Dumas (p. 121-138).


IX

NUAGES


Aux premières clartés de l’aube, Carini s’était levé pour aller à l’écurie de Rouan. Le cheval souffrait d’un refroidissement ; l’homme redoutait une pneumonie. Se sentant coupable de négligence, il n’avait pas osé en parler au patron ; mais il venait de passer une nuit blanche, plus tourmenté que si Rita, sa femme, eût été menacée du même mal.

Avec des caresses et des paroles de nourrice il obtint que Rouan avalât une potée de tisane de bourrache ; puis, un peu rassuré, il se disposa à se remettre au lit pour une heure ou deux. Du seuil de sa maison bâtie sur la hauteur, il contempla un instant la mer qui se déployait comme une soie pâle, les orangers en fleurs de la villa Olbia et ses ombrages déjà murmurants de tous leurs nids ; enfin, il se tourna vers l’entrée du domaine : mais qui donc, à cette heure matinale, s’éloignait précipitamment par l’avenue des palmiers ? Une femme vêtue d’un manteau clair… Madame Nérée ? Impossible. Alors ?… Eh oui ! c’était l’autre !

Pris soudain de frénésie, l’Italien dévala la côte à longues enjambées et déboucha bientôt en courant sur la route d’Hyères. Mais la dame courait presque, elle aussi. Au moment où l’homme essoufflé retrouvait la silhouette en manteau clair, elle s’engageait dans un pré, se dirigeait sans hésiter vers une tente de toile où elle disparut.

Carini savait que, sous la tente, campait depuis deux jours un superbe jeune homme. Il l’avait vu errer avec un enfant autour du domaine… Il demeura une minute béant, planté comme un cyprès au bord de la route. Enfin, faisant volte-face, il regagna sa maison en marmottant d’une lèvre tremblante la litanie de toutes les injures que lui pouvaient fournir les deux langues qu’il parlait approximativement.

Toute la journée, la pauvre Rita demanda à la Bonne Mère sur quelle herbe avait pu marcher son brigand de Carini. Allait-il massacrer toute la maison parce que Rouan toussait ?…

Nérée s’éveilla tard. Lorsqu’il descendit à la salle à manger, Blanche avait déjeuné ; mais elle resta auprès de lui à le servir avec tendresse.

— Je suis montée te voir il y a une demi-heure, dit-elle : tu dormais comme notre Pomme ! J’ai caressé tes cheveux, tu ne l’as pas senti.

— À chacun son tour de perdre ses politesses ! fit-il en souriant : cette nuit, tu t’es sereinement endormie au moment le plus palpitant de mes discours.

— Il faut m’excuser : j’étais écrasée de fatigue.

— Je reprendrai mon récit un peu plus tard. Maintenant, j’ai hâte d’aller voir comment se comporte ma victime.

Lorsqu’il fut prêt à sortir, Blanche vint l’entourer de ses bras, le pressant contre elle de toutes ses forces, baisant avec une sorte d’emportement son front, ses paupières, ses cheveux.

Il dut se dégager doucement pour courir où il avait affaire. Sur la route, il songeait : « Elle a parfois des élans fébriles de tendresse qui me troublent et me font un peu peur ; on dirait qu’elle sent notre amour menacé… que l’un de nous deux, peut-être, doit trop tôt mourir. »

Avec un frisson, il secoua ces pensées, accéléra le pas. Parvenu en vue du champ bordé d’oliviers, il s’immobilisa, stupéfait : la tente blanche avait disparu comme un rêve ; aucune trace ne demeurait du passage de l’inconnu.

Galliane se sentit extraordinairement déçu, peiné, presque humilié. Revenu auprès de sa mère et de sa femme, il dit brièvement :

— L’oiseau s’est envolé. Il n’était donc pas trop endommagé. N’y pensons plus.

Et, avec un visage fermé, il s’en fut à grands pas du côté où travaillaient ses hommes.

Mme Galliane commentait cette disparition :

— Qu’en pensez-vous, Blanche ? Voilà un monsieur qui s’entend à abréger les politesses ! Cela ne me dit rien de bon… Et notre Nérée, si réservé, si peu enclin aux emballements, semblait déjà coiffé de ce jeune homme !

