Dumas (p. 150-171).


XI

ELLINOR ET GALLIANE


Vers le milieu de la matinée, Galliane sortit de chez lui pour se rendre au centre d’aviation maritime où il devait voir un ancien camarade. Il aimait la marche et regrettait seulement de n’avoir pas Blanche à son côté.

Le matin était d’argent et de perle sous un ciel voilé qui pâlissait la mer.

Le jeune homme allait s’engager sur la route de Giens quand le facteur déboucha de celle d’Hyères et, descendant de bicyclette, lui remit son courrier : quelques lettres d’affaires.

En les décachetant, il marchait d’un pas allongé entre les salines et les marécages encombrés de roseaux. Il y avait dans l’air une activité qui le distrayait de sa lecture : une extraordinaire affluence de mouettes tournoyaient au-dessus des herbes aquatiques ; beaucoup plus haut, le vrombissement d’autres grands oiseaux de métal en route vers Toulon emplissait le ciel.

Nérée musa quelques minutes devant les évolutions des mouettes voraces. Il se rappelait que, dans son enfance, il ne pardonnait pas à ces oiseaux élégants de se détourner de la pureté bleue de la mer pour se complaire autour des eaux stagnantes et polluées. — Symbole !… La vie est rude et souvent laide. Il faut manger pour vivre ! Et peu d’êtres savent conquérir leur subsistance sans se salir le bout des ailes dans la fange…

Engagé sur ce thème, il oubliait d’ouvrir la dernière lettre de son courrier. Il s’en avisa, ralentit le pas et, de l’index, fendit l’enveloppe blanche.

Arrêté au bord de la route, il lut les quatre lignes dactylographiées et prononça :

— Dégoûtant !…

Il reprit sa marche, gardant au creux de sa main le papier pressé en boulette. Ce ne fut qu’après une cinquantaine de pas qu’il eut l’impression que quelque chose faiblissait dans sa poitrine et que ses jambes ne le soutenaient plus.

Comme il arrive toujours en pareille occurrence, il déplia soigneusement le papier chiffonné pour y relire les mots qui ne s’étaient que trop profondément imprimés dans son cerveau : « Monsieur Galliane est-il instruit des visites que fait sa femme à un jeune homme logé à l’hôtel de… » Suivaient le nom de l’hôtel et son adresse exacte.

Cette fois, Nérée enfonça dans sa poche le papier froissé, en murmurant :

— Ignoble !

Il ne s’était pas questionné une seconde sur l’auteur du billet : il savait.

Mais il s’aperçut avec une secrète horreur que, pas davantage, il n’avait douté une seconde de la véracité de l’accusation.

Il éprouva subitement un tel épuisement physique qu’il chercha des yeux un coin où s’asseoir… Mais un passant le verrait là, gisant comme une loque, lui, Nérée Galliane, connu de tout ce qui circulait entre Hyères et Toulon ! Il se raidit essuya la sueur qui lui mouillait la face, se traîna jusqu’à la prochaine pinède et put enfin se laisser tomber dans un coin d’ombre, à l’écart des sentiers fréquentés.

Adossé à un tronc de pin, les paupières closes, il attendit que s’apaisât l’orage de son sang qui semblait près de lui briser les artères et lui emplissait les oreilles d’un bruit de torrent. Un quart d’heure, peut-être, il demeura ainsi. Puis, rouvrant les yeux, lucide et résolu, il se mit à considérer le problème.

Donc, lorsque Blanche passait à Toulon ces longues heures qui la laissaient si pâle, c’était pour y rencontrer un homme.

Rendez-vous coupable ?

Le mari accablé sembla retrouver toute son énergie pour affirmer à voix haute :

— Impossible !… Cela, jamais ! jamais !

Et sa propre voix s’élevant dans le silence affermit encore sa foi.

L’odieuse hypothèse était écartée sans examen. Il fallait trouver autre chose.

Si cet homme eût été un inconnu se dressant subitement sur le chemin de Blanche et menaçant sa tranquillité, elle en aurait informé sur-le-champ son mari. On pouvait donc croire que l’homme était un revenant qui surgissait du passé de la jeune femme.

Blanche aurait-elle eu un passé ?

