Dumas (p. 139-149).


X

HEURES TROUBLES


Il était plus de huit heures et Blanche n’était pas rentrée. Nérée arpentait nerveusement l’avenue des palmiers. Il avait trompé un moment son impatience en promenant Pomme ; mais l’enfant tombait de sommeil ; il avait fallu le coucher.

Mme Galliane rejoignit son fils :

— Viens donc t’asseoir auprès de moi, mon petit. Je te vois inquiet du retard de ta femme. Comme tu es prompt à te tourmenter ! Blanche aura manqué le train de sept heures ; elle ne tardera pas d’arriver.

Sans répondre, le mari anxieux vint s’asseoir auprès de sa mère sous les orangers en fleurs. Après une journée chaude, le doux crépuscule de mai commençait à velouter les masses de verdure ; la mer, comme lasse, chuchotait en sourdine et, dans les branches mollement balancées, les nids s’assoupissaient.

Heure exquise, que chacun interprétait selon ses dispositions intimes. — La nature n’est qu’un grand miroir qui nous renvoie, élargi, ce que nous lui donnons. Mme Galliane accueillait les moindres détails de ce luxuriant printemps comme une faveur insigne à elle accordée par la Providence. Elle avait accoutumé de dire qu’après soixante-dix ans, nous devons adorer la vie comme l’adore un condamné qui vient d’obtenir sa grâce. Elle laissait errer ses yeux ravis sur les riches cultures qui se déployaient presque jusqu’à la mer et songeait :

« La vigne sera fleurie dans huit jours. Je respirerai une fois encore ce parfum sans pareil que mon cher mari aimait tant. Je verrai encore d’abondantes vendanges et, sans doute, aussi la cueillette des olives… Dieu est bon de m’accorder un été de plus sur cette terre que j’aime de toutes mes forces — ou de toute ma faiblesse ! »

Nérée se demandait : « Pourquoi ce soir limpide est-il d’une tristesse inexprimable ?… Jamais la beauté des choses ne m’avait blessé ainsi depuis les mélancolies vertigineuses de l’adolescence… À seize ans, on doit confusément prévoir qu’on attend trop de la vie qui vous mentira. Et, à trente ans… »

Mais voilà que, dans le crépuscule bleuissant, une forme claire s’avançait entre les stipes des palmiers. Nérée fut aussitôt debout et courut à la rencontre de sa femme.

— Si tard, Blanche ? Qu’y a-t-il eu, ce soir ?… Ou plutôt qu’y a-t-il depuis quelque temps ? Finirai-je par le savoir ?

Il l’avait prise dans ses bras. Elle s’accrocha étroitement à lui, mais en lui dérobant son regard :

— Il n’y a rien, mon grand chéri. J’ai manqué le train et je suis lasse… rien de plus.

— Lasse !… Dieu sait tout ce que ce mot peut contenir !

Renonçant à sa sérénité de commande, il laissait voir une physionomie très sombre. Alors Blanche lui montra un visage clair et souriant :

— Ce qu’il peut contenir ? Je vais te le dire : de gros pieds brûlants d’avoir trotté dans des souliers à talons hauts, une tête et des reins endoloris par le roulement du car, une lourde envie de dormir. Voilà ?

Mal convaincu, il se dégagea doucement :

— Eh ! bien, couche-toi, dit-il, puisque tu en as tant besoin.


Mme Horsel était en proie à des difficultés d’argent grandissantes. Elle ne parvenait plus à placer sa « copie ». Son reportage sur l’Espagne en guerre lui avait réservé de graves mécomptes. Hélas ! les journalistes de talent, à la signature mieux cotée que la sienne, avaient été nombreux sur le front des armées et dans les villes dévastées.

Diane n’était vraiment pas heureuse. Était-ce donc son destin de se voir toujours sous-estimée, de ne recueillir que des résultats sans proportion avec son effort et sa valeur ?

Elle intriguait maintenant pour s’introduire dans l’équipe de rédaction d’un journal féminin : Élégances. Elle y proposait une rubrique humoristique.

Elle eut donc un mouvement de joie en recevant une convocation de la directrice d’Élégances, qui était venue prendre un repos de quelques jours à Toulon, dans sa villa du Mourillon.

Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ; le jour même, Diane partait pour Toulon et y prenait le tramway qui conduit au Mourillon. Elle se sentait en dispositions optimistes : comme il suffit d’une espérance infime pour nous remettre en selle !

