Dumas (p. 101-120).


VIII

LE CAMPEUR


Depuis trois quarts d’heure, un homme, tenant par la main un petit garçon, arpentait d’un bout à l’autre le chemin raboteux de Saint-Pierre-d’Almanarre. Âgé d’une trentaine d’années, bâti en athlète, il avait un visage aux traits fins, d’une extrême mobilité. Une tristesse profonde éteignait le regard et un tic du coin de la bouche trahissait la nervosité. Un observateur eût remarqué que ce jeune homme d’allure élégante ne semblait pas habillé selon sa condition sociale : les chaussures étaient fatiguées, le veston ciré par un trop long usage et les mains, belles et soignées, sortaient de manches dépourvues de manchettes.

Le bambin, qui allait sautillant au côté du promeneur, pouvait avoir six ans. Il ressemblait à son père ; la petite figure avait une singulière intensité d’expression, mais elle était pâlotte et maladive.

L’homme, pensif, regardait attentivement à ses pieds les champs de fleurs et les beaux arbres du domaine Pomponiana. Pour la dixième fois peut-être, il arrivait à la croisée des chemins de la Font-des-Horts et de Saint-Pierre-d’Almanarre. Il consulta sa montre et soupira : « Elle n’a pas pu venir. Inutile d’attendre plus longtemps ».

Le petit garçon leva sa frimousse éveillée :

— Qui donc, papa, qui a pas pu venir ?

— Rien… Ne pose donc pas tout le temps des questions.

— Depuis le temps qu’on est dans ce chemin, c’est pas amusant. Viens donc voir la mer !

Le jeune homme hésita une seconde, regarda une fois de plus sa montre : « Trop tard… » Pour contenter son fils, il redescendit vers le golfe bleu qui scintillait sous le soleil déclinant. Lorsqu’ils atteignirent la route de Toulon, l’enfant grimpa sur le parapet de pierre et demeura un moment en contemplation.

— Papa, cette mer-là, est-ce qu’elle est aussi grande que le Pacifique ?

— Non, mon petit ; elle est beaucoup, beaucoup moins grande.

— Tu l’avais déjà vue, toi ?

— Oui, je l’avais déjà vue… Descends : il est temps que tu ailles te reposer.

Ils reprirent leur chemin et les questions se poursuivirent :

— Papa, est-ce que tu étais déjà venu juste dans cet endroit-là ?

— Oui, j’y suis venu lorsque j’avais ton âge.

— Tu étais aussi avec ton papa.

— Non, j’étais avec maman.

Court silence absorbé, puis :

— Tu avais une maman, toi. À cause que j’en ai pas ?

— Tu n’en as pas besoin. Est-ce que je ne te suffis pas ?

— Oh si ! oh si ! Moi, je veux aimer rien que toi !

Et la petite bouche se mit à couvrir de baisers chauds la main paternelle.

Sous cette caresse, l’homme triste laissa échapper une sorte de plainte :

— Laisse, petit, laisse ! Je n’aime pas que tu m’embrasses les mains.

— Je te fais mal ?

— Oui… tu me fais un peu mal.

La voix trahissait une telle détresse que l’enfant en eut conscience.

— Papa… questionna-t-il, inquiet, t’es embêté ?

— Ne parle pas si mal, je t’en prie. Non, je ne suis pas ennuyé, je suis las… très las. Allons nous reposer.

Maintenant, le petit garçon poursuivait un soliloque ; le père ne l’entendait plus. Bourrelé de tristesse et d’inquiétude, il s’en revenait vers ce pré bordé d’oliviers où il avait dressé pour son fils et lui une tente de toile. Fragile abri, symbolique !

Tandis que l’étranger et son fils croisaient dans le chemin de Saint-Pierre-d’Almanarre, Blanche Galliane à l’ombre du grand poivrier, servait le thé à des visiteurs fortuits. C’était un ami d’enfance de Nérée, Paul Saby, avec sa jeune femme et la mère de celle-ci ; et il y avait aussi Mme Horsel, arrivée par hasard au moment où Fine apportait le plateau du goûter.