« Lorsque le destin me la donna, songeait Nérée, elle était pure comme un lis… Alors ? Quelque passionnette de jeune fille, un amour de tête qu’elle n’aurait jamais osé m’avouer ? »

Mais Blanche était aujourd’hui une femme avertie et très intelligente. Comment serait-elle retombée sous l’influence d’un homme qui n’aurait jamais joué dans sa jeunesse que ce rôle négligeable ?…

Une jeune fille aimante et candide peut s’éprendre d’un être indigne… On voit ces choses tous les jours… Dans ce Toulon, une enfant sans mère, dont le père est absorbé par sa profession, peut faire d’étranges rencontres. Si Blanche avait eu un premier amour pour quelque aventurier qui, revenu inopinément, exercerait sur elle un odieux chantage ?

Cette hypothèse expliquerait l’angoisse que trahissait, par moments, la physionomie de la jeune femme.

Et voilà qu’une autre pensée s’insinua en Galliane comme une pointe de feu : pourquoi le docteur Ellinor avait-il refusé son consentement au mariage de sa fille ? Il avait écrit à Nérée : « Ne voyez dans ma décision aucune prévention contre votre personne. » Quel était donc le mobile de son attitude inflexible ? Marc Ellinor, réputé pour sa conception altière de l’honneur, voyait-il quelque chose de répréhensible dans le mariage de Blanche ? Avait-il quelque raison de le considérer comme une déloyauté ? Était-ce ce même scrupule qui le laissait visiblement gêné et contracté en face de son gendre, en dépit des efforts de rapprochement, et peut-être même d’une sympathie réelle ?…

Ces pensées s’enchaînaient dans l’esprit de Nérée avec une logique impitoyable.

La situation était donc celle-ci : Blanche avait aimé Nérée dès qu’elle l’avait connu ; elle l’avait aimé absolument, passionnément — trop pour oser lui dire qu’avant lui un autre lui avait donné l’illusion de l’amour, l’avait entraînée, sans doute, à des imprudences… graves. Assez graves pour motiver l’attitude du père.

Cet autre venait de reparaître et se livrait à quelque manœuvre ténébreuse. Blanche, terrorisée, ne pouvant supporter l’idée de déchoir aux yeux de son mari, endurait depuis quelques semaines on ne savait quel martyre…

Et plus Nérée tournait et retournait le problème, plus il groupait les indices, plus sûrement il se confirmait dans cette explication.

Que Blanche fût tendrement fidèle, qu’elle n’eût jamais cessé d’aimer son mari de toutes ses forces, cela n’inspirait aucun doute à Nérée. Pourquoi donc se sentait-il perdre pied en une telle détresse, comme si la vie, en une demi-heure, venait de se défleurir à jamais ?

Il songea au désenchantement mortel de son camarade Georges Bard, en découvrant dans la vie de sa jeune femme un fait passé sous silence. — Silence infiniment moins grave que celui qu’il aurait, lui, à pardonner. Et Bard divorçait !… Jamais une telle pensée ne pourrait effleurer Nérée. Son union avec Blanche était indissoluble, quoiqu’il arrivât. En présence des pires déceptions, il sentirait grandir ses devoirs.

— Mais s’il allait ne lui rester que des devoirs ?…

Affaissé, les coudes aux genoux et le menton sur les poings, il avait perdu toute notion de l’heure. Il n’était plus question d’aller voir son ami, de s’occuper de ses affaires ; rien ne méritait plus un geste. Il ne pouvait que rester là, penché sur son désastre.

Le soleil avait triomphé des vapeurs du matin ; au loin, il resplendissait sur la mer joyeuse. Nérée, incommodé par la chaleur montante, finit par éprouver le besoin de changer de place. Il regarda sa montre, vit qu’il était midi et demie. À la maison, sans doute, l’attendait-on encore pour le déjeuner. Rentrer, se mettre à table entre sa mère et Blanche ? C’eût été trop exiger de ses forces. Il s’enfonça plus avant sous l’ombre des pins, se replongea en ses pensées.

Il était plus de deux heures quand il se remit debout. Bien qu’il restât pâle, il avait les traits détendus, le regard calme. Il savait maintenant ce qu’il avait à faire : rentrer chez lui pour y prendre sa voiture, aller à Toulon chercher sa femme… la délivrer, la guérir, la rendre à elle-même ; lui apprendre quel sûr refuge peut être un cœur d’homme et quel est le sens le plus haut du mariage.

Immobilisé un instant au milieu du sentier, il se posa une dernière question :

« Même si j’allais, ce soir, me trouver en présence de… l’impossible ? — Oui, même dans ce cas. »

Et, d’un pas ferme, il reprit le chemin de Pomponiana.