— Non, maman, il n’en était pas coiffé ; mais il avait eu une grosse émotion après l’avoir renversé, et vous connaissez le cœur de votre fils.

— Je vous dis que cet étranger lui avait plu extrêmement. Et Dieu sait quelle sorte d’homme ce peut être. Ce départ a tout l’air d’une fuite.

— Mère, savons-nous jamais ce qui se passe dans l’âme d’autrui ? Il faut bien nous garder des suppositions trop faciles.

— Vous avez raison, ma fille. L’essentiel pour nous est que ce passant se soit tiré sans grand dommage d’un accident qui pouvait être grave.

Pendant cette journée on reparla peu du fugace campeur ; mais, le lendemain matin, quand on apporta le courrier, Nérée ouvrit un pli qu’il passa sans commentaires à Blanche : le chèque de huit mille francs était plié dans un feuillet qui portait trois lignes d’écriture :

« Monsieur, je vous renvoie ce chèque dont je n’ai plus besoin ; mais je vous prie de croire que je garderai longtemps le souvenir émouvant de notre rencontre. »

Et ce billet ne portait pas de signature.

Blanche rendit le papier à son mari sans un mot.

— Curieux… murmura Galliane. Et il demeura un peu triste.

Depuis quelques jours, Blanche allait chaque après-midi chez son père : Victorine avait besoin de ses avis pour certains achats et quelques changements à apporter dans l’aménagement des chambres. Le soir, la jeune femme revenait assez tard, pâle et visiblement fatiguée, malgré ses efforts pour faire figure. Elle touchait à peine au dîner et se couchait en même temps que Pomme. Nérée s’inquiétait :

— Tu n’es pas bien, ma petite fille chérie ; tu semblés t’anémier. Je vais demander le médecin.

Un médecin ? Tu n’y songes pas ! Quand je vois papa tous les jours !

— Ton père ne remarque-t-il pas ta pâleur ?

— Il connaît bien mon tempérament. Le changement de saison me déprime un peu… Ce n’est rien du tout.

— J’ai vu changer plusieurs fois les saisons depuis que nous sommes mariés et tu ne semblais pas en souffrir…

Mme Galliane avait dit à son fils :

— Ta femme se tue à courir ainsi tous les jours à Toulon. Est-ce tellement nécessaire ?

— Je suis de ton avis, mère. Blanche aurait besoin de repos. J’ajouterai égoïstement que je suis trop souvent privé de sa présence ; mais ce lui fut une si grande joie de retrouver son père, j’en ai été moi-même si heureux que je n’ose lui faire la moindre observation qui ressemblerait à un reproche.

Cependant, le jeune mari connaissait maintenant des heures de mélancolie, surtout le soir, lorsque Blanche était couchée et qu’il errait seul à travers les jardins.

« De si beaux soirs perdus pour elle ! perdus pour notre amour ! » soupirait-il.

Ses promenades solitaires étaient fréquemment abrégées par l’apparition d’une robe claire au tournant d’une allée. Mme Horsel, elle aussi, errait sous les arbres ou sur la plage déserte jusqu’à une heure avancée. Et Nérée ne voulait point la rencontrer.

Diane, dont l’observation aiguë ne cessait de fouiller la vie du ménage Galliane, avait depuis peu l’intuition de quelque imperceptible fêlure dans ce grand bonheur. Elle en ressentait un tressaillement de joie. La personne de Nérée exerçait sur elle une attraction de plus en plus obsédante ; loin d’y vouloir résister, elle prenait plaisir à se jeter au-devant du péril.

Nérée, clairvoyant et bien armé, savait l’art de se dérober toujours, comme par hasard, sans rien voir, sans comprendre ; simple, courtois, infiniment respectueux, désespérant.