Le tramway traversait un quartier populeux, aux vieilles maisons noires. La jeune femme s’amusait du va-et-vient des passants, où dominaient les soldats de l’armée coloniale et les petits cols bleus.

Comme elle levait machinalement les yeux sur la haute façade d’une maison, elle eut un soubresaut, étouffa une exclamation… Ce qu’elle venait de voir était tellement inattendu, inouï, incroyable, qu’elle en fut, pendant quelques secondes, comme sidérée. Puis, se levant de sa banquette, elle gagna la plate-forme, descendit à la première halte et revint sur ses pas : il fallait retrouver la maison où elle avait fait la découverte bouleversante. Elle la reconnut sans peine. C’était un café-hôtel de douzième ordre, dont elle nota soigneusement le nom et le numéro ; puis elle remonta jusqu’à l’entrée de la rue pour voir la plaque indicatrice. Après quoi, Diane se sentit dans un si fol état de nervosité qu’elle remit au lendemain sa visite et vint échouer dans un café de la rade où elle se fit servir une tasse de thé.

La découverte stupéfiante qu’elle venait de faire pourrait être un explosif mortel entre des mains haineuses… Diane n’en ferait pas usage… Certainement non, elle n’en ferait rien. Mais quelle secrète ivresse de savoir ! Quelle voluptueuse vengeance !


Immobile derrière une vitre de la véranda. Blanche semblait regarder tomber le soir. En réalité, elle ne voyait rien de l’extérieur. Le regard fixe, avec une expression d’angoisse, elle demeurait hypnotisée par quelque vision cruelle. Et elle ne savait pas que son mari l’observait.

Il franchit lentement les quelques pas qui le séparaient d’elle et demanda :

— À quoi penses-tu, Blanche ?

Elle s’éveilla :

— Moi, mon chéri ? Mais… à rien.

— Voilà bien la réponse que je devais attendre, fit-il avec une ironie triste. Qu’on puisse avoir cette physionomie désespérée lorsqu’on ne pense à rien !…

Sa phrase resta en suspens : Mme Galliane entrait.

La jeune femme fit un courageux effort pour se montrer gaie pendant le dîner ; elle y réussit presque grâce aux réflexions amusantes de Pomme et à ses gentillesses.

En sortant de table, Nérée monta en voiture pour faire une course urgente à Hyères. Il revint assez tard. Blanche dormait — ou faisait semblant. Alors il s’éternisa sur la terrasse à contempler les manœuvres des hydravions sur le golfe et à demander un peu de calme au vent nocturne qui berçait les palmes de l’avenue et ployait la grande chevelure du poivrier.


Durant ces mêmes heures, Mme Horsel se retournait avec agitation entre ses draps qui semblaient la brûler. L’insomnie faisait naître et se heurter dans son cerveau des pensées troubles dont elle ne pouvait chasser l’obsession… Posséder un si redoutable secret et n’en point faire usage, serait-ce sublimité d’âme ou duperie ? La sublimité, elle n’y croyait pas beaucoup. Cela n’existait guère que dans les pièces de Corneille, qu’elle n’avait jamais pu avaler… Diane n’était pas méchante. Elle se rendait en toute assurance ce témoignage ; mais elle avait la passion de la Justice — d’autant que la vie et les hommes s’étaient toujours montrés injustes à son égard. Et n’était-ce pas le meilleur d’elle-même qui s’insurgeait contre l’hypocrisie triomphante ? La haine du vice n’est-elle pas la marque d’une âme généreuse ?… Rétablir d’un geste la vérité, démasquer la plus honteuse imposture, ne serait-ce pas faire œuvre d’assainissement ?…

De sophisme en sophisme, elle en arrivait presque à se considérer comme le nécessaire instrument de la Justice immanente. Malheureusement, elle devait bien s’avouer que le moyen auquel il faudrait recourir était répugnant… Elle s’efforça de faire dévier sa pensée, d’imaginer son entrevue du lendemain avec la directrice d’Élégances… Par une pente inévitable, elle revit le tramway qu’elle prendrait, la route du Mourillon, la façade du médiocre hôtel et, en face d’une fenêtre ouverte, ce jeune homme et cette femme qui le tenait tendrement aux épaules avec le même geste d’amour qu’elle avait pour son mari.

Cette fois, la vision fut si nette que Diane bondit hors de son lit. Elle apporta sa machine à écrire dans la clarté de la lampe de chevet, « tapa » quatre lignes et, sur une enveloppe, l’adresse de Nérée Galliane.