Lorsqu’il arriva au plus épais des marécages, son regard fut attiré par un immense frémissement d’ailes. Au-dessus des roseaux, les mouettes tournoyaient par centaines, se mêlant au vol chatoyant des bleus martins-pêcheurs. Comme le matin, Nérée s’oublia un moment à les contempler, si absorbé qu’il tressaillit à la voix d’un passant. C’était un homme des cabanes, qui revenait de vendre du poisson :

— Adieu, monsieur Galliane. Vous aimez donc bien les oiseaux ?

— Bonjour, Casténou… Oui, j’aime les oiseaux. Voyez comme ils sont gracieux.

— Bien sûr. Mais les oiseaux, comme les autres bêtes, c’est malfaisant.

— Casténou, ils ont des ailes !

— Eh ! Moussu Nérée, vous en avez eu aussi, des ailes, il n’y a pas bien longtemps.

— J’en ai peut-être encore… — Adieu, Casténou.


En arrivant à Toulon, Nérée alla d’abord sonner chez son beau-père où Victorine lui fit la réponse qu’il prévoyait : Mme Blanche était venue embrasser son père avant l’heure de la consultation et elle était repartie depuis longtemps.

Ne voulant pas s’encombrer de sa voiture, il la laissa dans un garage et s’en fut à pied, suivant la ligne du tramway. Bien que le quartier lui fût peu familier, il découvrit sans difficulté le petit hôtel. Mais, parvenu là, qu’allait-il faire ? Il ne pouvait entrer et demander sa femme. Et il ignorait le nom de l’homme. S’il restait en croisière en face de la maison, il attirerait tous les regards… Le mieux serait de s’asseoir à la terrasse devant un verre de bière, sans quitter des yeux la porte de sortie.

Gorgé d’amertume, il se disait : « Qui aurait pu prévoir que je me verrais un jour contraint à ce guet, humiliant pour moi, offensant pour elle ? » — Mais il était stoïquement résolu à vider, ce soir, le calice jusqu’au fond.

Il cherchait des yeux une table placée selon ses desseins, quand il reçut un coup de tête dans l’estomac. Un enfant, en courant, venait de se jeter sur lui ; c’était Moustique !

Le petit reconnut fort bien le monsieur et lui rit au nez.

— Toi ?… fit Galliane, stupéfait. Où est ton père ?

— Là-haut, dans sa chambre.

— Veux-tu me conduire auprès de lui ?

— Je veux bien.

Ils montèrent un triste escalier où s’éternisaient les vapeurs de cuisine, s’engagèrent dans un corridor au tapis élimé. Moustique allait en sifflotant, conscient de son importance. Il ouvrit délibérément une porte et passa le premier…

Au cours des cauchemars, le dormeur accepte d’ordinaire sans étonnement les péripéties les plus extravagantes. Ainsi, Nérée, sans réaction aucune, avançait dans son cauchemar. Qu’il retrouvât dans cette chambre pauvre le campeur de la route d’Hyères, et que Blanche fût là, seule avec cet homme, il lui sembla que cette rencontre invraisemblable avait toujours été prévue.

Cependant, l’inconnu, assis au bord du lit, venait de se dresser comme un ressort. Il était si grand, si rigide et blême qu’on eût dit un cadavre debout. Il parla d’une voix extraordinairement calme :

— Cela devait arriver !… Et, sans doute, est-ce bien ainsi.

Mais Blanche, avec un visage égaré, s’était jetée, les bras étendus, entre les deux hommes :

— Nérée ! implora-t-elle avec un accent déchirant, aie pitié de lui. Aie pitié de lui : il est si malheureux !

Nérée fixait sur elle un œil un peu hagard. Le cauchemar continuait… Jusqu’où s’enfoncerait-on ?

L’homme à la face exsangue s’était ressaisi :

— Il faut nous laisser seuls, Blanche, dit-il ; emmène l’enfant.

Galliane écoutait cette voix. L’étranger tutoyait Blanche… Le cauchemar continuait. Il lui semblait que les murs s’étaient mis à tourner ; il lui semblait que son corps avait acquis un poids formidable… Il se laissa tomber dans l’unique fauteuil, celui que venait de quitter sa femme.

L’homme, debout à trois pas, disait :

— Me voici donc entre vos mains. Je crois qu’obscurément, depuis notre première rencontre, je n’ai pas cessé de souhaiter ce qui arrive.