Les Saby, qui vivaient « dans le nord », c’est-à-dire à Blois, avaient fait un crochet, au cours d’un voyage à Nice, pour embrasser l’ami Nérée. C’étaient des gens charmants, très expansifs, répondant beaucoup mieux que Galliane au type conventionnel du Méridional ; et ils étaient visiblement heureux de se trouver là.

Mme Horsel, en beauté dans une robe fleurie, s’épanouissait d’aise, d’autant que la jeune Mme Saby n’était pas jolie et que Blanche, très exceptionnellement, avait le teint un peu terne et les traits tirés.

Inévitablement, les deux anciens camarades de jeux et d’études évoquaient les souvenirs et les visages de leurs jeunes années. Des noms presque oubliés leur revenaient aux lèvres :

— Et Max Guillot, l’as-tu revu ?

— Jamais… Et sais-tu ce que devient ce grand fou de Rollier ?

— Un grave magistrat. Il est juge d’instruction à Châteauroux.

— Et Georges Bard ? questionna Nérée. La dernière lettre que je lui écrivis est restée sans réponse.

— Pauvre Bard ! Il ne doit pas être très disposé aux épanchements épistolaires. Tu ne sais donc pas son histoire ?

— Je ne sais rien de lui depuis son mariage, qui eut lieu peu de temps avant le mien.

— Eh bien ! les Bard sont maintenant en instance de divorce. C’est une histoire triste et absurde. Cela commença comme les romans archi-usés : le patron qui épouse sa dactylo. Mais je crois qu’il s’agissait vraiment d’un grand amour réciproque, et, comme tout grand amour, un peu trop exigeant, un peu chimérique… Or, la femme de Georges, avant d’entrer chez lui comme secrétaire, avait été victime d’une déplorable erreur. Dans la grande maison de commerce où elle était employée, d’importants détournements d’argent se produisirent ; par suite de troublantes coïncidences, la jeune fille fut soupçonnée, accusée, arrêtée. Elle fit quelques jours de prison préventive avant qu’un hasard inespéré ne fît découvrir le coupable.

— C’est assez affreux ! murmura Blanche.

— Oui, madame ; et la pauvre enfant en avait tant souffert qu’elle se croyait presque flétrie par cette accusation injustifiée. Aussi, lorsqu’elle épousa Georges, elle ne put se résoudre à lui faire connaître ce triste épisode. Après dix-huit mois de mariage, Bard apprend inopinément la chose. En constatant que sa femme — qu’il avait toujours jugée transparente comme le cristal — avait pu lui cacher un événement de cette importance, il éprouva une telle stupéfaction que sa confiance en sa compagne s’en trouva ébranlée, ruinée. Il fut impossible à ce mari trop sentimental de surmonter sa déception ; et sa femme le sentit si vivement que, d’un commun accord, ils demandent le divorce.

— Cet homme est fou et criminel ! s’écria Mme Galliane. La malheureuse jeune femme sera donc deux fois châtiée pour une faute qu’elle n’a jamais commise ?

— Mère, fit pensivement Nérée, il ne faut pas déplacer la question. Ce que Georges Bard reproche à sa femme, c’est de lui avoir dérobé quelque chose de sa vie, c’est de l’avoir trompé sur la qualité de leur confiance mutuelle… Ou plutôt, je suppose qu’il ne lui fait aucun reproche ; mais il ne peut prendre son parti de cette paille qui existait, à son insu, dans leur amour.

Mme Horsel s’était vivement tournée vers Galliane :

— Comme vous en parlez, monsieur ! Devons-nous penser que vous approuvez cet homme inhumain ?

— Je ne dis pas que je l’approuve ; mais je le comprends… oui, je le comprends.

Diane s’anima :

— J’estime, moi, que ce mari est d’une étroitesse d’esprit révoltante. Toute femme vraiment éprise eût agi comme fit sa fiancée.

— Il ne faut pas se hâter de généraliser, madame. Qu’en penses-tu Blanche ?

Était-ce le reflet du feuillage qui verdissait ainsi le teint laiteux de la jeune femme ?