La conquérante, parfois, en avait des larmes de dépit. Énervée, désœuvrée, ne sachant sur qui éprouver son charme, elle traînait nonchalamment ses beaux pieds nus dans ses sandales du côté de la maison de Carini. Mais l’Italien demeurait invisible ; on n’entendait plus la mandoline ; et la figure revêche de Rita à la fenêtre n’ajoutait rien à l’agrément du paysage.

Un après-midi que Blanche était à Toulon, Mme Galliane revint sur le sujet qui la préoccupait :

— Mon petit, il faut te décider à soigner ta femme. Je te dis qu’elle ne va pas bien. L’équilibre nerveux d’une jeune femme, c’est quelquefois fragile. Blanche a été très affectée par la maladie de son père ; elle a tenu bon tant qu’il l’a fallu ; mais qui sait si ses nerfs ne subissent pas, maintenant, une sorte de choc en retour ? Le soir, elle est d’une pâleur inquiétante. Peut-être souffre-t-elle sans se plaindre, de peur de t’alarmer. À moins… à moins qu’il ne s’agisse d’un nouvel espoir de maternité ?

— Ce serait trop beau !… murmura tristement Nérée.

Les remarques de sa mère ne faisaient que confirmer les siennes. Il en était si préoccupé que, sans attendre, il sortit sa voiture du garage. Il irait à Toulon, demanderait à voir son beau-père, lui confierait ses inquiétudes.

Il était à peine quatre heures lorsqu’il sonna à la porte du docteur Ellinor. Victorine s’étonna :

— Mais, monsieur, Mme Blanche doit être de retour chez vous. Elle est venue embrasser son père et ne s’est pas même assise ; elle est repartie aussitôt.

— Puis-je voir le docteur ?

— Monsieur a fini ses consultations il y a une demi-heure et il est parti en tournée.

Galliane se retira, fâché d’avoir perdu son temps, fâché de ne pouvoir emmener Blanche. Sans doute avait-elle quelques courses à faire à Toulon, il la retrouverait à la maison.

Blanche n’était pas rentrée. Il était plus de sept heures lorsqu’elle revint enfin. En la voyant s’engager dans l’avenue, son mari alla au-devant d’elle :

— D’où viens-tu si tard, mon petit ?

— Mais… de chez mon père.

— Tu y es donc retournée après mon passage ?

— Ton passage ?

— Oui ; j’ai sonné à quatre heures à la porte de ton père. Victorine m’a dit que tu n’avais fait qu’une apparition ; qu’es-tu donc devenue pendant tout cet après-midi ?

Ces questions posées tendrement ne ressemblaient en rien à l’interrogatoire d’un mari soupçonneux : pourquoi le fin visage fatigué fut-il envahi d’une rougeur brûlante ?

Nérée, bouleversée, détourna son regard, prit le bras de sa femme et fit quelques pas en silence.

Blanche, qui s’était ressaisie, se mit à parler trop vite, d’un ton faussement désinvolte :

— Vraiment, je n’ai pas eu conscience de perdre un si long temps. J’ai exploré les magasins pour voir les tissus nouveaux ; — j’aurais besoin d’une robe légère — je n’ai rien trouvé à mon goût. Ensuite, je suis allée chez ma couturière qui m’a retenue plus que je ne croyais.

Nérée, la tête basse, pensait : « Que faire chez une couturière lorsqu’on n’a pas trouvé l’étoffe de la robe ? » Avec une certitude affreuse, déchirante, il sentait que Blanche mentait. Blanche pouvait mentir ! — et lui mentir, à lui !…

Pendant le repas du soir, il fit preuve d’une assez méritoire maîtrise de soi : d’un air tranquille et souriant, il entretint gaîment la conversation. Blanche accomplit sans doute un égal effort pour lui répondre avec enjouement. La pauvre vieille maman, facilement abusée, se sentait tout heureuse et riait pour un rien de son rire clair de jeune fille.

En sortant de table, ils allèrent tous les trois sous le grand poivrier. Nérée prit la main de Blanche — qui n’avait pas cherché la sienne, selon la chère habitude — et ils restèrent les doigts unis, comme en leurs heures les plus parfaites, tandis qu’une tempête grondait sous leurs deux fronts.