Nérée, à grand effort, comme un plongeur remonte du fond d’une eau trouble, parvenait à reprendre pied dans la réalité. Lorsqu’il se sentit enfin capable de parler, il demanda :

— D’abord, qui êtes-vous ?

Dans les yeux bruns, très beaux, le regard vacilla. Et l’inconnu répondit d’une voix éteinte :

— Je n’aurais pas voulu commencer par là. Le nom qu’il me faut prononcer va vous faire horreur… Je suis Pierre Vincent.

Le cauchemar prenait une allure vertigineuse. Nérée se débattait de nouveau dans une eau lourde et noire. Sans un geste, il répéta :

— Pierre Vincent… L’assassin de mon père.

L’autre avait étendu le bras comme pour arrêter le mot redoutable :

— Non, monsieur, fit-il sourdement, non, pas un assassin, mais plutôt une victime. Le coup de feu parti involontairement de ma main n a pas été fatal qu’à votre père…

— Vous vivez.

— Je vis ! Je ne vous souhaite pas de connaître cette vie-là. Faites-moi la grâce d’entendre toute ma triste vérité. Ensuite, vous disposerez de moi.

« Le soir que vous êtes venu m’assister sous ma tente — j’étais si loin de deviner en vous le fils de Paul Galliane ! — je crois vous avoir dit que je payais chèrement des folies de jeunesse. La plus grave de ces folies avait été de me laisser séduire par les théories anarchistes… J’étais pétri à la fois de sentiments généreux et d’idées fausses. J’abandonnai mes études médicales pour me jeter dans la mêlée ; je devins un agitateur… dangereux, oui. Je n’avais jamais touché une arme à feu, je n’aurais pas effleuré un cheveu de mes adversaires ; mais je rédigeais, presque à moi seul, une petite feuille incendiaire ; et certaines paroles écrites dans un journal ou prononcées dans un meeting peuvent être des armes chargées…

« Rappellerai-je la sinistre nuit qui fit de moi un meurtrier ? Je venais d’écouter parler votre père ; je n’admettais aucune de ses idées ; mais son accent avait été d’une sincérité émouvante. Je me retirais, tranquille, ne songeant qu’à m’aller coucher. Comment la bagarre éclata-t-elle ? Le sait-on jamais ?… Il y avait là des débardeurs du port gavés d’alcool, il y avait de mauvais garçons… Un moment, je me vis entouré, menacé ; des coups de feu partirent. Un camarade, me jugeant en péril, me mit dans la main un browning — dont je ne savais même pas me servir. Brutalement molesté, j’ai voulu tirer en l’air. Un coup de poing a fait dévier mon arme…

« Sans savoir qui j’avais atteint, je fus entraîné par mes amis… Le lendemain matin, la mort de votre père mettait Toulon en rumeur. On prononçait mon nom… Alors, je dus à des amitiés sûres — dites, si vous voulez, à des complicités — la possibilité d’échapper à la police.

— Est-ce là l’attitude d’un innocent ?

— Mon innocence, comment la prouver ? Mon arrestation eût-elle réparé le malheur ? Ce qui m’importait avant tout, c’était d’éviter le scandale. J’appartenais à une famille aux principes rigides, élevant le culte de l’honneur à des hauteurs cornéliennes. Ma famille m’a chassé, renié, condamné ; mais, du moins, j’ai laissé son nom intact.

» Ce qu’a été ma vie depuis ce jour maudit, je crois vous en avoir donné un aperçu : misère, humiliations, solitude, remords, efforts désespérés pour redevenir un homme… Si vous exigez un autre châtiment, je me remets entre vos mains. »

Pendant le silence qui suivit, Nérée oublia un moment celui qui venait de parler. Le regard voilé, il évoquait la chère figure de son père ; il revoyait, en un raccourci émouvant, cette vie sereine et sage, faite d’actions utiles et de bonté ; cette vie limpide et harmonieuse comme l’atmosphère du jardin natal. Tant de force et de douceur anéanties en une seconde par le geste d’un inconscient !…

Mais il sembla soudain s’éveiller en sursaut ; il y eut un éclair dans ses yeux et sa voix se fit dure :

— Veuillez me dire, maintenant, quelles relations existent entre ma femme et vous.

Pierre Vincent hésita avant de porter un nouveau coup et sa réponse fut à peine perceptible :

— Blanche est ma sœur.