Elle tarda quelques secondes à répondre et dit enfin :

— Je pense, comme Mme Horsel, que cette jeune fille s’est contrainte au silence par excès d’amour. Son mari devrait le sentir et lui accorder une pitié compréhensive.

— Il faut croire qu’elle ne se contente pas de sa pitié puisque, d’accord avec lui, elle demande le divorce.

Nérée avait répondu d’un ton un peu sec et il passa sans transition à un autre sujet.

Mme Saby posait des questions sur le climat d’Hyères :

— Ce doit être un pays d’élection pour le camping, puisque les pluies sont si rares ici. Justement, nous avons vu, à cinq cents mètres de chez vous, dans un pré, une tente de campeur.

— Fine m’en a parlé, dit Mme Galliane. Elle a vu, auprès de la tente, un homme jeune et un petit garçon ; mais il n’y a pas de femme…

Tandis qu’on discutait des plaisirs et des inconvénients du camping, le soleil s’était couché. Les Saby, qui ne voulaient pas arriver tard à Marseille, prirent congé avec regret, promettant une prochaine visite.

Mme Horsel s’attardait : on était si bien là !… Comme Fine venait chercher le service à thé, sa maîtresse lui demanda :

— N’est-ce pas, Fine, que vous avez vu les personnes qui campent sur la route d’Hyères ?

— Oui, madamo, ils sont deux : un petit garçon et son père. Le père est jeune ; c’est un bel homme.

Lorsque Fine parlait d’un bel homme, elle s’emplissait les poumons pour donner plus de force à l’adjectif. Nérée, amusé, recommanda :

— Fine, n’allez pas trop vous promener du côté de ce campeur impressionnant. Vous savez que la vue d’un bel homme jette toujours le désordre dans vos esprits.

— Ah ! Moussu Nérée aime bien se moquer de moi ! fit la servante en remportant son plateau.

Galliane consulta sa montre, Il avait une course à faire à la gare d’Hyères et demanda qu’on retardât le dîner d’une demi-heure. Puis il monta dans sa chambre pour remplacer par un veston de drap son léger veston de tussor.

Selon son habitude, Blanche le suivit.

En l’aidant à se préparer, elle remarqua :

— Tu as ta figure de petit garçon boudeur : qu’y a-t-il ?

— Il y a que je boude : ce soir, tu n’as pas été de mon avis.

— Mais, chéri, il faut bien que cela se produise quelquefois ! Ainsi, tu exiges une gousse d’ail dans la salade, et moi, je ne la supporte pas.

— II n’était pas question d’ail dans la salade ; il était question de la confiance totale entre deux êtres qui s’aiment ; et tu as pensé autrement que moi !

D’une caresse elle lui ferma la bouche :

— Ne te fâche pas. Va vite à tes affaires : il ne faut pas que ta mère dîne trop tard.

Aussitôt en voiture, Nérée oublia son accès d’humeur. À peine eut-il dépassé la halte du chemin de fer, qu’il aperçut, à gauche de la route, sous un bouquet d’oliviers, la blancheur d’une tente, et, marchant à petits pas dans cette direction, Mme Horsel. Il sourit : « Hé ! hé ! Fine n’est pas la seule à éprouver de l’intérêt pour les hommes beaux ! »

Une demi-heure plus tard, Nérée Galliane rentrait, conduisant sa voiture à une allure modérée. La route était libre quand, tout à coup, un homme voulut la traverser en courant. Galliane freina aussitôt, mais trop tard : l’homme, accroché, avait roulé sur le sol. Des cris déchirants retentirent, des cris aigus d’enfant.

Epouvanté, Nérée se demandait qui il avait écrasé. Il se précipita vers le corps inerte, tenta de le soulever… Il y eut quelques secondes d’angoisse ; et les cris de l’enfant semblaient ceux d’une bête qu’on égorge. Enfin, l’homme fit un mouvement et parla :

— Ce n’est rien… J’ai été étourdi ; mais je crois que je n’ai pas de mal… Non, monsieur, n’essayez pas de me soulever, je suis trop lourd. Laissez-moi seulement m’appuyer sur vous pour que je tâche de me mettre debout.