Recouchée, elle éprouva une détente, l’apaisement des gestes accomplis. Elle espéra s’endormir. La pensée ne fonctionnait plus qu’au ralenti :

« Oui, le moyen employé est déplaisant… assez honteux ; mais c’est le seul possible. Et, s’il est inavouable, combien d’honnêtes gens pourraient se vanter de n’en avoir jamais eu la tentation ?… »

Dormir ? Non, c’était fini. Tous les phantasmes, tous les monstres de l’insomnie se dressaient, l’encerclaient à nouveau, la menaçaient, l’affolaient.

« Une dénonciation anonyme, quelle vilenie ! Diane, en proie à tes pires démons, tu n’avais jamais été en danger de tomber si bas… Mais cette femme, avec ses airs d’hermine immaculée, qui bafoue ce grand honnête homme ! C’est une créature abjecte, qu’il faut confondre. Et, à défaut d’un procédé plus conforme à mon caractère…

« Créature abjecte ?… Mais toi, la justicière, hésiterais-tu à lui prendre son mari, s’il était accessible ?…

« Et, même si la femme est indigne, est-il permis d’adresser cette saleté que je viens de mettre sous enveloppe à l’homme qu’est Nérée ?… Je me demandais hier pourquoi je l’aime tant. Ce n’est pas seulement pour ses traits physiques, son sourire et sa voix ; c’est surtout à cause d’une qualité d’âme que je n’ai jamais rencontrée chez un autre homme. Est-il permis de délivrer cet être pur par un procédé dégradant ?… »

Diane, agitée par une nervosité croissante, ne pouvait rester étendue. Elle quitta son lit fiévreux, endossa un kimono, ouvrit la porte de la maison, s’assit sur les marches du seuil. Et, seule dans la splendide nuit printanière, elle pleura.

La brise, chargée de l’odeur des orangers et des pittospores, baignait de fraîcheur les paupières humides ; au travers du prisme des larmes, les images extérieures s’embellissaient d’un rayonnement surnaturel.

Sur le golfe de Giens, les hydravions évoluaient trois par trois, et leurs projecteurs éclatants figuraient d’éblouissantes et mobiles constellations. Dans les bosquets d’Olbia, un rossignol avait des accents de passion désespérée. Cette nuit de mai, lourde de vie murmurante, transperçait le cœur de la femme troublée.

Le temps passait. La lune rêveuse avait voyagé au-dessus des cyprès ; les hydravions avaient regagné leur gîte en promenant sur le domaine leurs pinceaux lumineux ; les derniers feux de la presqu’île de Giens s’étaient éteints ; seul, le grand phare de Porquerolles jetait toutes les douze secondes son vigilant éclair. Une indicible tristesse descendait sur la mer et les jardins.

Immobile et blanche, sur les marches de pierre inondées de lune, là où s’était dressé l’antique temple d’Astarté, Diane Horsel, victime plaintive, semblait demander grâce à la déesse inexorable.

Avait-elle fini par s’assoupir, le corps ployé en avant, la face dans ses mains ? La douleur de ses membres courbatus la rappela à la réalité. Elle se leva péniblement et rentra. Il était trois heures du matin. La jeune femme prit le buvard laissé près de la lampe, froissa la lettre indigne, frotta une allumette et enflamma le papier sur la pierre de l’âtre. Puis elle écrasa la mince pellicule noire pour la mêler aux cendres de la dernière souche d’olivier de l’hiver précédent.


Le lendemain soir, Blanche revint de Toulon plus tôt que d’habitude. Elle était d’une pâleur extrême avec de larges cernes sous les yeux ; mais, à la vue de son mari, elle sembla se ranimer ; elle se jeta dans les bras de Nérée et l’embrassa fougueusement.

— Tu m’aimes donc toujours ? demanda-t-il à voix basse.

Elle se pressa plus étroitement contre lui.

— Oh ! Nérée, quelle question !… Mais chaque jour je t’aime un peu plus que la veille, dix fois plus que le jour de notre mariage. — Et tu sais que c’est beaucoup dire ! Est-il besoin d’exprimer par des mots un tel sentiment ? Ta pensée m’habite et, serais-je à cent lieues de toi, que je continue de te sentir là, comme si tu me tenais par la main !…

Elle parlait d’une voix oppressée avec une sourde ardeur. À ce moment, Pomme vint saisir la jupe de sa mère. Alors, la jeune femme souleva l’enfant et, fébrilement, le couvrit de caresses. On eût dit qu’elle ne parvenait pas à se rassasier le cœur.