Nérée le regardait, stupide… Non, cet homme n’avait pas l’air d’un aliéné, mais d’un être accablé par la fatalité.

— Je ne comprends pas… Le père de Blanche croit son fils mort.

— Non. Si mon père m’a dit mort, c’était pour lui une façon définitive de me rayer de sa vie. « Pierre Vincent » était mon pseudonyme de journaliste. Par déférence pour mon père, j’avais laissé ignorer ma véritable identité à ceux qui menaient avec moi ou contre moi le combat politique. Le mort, c’est Pierre Vincent ; Claude Ellinor demeure, et je vous jure qu’il n’en est ni fier ni heureux.

» Pendant trois ans, je n’ai rien su des miens ; ils ont tout ignoré de moi. En rentrant en France, il y a quelques semaines, mon espoir était de revoir d’abord ma sœur et, par elle, de parvenir à fléchir mon père. Vous pouvez imaginer mon effondrement lorsque j’appris que Blanche était devenue votre femme… Et, puisque nous voici à ce point douloureux, je vous supplie de faire un moment abstraction de ma personne : il faut que je vous parle de ma sœur. Depuis que je l’ai retrouvée, je l’ai vue si affreusement suppliciée que j’en oubliais souvent ma propre détresse. Blanche est persuadée que vous ne lui pardonnerez pas de vous avoir épousé, sachant… ce qu’elle savait ; que vous lui reprocherez son silence comme un abus de confiance, un mensonge presque criminel…

« Or, elle n’a qu’un mot pour sa défense : « Je l’aimais trop ! » Je crains que, devant vous, elle ne sache pas se justifier avec cette passion qui m’arracha des larmes. En devenant votre femme, elle rêvait de compenser, par le dévouement et l’absolue tendresse de toute une vie, le mal que je vous avais fait ; de vous donner un bonheur si parfait qu’il pût vous faire tout oublier. C’est l’argument qu’elle opposa à toutes les objections de notre père. Et je vous assure que, pour que Blanche passât outre à la volonté paternelle, il fallait qu’elle vous aimât immensément. C’est pour elle que je vous supplie… »

D’un geste, Nérée l’interrompit :

— Inutile. Personne n’a besoin d’intervenir entre ma femme et moi. Pouvez-vous me dire quelles sont, à cette heure, vos intentions ?

— Partir cette nuit pour Anvers ; m’embarquer samedi sur l’Alaska en partance pour Valparaiso.

— Votre enfant ?

— Je vais le laisser à un ménage de maraîchers, au Mourillon. Ces gens semblent honnêtes… Blanche veillera de loin sur mon petit.

— Et… les cent cinquante dollars du voyage ?

— Ce fut la grosse difficulté…

— Je ne puis admettre que vous n’ayez pas tenté de voir votre père.

— Ma sœur s’y est opposée. Les médecins qui ont soigné mon père ont recommandé de lui épargner toute émotion sous peine de danger mortel… Il me faut repartir sans l’avoir même aperçu.

— Les craintes de Blanche sont probablement exagérées… Comment avez-vous résolu la question d’argent ?

— Ma pauvre petite sœur a vendu son collier.

— Ah ? Bien… Tout s’explique. — Mais je crois que la voilà.

La porte s’ouvrit brusquement devant Moustique plein d’autorité.

— Papa, on revient. Tantine est trop lasse. Heureusement que j’étais là pour l’aider à marcher.

À voir l’attitude de Blanche et son visage de morte, on comprenait aisément qu’elle eût besoin d’un appui. Nérée la poussa vers le siège unique et, d’un ton calme qui ne trahissait rien de ses sentiments, il dit :

— Attends-moi là. Je vais voir ton père.

Une nouvelle angoisse remit la jeune femme debout :

— Nérée, prends garde ! Tu sais qu’un choc moral peut le tuer !

— Il n’y aura pas de choc. Laisse-moi aller.

Lorsqu’il se retrouva dans la rue, il respira profondément une bouffée d’air chaud, chargé de poussière, de vapeur de pétrole, de graillon de fritures ; et cet air lui parut vivifiant comme la brise sur ses jardins aux heures pures de l’aurore.