« Dès que ma mère nous aura laissés seuls, pensait Nérée, je parlerai. Je ne pourrais passer la nuit avec ce poids écrasant sur le cœur. Je saurai interroger Blanche avec tout le tact possible, avec mon immense tendresse, sans risquer de froisser cette sensibilité frémissante… Et, très probablement, je découvrirai que la cause de son étrange attitude tient à quelque scrupule excessif. »

Ces réflexions furent coupées par une diversion imprévue : on entendit des cris de femme et, presque aussitôt, on vit surgir Mme Horsel dans le plus insolite désordre : elle ruisselait de la tête aux pieds, ses cheveux collés sur sa figure, sa robe dégommée plaquée sur elle. Elle courait, s’ébrouant comme un chien mouillé et laissant sur le sable un sillage humide.

— Monsieur, cria-t-elle dans un paroxysme de fureur, voyez en quel état m’ont mise vos ouvriers ! Ils m’ont injuriée, maltraitée, bafouée ! Monsieur, laisserez-vous, chez vous, insulter une femme ?

Les mots s’entrechoquaient sur ses lèvres tremblantes ; elle se mit à pleurer à grands sanglots, comme une enfant battue.

Galliane s’était levé, la face empourprée :

— Madame, dit-il, soyez sûre que les coupables seront traités de façon exemplaire. Mais le plus urgent pour vous est d’aller changer de vêtements : vous risquez de prendre mal.

— C’est vrai, fit-elle, un peu calmée… Mon Dieu ! je dois être ridicule.

Et, aussi brusquement qu’elle était apparue, elle reprit en courant le chemin de sa maison.

Nérée, stupéfait de l’incident et vivement irrité, se tourna vers sa mère et sa femme : cette dernière ne parvenait pas à étouffer un rire fou, incoercible. Elle riait avec la même violence, peut-être, qu’elle eût pleuré, incapable de se dominer.

— Vraiment, fit le mari, je ne vois pas qu’il y ait lieu de rire. Cette incartade, de la part de mes hommes, est presque incroyable.

Et Blanche, pantelante, à force de rire :

— Tes hommes, ils ont bien fait, bien fait ! Cette douche guérira peut-être la belle d’aller exercer ses séductions sur Carini jusqu’auprès du berceau de son enfant. Ah ! qu’ils ont bien fait !

Nérée regarda sa femme un instant et se borna à constater d’un ton froid :

— Tu es énervée, Blanche.

Et, s’adressant à sa mère :

— Je vais immédiatement éclaircir cette affaire. Quel que soit le coupable, il lui en cuira.

Le coupable, évidemment, c’était Carini, cette brute de Carini, exaspéré à la fin par les manèges provocants de la dame. Ces manèges, Galliane ne les ignorait point.

À grands pas, il se dirigea vers la maisonnette de l’Italien. Les volets étaient clos. Nulle lumière à l’intérieur. Le patron heurta sans ménagements à la porte. Aucune réponse. Il dut presque ébranler l’huis avant d’entendre une voix ensommeillée — invraisemblablement ensommeillée.

— Assez de comédie ! gronda-t-il, Carini, ouvrez immédiatement.

Malgré cette juste impatience, il se passa quelques minutes. La porte s’ouvrit enfin devant un Carini en chemise et pieds nus, qui bredouilla en se frottant les yeux :

— Mande pardon, monsieur, nous étions dans notre premier sommeil…

— Une premier sommeil venu bien subitement. Trêve aux plaisanteries : que s’est-il passé, tout à l’heure, entre Mme Horsel et vous ? Répondez.

Alors Rita bondit du fond des ténèbres, jupon aux genoux et poitrail au vent :

Mme Horsel ? s’exclama-t-elle. Bonne Mère ! nous ne l’avons pas aperçue depuis avant-hier. Nous ne savons pas ce que Monsieur veut dire… Monsieur pourrait peut-être demander à Ramillien…

Un flux de paroles inutiles coulait sans arrêt pour suppléer au peu d’éloquence de Carini, muet et digne, dans le gracieux appareil d’une beauté virile arrachée brutalement à son repos.