De loin, Mme Galliane regardait pensivement le groupe. La vieille maman était en grand souci au sujet de sa bru. La jeune femme avait des pâleurs inquiétantes et il était trop visible qu’elle dissimulait quelque peine morale ; probablement un douloureux secret concernant son père. Car enfin, pendant sa maladie et depuis sa guérison, le docteur Ellinor avait reçu son gendre, lui avait témoigné des attentions délicates et même affectueuses : pourquoi cette abstention de paraître au domaine, comme si l’entrée lui en eût été interdite ? Mme Galliane, sans en parler jamais, en avait le cœur ulcéré. Elle se disait : « Notre chère petite Blanche, âme exquise, doit nous cacher de grands crève-cœur. Elle craint de peiner ou d’offenser Nérée. Moi, je ne suis qu’une pauvre vieille qu’on croit devoir ménager… de sorte que la pauvre enfant se consume en silence. Impuissante, je ne sais que prier. Mais Dieu ne finira-t-il pas par m’entendre ?… »

Quelques heures plus tard, dans la chambre grande ouverte sur la terrasse, Blanche, après avoir couché son fils, s’occupait à quelques rangements. Ses mains légères vérifiaient les piles de beau linge blanc dans l’armoire, l’alignement des vêtements dans la garde-robe, la netteté des objets de toilette dans la salle de bain… Elle savait que l’ordre matériel autour de nous ne manque jamais d’apporter quelque sérénité dans notre âme troublée. Et, chaque fois qu’elle passait près du petit lit où dormait Pomme, elle se penchait avec une tendresse passionnée sur la tête charmante.

Nérée, qui rêvait seul sur la terrasse, appela doucement :

— Ma chérie, viens donc un peu avec moi !

Il l’attira dans le large fauteuil adossé à la balustrade et, lorsqu’il l’entoura de son bras, le corps mince lui sembla diminué, d’une fragilité inquiétante.

Pourtant il se tut. Il sentait Blanche inquiète, un peu tremblante. En la serrant contre lui, il pensait :

« Tu as peur de moi, mon pauvre amour ! Peur de mes questions, de ma jalousie peut-être… Eh bien ! rassure-toi : je ne te demanderai rien. Aussi pénible que soit le silence, je ne te demanderai rien. J’attendrai avec patience que tu me connaisses mieux encore, que tu m’aimes encore mieux ; et c’est toi qui ne pourras plus supporter de te taire et qui m’ouvriras toute ton âme — ton âme, dont je ne veux, dont je ne peux pas douter ! »

Étroitement enlacés, ils laissaient la brise calmante soulever leurs cheveux ; et Blanche sentait avec émotion, contre son bras, le battement bien rythmé du grand cœur. La pleine lune idéalisait la perspective des jardins, baignait de sa clarté d’argent la terrasse et spiritualisait les traits des deux visages rapprochés.


Fiévreuse, étouffant dans l’espace trop mesuré de sa chambre, Mme Horsel sortit, s’engagea dans une allée étroite au milieu des cultures, vint s’adosser au treillis de la basse-cour, interrogeant des yeux les fenêtres de la villa des Galliane. Mais cette face du bâtiment était plongée dans le sommeil dès que la lampe s’éteignait dans la chambre de Fine. Pour surprendre la vie nocturne de la maison, c’est la façade qu’il fallait observer. Diane était coutumière de ces explorations clandestines ; mais, ce soir, elle devait se méfier de la grande clarté lunaire.

De crainte que le gravier ne criât sous ses sandales, elle prit soin de marcher dans l’herbe, quitta l’ombre des oliviers pour s’abriter derrière l’épais rideau de lauriers-roses et de pittospores. De là, son regard plongea au travers des feuillages : sur la terrasse, en pleine lumière, se découpaient nettement les deux profils jumelés, comme à l’avers d’une médaille.

Ce que Mme Horsel appelait sa passion de la vérité et de la justice la souleva comme une vague. Négligeant toute prudence, elle s’enfuit à pas précipités. Qui l’eût rencontrée l’eût crue en démence. Elle courait en proférant sourdement des invectives, tout comme l’avait fait Carini, un matin, quelques jours plus tôt, et prête, comme lui, à obéir aux pires impulsions de son instinct.