Nérée Galliane avait traversé le cauchemar. Les spectres menaçants s’étaient évanouis. À l’horizon balayé, rayonnait — intacte ! — l’image de Blanche. Il se sentait libéré des soupçons crucifiants, de la colère, de la haine. Toute vie humaine se heurte une fois au moins à la fatalité : la tâche des hommes est de réduire au minimum l’œuvre de la fatalité et du malheur. C’est à quoi Nérée allait s’employer, sans aucune prétention à l’héroïsme, modestement, avec le courage d’un « homme moyen ». Il ne songeait point à se guinder au sublime ; il voulait être humain, comme l’eût été son père en de telles conjonctures.

Le docteur Ellinor était en consultation.

— Il y a encore une demi-douzaine de clients qui attendent, dit Victorine.

— Je suis pressé et je ne retiendrai pas longtemps le docteur. Voulez-vous lui faire passer ceci ?

Sur une carte, il avait rapidement écrit quelques mots. Au bout de cinq minutes, il fut introduit.

Marc Ellinor s’était levé et, d’un vif regard, scrutait la physionomie du jeune homme.

— Bonsoir… fit-il. Asseyez-vous là.

Il n’osait appeler son gendre « monsieur » et n’avait pu encore se résoudre à une appellation plus familière.

Installé d’un air calme derrière son bureau, il demanda :

— De quoi s’agit-il ?

— Monsieur, je voudrais vous parler de votre fils.

La physionomie du docteur demeura impassible ; mais le grand nez blanchit et la main se crispa sur le stéthoscope posé à sa portée. Cependant, la voix resta ferme et tranquille :

— Ah ?… Claude est ici ? Vous l’avez vu ?

— Oui. J’étais avec lui tout à l’heure.

— Blanche a eu le courage de vous mettre en présence de son frère ?

— Non, elle n’a pas eu ce courage, et elle a eu tort ; le hasard seul provoqua notre rencontre. Et Blanche n’a pas osé davantage vous amener votre fils.

— Elle a bien fait.

La réponse avait été d’une sécheresse coupante.

Nérée comprit qu’un autre moment difficile était venu pour lui. Il rassembla tout son sang-froid, toutes les ressources de sa claire intelligence, et se mit à plaider la cause du meurtrier de son père.

Le docteur, avec un visage de marbre, écoutait. Il écoutait, sans le moindre tressaillement, les erreurs, les misères, les efforts de son fils et sa profonde tristesse de s’exiler de nouveau en se séparant de son enfant.

Le plaidoyer aurait pu durer jusqu’au lendemain sans que le père eût un mot ou un geste pour l’interrompre. Lorsque Nérée se tut, c’est qu’il était à bout de forces et d’arguments.

Un court silence, puis la voix froide :

— Au fait, que voulez-vous de moi ? De l’argent, sans aucun doute. Depuis dix ans, Claude n’a jamais cherché à se rapprocher de moi que pour m’extorquer de l’argent.

Nérée fut blessé de cette réponse brutale.

— Votre fils, dit-il, n’a aucun besoin d’argent. Ce qu’il souhaite, c’est de vous revoir avant de retourner à son destin hasardeux, et c’est de vous faire connaître son enfant.

La main nerveuse eut un geste de refus.

— Je ne veux pas voir mon fils. Quant à l’enfant — né de quelle basse rencontre ? — il ne m’est rien.

L’attitude d’Ellinor, en ce moment, était propre à glacer le plus audacieux courage. Nérée osa pourtant insister :

— Est-ce que, vraiment, vous serez plus impitoyable que moi ?

— On voit bien que vous n’êtes pas le père de Claude !

— Je ne suis pas son père, mais… il a tué le mien.

— Vous gardez les illusions et la générosité de la jeunesse — que je n’ai plus. Et, surtout, vous êtes meilleur que moi. Mais Claude a épuisé tout ce qu’il pouvait y avoir en moi de bonté.

Et, rêveur, comme se parlant à lui-même :

— Je me suis demandé souvent ce qui manque à ce cerveau qui semblait supérieurement doué : peut-être le sens exact de ce qui est réalisable ; peut-être cet orgueil du self-control si développé dans notre famille ; ou bien je ne sais quel principe de fixité qui fait l’harmonie d’une existence humaine…

Relevant les yeux sur Nérée, il dit plus rapidement ;