Nérée, exaspéré, tourna les talons et se dirigea vers la maison de Ramillien. Mêmes ténèbres, même silence, et, après les objurgations irritées du patron, même apparition d’un homme en chemise et ahuri :

— Monsieur, je n’y comprends rien du tout. Je m’étais couché, éreinté, je dormais comme une marmotte, je n’ai rien entendu… Labarre et Carini pourraient peut-être vous renseigner…

— Merci. La comédie a suffisamment duré. Mais n’espérez pas en êtes quittes à si bon compte.

Il rentra chez lui, furieux. De toute évidence, il y avait là un coup monté. Non seulement les hommes avaient molesté Mme Horsel, mais ils se moquaient insolemment de leur patron, ce qui était presque inimaginable.

En rejoignant sa mère et sa femme, Nérée dit brièvement :

— Mes hommes viennent de me donner la comédie, mais ils me retrouveront demain. L’affaire s’éclaircira ou je les renvoie tous les trois.

Mme Galliane eut un geste de protestation.

— Mon petit, tu exagères. Renvoyer tout ton personnel pour une farce de mauvais goût !… On peut regretter la mésaventure de Mme Horsel ; mais il paraîtrait qu’elle l’a bien cherchée. Fine nous dit…

Le fils coupa, non sans brusquerie :

— Quoi ! mère, il te faut demander l’avis de Fine ?

Une femme à qui nous donnons l’hospitalité a été malmenée chez nous, et j’accepterais cela comme une plaisanterie innocente ? C’est ce que nous verrons !

Jamais les deux femmes n’avaient vu leur Nérée dans un tel état d’irritation. Il était furieux contre ses ouvriers, furieux contre Mme Horsel, qui s’avérait indésirable et tenace, furieux contre Blanche et son fou-rire, et même contre la vieille maman.

Il s’enferma dans son bureau pour y attendre, dans la solitude et le silence, l’apaisement de sa trépidation nerveuse. Pendant ce temps, les deux femmes s’allaient coucher. Et la tendre explication nécessaire entre les époux ne devait pas avoir lieu ce soir-là.

Le lendemain, de bonne heure, Mme Galliane, soucieuse, se dirigeait de son petit pas vers le haut du domaine : il fallait « raisonner » ces mauvaises têtes, éviter un éclat.

Carini avait un air sournois et buté qui en disait long ; Labarre avait l’air idiot ; Ramillien semblait hésitant. Enfin, il se décida :

— Madame, c’est moi qui ai fait le coup. Je vais parler au patron.

Il n’était pas très abordable, le patron, ce matin-là. Ramillien dut rassembler son courage des grands jours :

— Monsieur, dit-il, l’œil fixé sur ses espadrilles, je viens m’excuser des bêtises d’hier soir : c’est moi le coupable.

Galliane, incrédule, demanda d’un ton sec :

— Veuillez me dire exactement ce qui s’est passé.

— Monsieur, j’étais saoûl… (mensonge flagrant). J’arrosais les parterres ; la dame venait de mon côté ; il ne faisait plus très clair ; je ne l’ai pas reconnue, je l’ai prise pour Fine… (autre mensonge inadmissible). Vous savez ce qui peut passer par la tête d’un homme saoûl…

— Non, Ramillien, je n’en sais rien.

— En effet, faites excuses… Sans vouloir faire du mal à cette dame, que je prenais pour Fine, j’ai dirigé sur elle le jet d’arrosage. J’avais bu… Je ne raisonnais plus.

— Et Carini ?

— Carini était couché, monsieur ; il n’a rien vu.

Labarre, non plus… Que voulez-vous maintenant que je fasse ? Faut-il aller demander pardon à la dame ?

Nérée réfléchissait : tout cela n’était qu’un tissu de mensonges ; mais Mme Horsel était trop intelligente pour ne pas accepter cette version. On allait voir.

— Bien entendu, dit-il, vous ferez des excuses, et en ma présence.

