconnaître, car un brouillard épais les voile nuit et jour. Une petite rivière longe cette succession de collines ; il faut la remonter jusqu’à son confluent avec une autre rivière. Là, au point où les deux rivières, en se joignant, forment une langue de terre, s’élève une colline escarpée, dont le sommet est couronné par le tombeau d’un chef apache. Si je n’étais plus là, vous la reconnaîtriez facilement aux ornements étranges qui la distinguent. Au pied de la colline s’étend un lac, à côté un vallon étroit. C’est le val d’Or ; c’est là que les eaux des pluies ont charrié d’immenses trésors.
— L’itinéraire est facile à comprendre, dit Arechiza.
— Mais difficile à suivre, reprit Cuchillo. Des déserts arides à traverser ne sont que le moindre des obstacles ; des hordes d’indiens parcourent ces déserts à chaque instant. Le tombeau d’un de leurs chefs, qu’ils entourent d’une vénération superstitieuse, est le but constant de leurs courses, et c’est dans un de ces pèlerinages qu’ils nous ont surpris, Arellanos et moi.
— Et cet Arellanos, reprit l’Espagnol, n’a-t-il révélé ce secret à personne autre qu’à vous ?
— Vous savez, répondit Cuchillo, que les gambusinos, avant d’entreprendre une expédition, s’engagent, en jurant sur l’Évangile, à ne révéler les bonanzas qu’ils pourraient trouver qu’avec la permission de leur associé. Arellanos avait fait ce serment, et la mort l’a empêché de le trahir.
— Ne m’avez-vous pas dit qu’après sa première expédition, il était revenu chez lui, et que c’est à Tubac que le hasard vous a fait faire sa connaissance ? N’avait-il pas une femme à qui il ait pu confier sa merveilleuse découverte ? Le contraire ne serait guère probable.
— Hier, un vaguero qui passa par ici m’a appris que la femme d’Arellanos venait de mourir, et, eût-elle la possession de ce secret, l’eût-elle révélé même à son fils…
— Arellanos a laissé un fils ?
— Un fils d’adoption, reprit Cuchillo, car le jeune homme ne connaît ni son père ni sa mère. »
Don Estévan laissa échapper un geste involontaire aussitôt réprimé.
« Ce jeune homme sera sans doute le fils de quelque pauvre diable de cette province ? dit-il négligemment.
— Du tout, il est né en Europe, et probablement en Espagne. »
Arechiza sembla tomber dans une rêverie passagère ; sa tête se pencha sur sa poitrine, comme celle d’un homme qui cherche dans son esprit à rapprocher des dates éparses.
« C’est du moins, reprit Cuchillo, ce qu’a dit le commandant d’un brick de guerre anglais qui vint à Guaymas en 1811. Cet enfant, qui parlait à la fois espagnol et français, avait été capturé après un sanglant combat contre un côtre de cette dernière nation. Un matelot, son père sans doute, avait été tué ou fait prisonnier. Enfin le commandant ne savait que faire de ce jeune garçon, quand Arellanos s’en chargea et en fit un homme, ma foi ; car, tout jeune qu’il est, il a la réputation d’un rastreador[2] infaillible et d’un dompteur de chevaux intrépide. »
L’Espagnol semblait ne pas écouter Cuchillo, et cependant il ne perdait pas un mot de ce qu’il venait de dire ; mais peut-être en avait-il assez entendu, ou ce sujet de conversation lui était-il pénible, car il interrompit brusquement le bandit.
« Et vous croyez, dit-il, que, si ce rastreador infaillible, cet intrépide dompteur de chevaux sait le secret de son père adoptif, il ne peut pas être pour vous un dangereux concurrent ? »
Cuchillo se dressa fièrement.
« Je connais un homme, dit-il, qui ne le cède en rien à Tiburcio Arellanos pour suivre une piste et dompter un cheval sauvage ; et cependant ce secret n’est-il pas dans ses mains un secret à peu près inutile, puisqu’il vient de vous le vendre pour le dixième de sa valeur ? »
Ce dernier argument de Cuchillo était assez fort pour convaincre don Estévan d’une vérité incontestable, c’est que le val d’Or, entouré de tribus indiennes, comme l’avait dépeint le bandit mexicain, n’était accessible que pour une force assez considérable, et que lui seul pouvait disposer du nombre d’hommes nécessaires à sa conquête.
L’Espagnol rêvait et se taisait ; les révélations de Cuchillo au sujet du fils de Marcos Arellanos venaient d’ouvrir à ses yeux un autre ordre d’idées qui absorbaient toutes les autres. Disons ici que, pour des motifs qu’il n’est pas encore opportun d’expliquer, il cherchait à deviner si Tiburcio Arellanos n’était pas le jeune Fabian de Mediana.
Cuchillo, de son côté, réfléchissait à certains antécédents relatifs au gambusino Arellanos et à son fils adoptif, et se gardait de les mentionner pour de puissantes raisons. Mais pour que ce récit puisse, dès son début, marcher débarrassé autant que possible de tout retour sur le passé, ces antécédents doivent être connus du lecteur.
Cuchillo, nous l’avons dit, changeait souvent de nom. C’était sous l’un de ces noms qu’il usait si vite que le bandit se trouvait à Tubac, quand il avait fait connaissance du malheureux Arellanos et s’était associé avec lui. Lorsque ce dernier, avant de commencer une nouvelle et périlleuse excursion, était revenu du préside pour revoir sa femme et le jeune homme qu’il aimait comme un fils, il confia à sa femme seule le but de son expédition et lui laissa même un itinéraire exact de la route qu’il devait suivre. Cuchillo ignorait, du reste, cette particularité.
Mais un fait qu’il taisait soigneusement, c’était que lui-même, après avoir entrevu le val d’Or, avait assassiné Arellanos pour s’emparer seul des trésors qu’il contenait. On a vu comment il avait été forcé de fuir à son tour, sans toutefois perdre le fruit de son crime, puisqu’il profitait seul de la vente de son secret. Nous laisserons maintenant le bandit combler lui-même une étroite lacune en expliquant comment il avait fait connaissance du fils d’Arellanos.
« Néanmoins, reprit Cuchillo en rompant le silence, j’ai voulu avoir le cœur net de toute appréhension. De retour à Arispe, je m’informai de la demeure d’Arellanos, et je fus trouver sa veuve pour l’informer de la mort du pauvre Marcos. Mais, à l’exception de la douleur avec laquelle mon message fut accueilli, je n’ai rien vu, rien soupçonné qui pût me faire croire que je n’étais pas le seul possesseur du secret que je viens de vous révéler.
— On croit facilement ce qu’on espère, dit Arechiza.
— Écoutez, seigneur don Estévan, reprit-il, il est deux choses dont je me pique : c’est d’avoir une conscience aussi facile à alarmer qu’une perspicacité difficile à mettre en défaut. »
L’Espagnol ne fit plus d’objections ; il était convaincu, non de la conscience sans doute, mais de la perspicacité du bandit.
Quant à Tiburcio Arellanos lui-même, nous croyons superflu de dire ce que le lecteur a déjà compris : c’est que ce jeune homme n’était autre que Fabian, le dernier descendant des comtes de Mediana. Cuchillo vient d’expliquer comment le brick anglais, vainqueur du côtre français, l’avait transporté, après la captivité du matelot canadien, sur une terre étrangère. Là, désormais sans guide pour retrouver sa famille, déshérité des biens de son opulente et noble maison, orphelin de ceux qui avaient protégé son enfance et sa jeunesse, il ne possédait plus que ce que possède le plus pauvre dans ce pays : un cheval et une hutte de bambous.