— Mon fils a empoisonné ma vie. À quinze ans, je dus le retirer du lycée de notre ville parce que le proviseur m’y invitait. Après une année brillante à Louis-le-Grand, il en fut chassé pour avoir giflé un maître d’études. Pendant son service militaire, s’il évita la prison, ce fut grâce aux bons offices d’un parent haut placé, de mon ami Vallerix. Après la période militaire, il va continuer à Paris ses études de médecine. Quelles études ! Les brasseries du quartier latin et les boîtes de nuit de Montmartre… Ne croyez pas qu’à cette époque je lui fusse trop sévère. Bien au contraire, à cause de sa pauvre maman, et aussi par tendresse paternelle je pardonnais frasque après frasque, m’obstinant à faire confiance à mon propre sang… Et puis j’appris que Claude ne mettait plus les pieds à la Faculté et s’était acoquiné à une bande d’anarchistes… Vous savez le reste. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il a fait mourir sa mère à petit feu. Ma femme était d’une sensibilité excessive — Blanche lui ressemble. Ces années de déceptions, de chagrins, d’angoisses perpétuelles l’ont minée, l’ont mise au tombeau… Voilà le lourd passé d’un homme qui n’a pas trente ans.

Nérée avait écouté sans trop d’étonnement ce réquisitoire.

— Monsieur, dit-il, la jeunesse est parfois une terrible épreuve. Il faut la laisser jeter sa trouble écume ; après quoi viennent les belles heures de lucidité et d’équilibre.

— Vous parlez d’or ! On voit bien que cette trouble écume ne vous a jamais éclaboussé.

— Quoi qu’il en soit, monsieur, faites encore crédit à votre fils. Car, enfin, vous voudrez bien reconnaître que toutes les grandes et belles choses du monde n’ont pas été faites par des saints. Si l’on avait désespéré de tous les garçons indisciplinables, de toutes les têtes brûlées, que d’expéditions hardies, que de découvertes bienfaisantes, que de victoires de la civilisation n’auraient jamais été réalisées ! Croyez-vous que ce soit un amusement de jeune fou que d’aller s’enfermer dans une léproserie du Chili ?

— Ne faites pas de romantisme. La médecine est la médecine. Soigner la lèpre ou la rougeole, c’est faire son métier de médecin, voilà tout. La lèpre est moins contagieuse que la tuberculose, et pas plus horrible en somme. Mon fils n’est ni un héros ni un martyr… Bref, si ce garçon a vraiment quelque chose dans le ventre, qu’il le prouve. Quand il aura fait œuvre utile, je pourrai passer l’éponge sur ses désordres et ses fautes ; mais les rêves, les promesses et les espérances ne me suffisent plus.

Le ton était définitif. Il fallut du courage à Nérée pour risquer encore :

— Et… l’enfant ?

— L’enfant ? J’ai dit que je veux l’ignorer. Toutefois, s’il y a une pension à payer, bien entendu, je paierai.

— Il n’y aura rien à payer, monsieur, répondit Galliane en se levant.

Le docteur l’arrêta d’un geste :

— Un instant encore, je vous prie. C’est moi, maintenant, qui dois vous faire une demande. Vous venez d’avoir une révélation très pénible, et croyez que j’apprécie votre attitude. Mais il serait cruel que vos rapports avec votre femme puissent être modifiés, aussi peu que ce soit. Vous comprenez, n’est-ce pas, pourquoi je refusai mon consentement à votre mariage. Lorsque Blanche me soumit ce projet, je le jugeai presque criminel. Ma fille, sachant que vous ne l’épouseriez jamais en connaissance de cause, ne reculait pas devant un parti audacieux qui soulevait ma conscience. Je fus impuissant à la convaincre : déjà, entre vous et moi, elle ne balançait plus ! Ma rancune fut sévère ; je jugeais Blanche presque aussi coupable que Claude ; j’étais résolu à ne lui pardonner jamais. Eh bien ! lorsque je vous ai vus tous les deux, j’ai pensé que ma fille avait eu raison.

Nérée, le cœur étreint, répondit sourdement :

— Votre fils, tout à l’heure, oubliant sa propre cause, plaidait auprès de moi celle de sa sœur. Mais ne comprenez-vous pas que ce serait une chose invraisemblable et folle qu’on eût besoin de défendre Blanche devant moi ?

Ils étaient debout tous les deux. Ellinor accompagna son gendre jusqu’à la porte du vestibule et Nérée s’éloigna après s’être excusé. Pendant qu’il traversait la cour, il sentait que le docteur avait les yeux sur lui. Arrivé au portail extérieur, il se retourna : son beau-père, en effet, était resté debout sur le seuil et il parut ébaucher comme un geste de rappel.