Les excuses furent présentées avec toute la contrition désirable. — Ramillien n’hésitait pas à faire bonne mesure. Mme Horsel, aux premiers mots de l’ouvrier, avait semblé un peu déconcertée ; mais elle accepta sans objections l’état d’ébriété du coupable et la confusion de sa propre silhouette avec celle de Fine. Pleine de bonne grâce et d’indulgence, elle pria le maître du domaine de passer l’éponge sur cette gaminerie.

Pendant que se déroulait cette scène, Nérée suivait des yeux Carini qui passait au large, tenant Rouan par la bride et sifflant comme un merle.

Le patron n’avait pas été dupe des assurances de Ramillien ; mais il ne pouvait s’expliquer le rôle de son ouvrier. Il en avait été question pendant le repas de midi ; ni Mme Galliane ni Blanche ne trouvaient une explication à ce petit mystère.

Tout en discutant quelques hypothèses, Blanche se hâtait d’avaler son café car elle voulait prendre, à deux heures, l’auto-rail pour Toulon.

Nérée jouait distraitement avec le sac à main de sa femme posé sur la table. Il remarqua que ce sac. trop rempli, ne se tenait pas fermé. Qu’est-ce que Blanche avait donc fourré là-dedans ? Un écrin ?

— Oui, expliqua rapidement la jeune femme, c’est mon collier dont le fermoir ne tient pas bien ; je le porte au bijoutier.

Nérée ouvrit l’écrin, examina le collier. C’était un collier de perles qui avait appartenu à Mme Ellinor.

— Je ne vois pas, dit le jeune homme, ce que tu reproches à ce fermoir.

Blanche réprima à peine un geste d’impatience.

— Mon pauvre ami, fit-elle, ton besoin de tout vérifier, de tout contrôler devient un véritable tic. Tu es plus tatillon qu’une vieille femme !

— Hé ! hé ! protesta Mme Galliane, laissez donc tranquilles ces pauvres vieilles femmes qui ne vous demandent rien !

— On en peut parler devant vous, mère, qui êtes plus jeune que nous deux. Mais, je vous le dis, Nérée tourne à la vieille femme.

Elle riait ; il y avait pourtant dans son accent un agacement certain.

Nérée reposa le sac à main en simulant la confusion. Mais, après le départ de sa femme, il repensa à cet incident. C’était bien machinalement qu’il avait vérifié le fermoir du collier ; mais il était indubitable que ce fermoir n’avait aucun besoin d’être confié au bijoutier.

De nouveau, le mari de Blanche éprouva une sensation d’étouffement. L’atmosphère, autour de lui, s’empoisonnait de doutes informulables, de craintes obscures. Il fallait en finir. Il fallait, par une explication sincère, dissiper ces nuages avant qu’ils ne prissent une consistance redoutable.

Une explication ?… Combien ce serait chose délicate avec Blanche, cette sensitive à la fierté ombrageuse ! Quelle regrettable maladresse s’il allait se donner l’air d’un mari soupçonneux ! Leur amour, qu’ils avaient placé si haut, ne suffirait-il pas du moindre effleurement pour le blesser d’une fêlure irréparable ?

Ces pensées furent interrompues par l’apparition de la plus coquette robe sortie en ce mois de mai des magasins d’Hyères. Mme Horsel, fraîche et pimpante, venait demander l’avis de Galliane sur un chapitre du livre qu’elle voulait consacrer à Pomponiana.

Nérée, désireux de faire oublier à sa locataire les mauvais procédés de ses ouvriers, l’accueillit avec une courtoisie souriante et lut avec intérêt les pages qu’on lui soumettait. Cette évocation historique poétisée ne manquait ni d’art ni de charme et nul n’aurait pu la goûter mieux que le maître du domaine Foniponiana. Il en fit un éloge discret mais exact qui jeta l’auteur dans le ravissement. Et l’entretien se prolongea.

Lorsque Nérée fut libre, il fit quelques pas hors de la maison et s’arrêta, indécis, au haut de l’avenue des palmiers : irait-il à Toulon chercher sa femme ?…

Ramillien passait en détournant les yeux, l’air gêné. Le patron le regarda avec attention, puis l’interpella : — Ramillien, suivez-moi.

Et, lorsqu’ils furent tête à tête au bureau :

— Mon garçon, vous ne supposez pas que je me contenterai de vos explications de ce matin. Je vous ai laissé dire ; je vous ai laissé, comme il se devait, présenter des excuses à Mme Horsel. Maintenant, assez de fariboles, je veux la vérité.

Ramillien fut d’abord démonté ; puis, faisant peut-être appel, tout bas, à sa dignité d’homme, il leva un regard plus assuré :

— Monsieur, puisque l’affaire est réglée ainsi, pourquoi y revenir ?

— Elle n’est pas réglée entre vous et moi. J’exige de voir clair dans tout ce qui se passe chez moi. Expliquez-vous.

— Monsieur… je ne peux pas. Si je défaisais ce soir ce que j’ai fait ce matin, je serais un pauvre type.

Le ton de Galliane se fit moins impérieux :

— Voyons, Ramillien… je puis tout comprendre.

— Monsieur, d’ouvrier à patron, je ne peux rien vous dire ; mais si vous me permettiez de parler… d’homme à homme…

— Bien. Expliquez-vous.

— Voici : j’ai fait de mon mieux pour empêcher Carini de commettre les plus grosses sottises. Je ne sais pas si vous connaissez bien Carini : c’est un drôle d’animal… La dame de la petite villa, depuis qu’elle est ici, a fait tout ce qu’il fallait pour le chauffer à blanc. Cette dame a tort de jouer comme ça avec le feu ; ce sont des jeux qui peuvent finir mal. Mon Carini n’avait l’air de rien, avec sa figure en bois ; mais la Rita se faisait de la bile. Elle le connaît, elle, son drôle de pistolet… Il y a quelques jours, je ne sais ce qui s’est passé ; mais Carini a compris que la dame se moquait de lui. Alors, monsieur, il n’a fait ni une ni deux, il est venu froidement m’emprunter mon fusil. Pas de doute, il aurait tiré comme un diable. J’ai voulu empêcher ça. Je lui ai d’abord remontré ce que lui coûterait son coup de folie : le scandale, la prison, le chagrin de sa femme, la perspective d’être chassé du domaine… Que ne lui ai-je pas dit ? Mais il s’entêtait comme une brute. Alors, j’ai trouvé autre chose : un coup de fusil ? S’il tuait la dame, il était bon pour les travaux forcés ; s’il la manquait, ce serait pour elle un succès fou. Devant la cour d’assises où on le jugerait, elle apparaîtrait comme une héroïne : les jeunes avocats, les jurés, les journalistes seraient tous entichés d’elle ; tous les journaux publieraient sa jolie figure. Jamais elle n’aurait été aussi heureuse !

« Le vrai moyen de la punir, c’était l’humilier, la rendre ridicule… Et j’ai proposé l’idée du jet d’arrosage. Ce n’était sans doute pas bien malin ; mais remarquez, monsieur, que j’ai peut-être sauvé la vie de la dame et l’avenir de Carini.

— En effet… Mais, dites-moi, qui donc a manié le tuyau d’arrosage ?

— Carini, bien sûr. Je ne pouvais tout de même pas lui ôter cette satisfaction.

— Pourquoi avez-vous endossé toute la responsabilité de l’affaire ?

— Mais, monsieur, c’était juste, puisque c’est moi qui avais monté le coup. Et puis, je prévoyais qu’il y aurait des excuses à faire, des giries, des salamalecs ; moi, je m’en moquais pas mal, et vous savez qu’on n’aurait jamais pu tirer ça de Carini.

— Bien. J’ai compris.

L’ouvrier fit deux pas vers la porte, puis au moment de sortir :

— Monsieur… le patron ne sait rien, n’est-ce pas ?

— Le patron ne sait rien. Allez, Ramillien.

Et Diane Horsel ne se douta jamais qu’elle avait peut-être couru un danger mortel pour certaine promenade matinale — dont elle était innocente.