Le jeune homme revint sur ses pas :

— Pardon… il m’a semblé que vous vouliez me dire quelque chose.

Jamais Marc Ellinor n’avait été aussi intimidant. Avec sa tête énergique et pâle qu’il portait haut, il était bien à cette minute « la statue de lui-même », selon l’expression de sa fille.

— Non, répondit-il, je n’ai plus rien à vous dire, mais embrassez-moi.

Sous l’œil exorbité de Victorine, qui traversait la cour, les deux hommes se donnèrent l’accolade.

Lorsque Nérée rentra dans la pauvre chambre d’hôtel, Blanche leva sur lui un regard qui exprimait à la fois l’angoisse, l’admiration et une ineffable tendresse. Le mari savait bien lire dans ces yeux-là ; mais il jugea qu’il n’était pas l’heure des attendrissements. Il dit d’un ton posé :

— Je n’ai pas obtenu ce que j’espérais ; mais j’ai eu raison, pourtant, d’éclaircir la situation. Sachons attendre… Nous n’avons plus rien à faire dans cette chambre morne ; rentrons tous les quatre à la maison. Je vous amènerai en gare de Toulon pour le train de minuit.

Le visage altéré de la jeune femme pâlit un peu plus :

— À la maison, Nérée ?… As-tu songé à ta mère ?

S’il y avait songé ! La pensée de sa mère avait été son grand scrupule, son seul motif d’hésitation. Mais il s’était dit qu’on ne doit pas faire le bien timidement, qu’il faut savoir trancher avec hardiesse un cas de conscience — comme l’avait osé Blanche.

— C’est surtout à ma mère que je pense, répondit-il. Je veux qu’elle connaisse le frère de ma femme, le père du petit garçon qui va partager notre vie.

Lorsqu’ils pénétrèrent tous les quatre dans la pénombre verte de la véranda, qui eût pu dire le plus ému ?

Mme Galliane était allée promener Pomme. Fine, électrisée par la vue du beau campeur soudain reparu, s’élança à toutes jambes vers le haut du domaine pour en ramener Madamo.

Au même instant, une apparition opportune surgissait au seuil de la véranda : Mme Horsel.

Parfaitement maître de lui, courtois et souriant, Nérée alla à sa rencontre.

— Madame, dit-il, je suis vraiment heureux de pouvoir vous présenter mon beau-frère, Claude Ellinor — un fantaisiste impénitent qui partage avec vous le goût des énigmes ténébreuses.

Ces mots — inintelligibles à Blanche et à son frère — avaient été bien accentués, quoique sur un ton de plaisanterie aimable.

Çlaude s’inclina sans comprendre. Diane, livide sous son fard, balbutiait péniblement :

— Enchantée, monsieur, enchantée…

Puis, tournant un regard éperdu vers la porte :

— Je suis confuse de troubler une réunion de famille… Je venais vous informer de mon prochain départ.

Et Nérée, plus souriant encore :

— Vous nous laisserez de longs regrets, madame ; mais nous saurons comprendre que votre destinée n’est pas ici.


Un peu avant minuit, Diane Horsel, qui gisait, anéantie, sur son balcon, vit l’automobile des Galliane descendre l’avenue des palmiers et prendre à bonne allure la route de Toulon.

— Demain à la même heure, c’est moi qui m’en irai, décida-t-elle. Que ne suis-je partie un mois plus tôt, en laissant ici un souvenir dont je n’aurais pas rougi !…

Cependant, Mme Galliane se penchait en souriant sur le petit Marc endormi. La vieille dame n’était pas encore remise de tant d’émotions : un mort qui ressuscite, enrichi d’un beau petit garçon !… Ce Claude Ellinor avait dû être une fameuse tête folle — comme tant de garçons trop séduisants — mais il était de bonne souche et le temps des folies était passé.

Elle appela tout bas :

— Fine ! Venez donc le voir dormir. Est-il joli !… Un peu pâlot ; mais nous y mettrons bon ordre. Nous allons le soigner et le gâter, hein ? Nous voilà avec deux enfants à chérir : quel bonheur dans notre vieille maison !

Le petit garçon dormait dans une paix, une confiance émouvantes. Avec l’instinct infaillible des enfants et des animaux, il avait senti que cette maison et ces trois cœurs seraient à son enfance le plus doux, le plus chaud refuge, le paradis enchanté dont le souvenir embaume toute la vie d’un homme.