Avec quelque peine il y parvint.

— Bon, fit-il, je n’ai rien de cassé. — Mon petit, cesse de crier ainsi, tu nous romps la tête.

— Monsieur, proposa Nérée, qui tremblait encore, je vais vous emmener chez moi où l’on vous soignera. J’habite tout près d’ici.

— C’est inutile, je vous assure. Je campe dans ce pré. Si vous voulez bien m’aider à regagner ma tente, ma couchette est préparée, je m’y étendrai.

Nérée insista vainement. L’inconnu, tout en s’appuyant sur lui le plus légèrement possible, s’efforçait d’atténuer l’accident, et même s’excusait :

— C’est ma faute, mon petit garçon s’apprêtait à traverser la route pour me rejoindre ; j’ai craint qu’il ne se jetât sous votre voiture et, en voulant courir à lui, c’est moi qui m’y suis jeté.

Ils atteignirent la tente où l’éclopé put s’étendre. Alors l’enfant, qui avait cessé de crier et qu’on oubliait, bondit sur Galliane comme un petit chat sauvage, l’assaillit à coups de pied et coups de poing en vociférant :

— Tiens ! tiens ! grand idiot I grand affreux ! bête sauvage !…

— Monsieur, s’écria le père, donnez-lui une gifle, je vous en prie. Cet enfant est par trop mal élevé !

— Mais non… il est charmant.

Nérée avait réuni dans sa main les deux poignets frêles et maîtrisait doucement la petite furie. L’enfant ne pouvait plus frapper ; mais, avec une rage folle, il jetait à la face de l’homme tout un répertoire d’injures, c’est-à-dire tous les noms d’animaux nuisibles qu’il connaissait.

— Je suis un vrai jardin zoologique ! fit Galliane, sans pouvoir s’empêcher de rire.

Le père finit par réduire son fils au silence en lui disant gravement :

— Moustique, tu me fais beaucoup plus de mal que je ne m’en suis fait en tombant : j’ai honte de mon petit garçon.

En une réaction violente, Moustique se jeta à genoux devant la couchette et couvrit de baisers mouillés le visage et les mains de son père. Il fallut l’écarter doucement pour se rendre compte de l’état des membres du blessé.

Heureusement, il n’y avait aucune plaie ouverte, mais de larges ecchymoses à la partie supérieure de la cuisse et à la hanche. Galliane eut un soupir de soulagement.

— Dieu merci, dit-il, vous vous en tirerez avec le minimum de dommage ; mais il vous faudra bien quelques jours de repos. N’avez-vous pas une petite pharmacie ?

— Je n’ai que de l’éther et de la teinture d’iode.

— Je vais aller chez moi chercher ce qu’il faut. Je serai ici dans dix minutes.

Blanche et sa belle-mère attendaient à la salle à manger qu’on pût servir le dîner. À la vue de son mari, la jeune femme s’inquiéta :

— Qu’y a-t-il chéri ? Tu es tout pâle.

— Je viens d’avoir une rude émotion : ma voiture a accroché le campeur sur la route.

— Oh !… fit-elle blêmissant.

— Eh bien ? Tu ne vas pas défaillir ? Il y a aussi peu de mal que possible : seulement des meurtrissures. Mais il faut que j’aille soigner ma victime.

Mme Galliane s’était précipitée vers l’armoire à pharmacie :

— Voici l’eau blanche et la teinture d’arnica ; mais nous avons mieux : ce liniment qui a si promptement soulagé Carini quand il est tombé de bicyclette.

— C’est cela que je vais emporter.

— Et voici de la gaze pour les compresses… Mais si j’allais avec toi ?

— Non, maman, ce jeune homme serait peut-être gêné. Je me tirerai d’affaire. Dînez sans m’attendre.

Avant de sortir, il embrassa Blanche :

— Ma pauvre sensitive, je t’ai sottement effrayée. Te voilà décomposée.

Sous la tente, Moustique dormait déjà, la tête entre ses deux petits poings, dans la pose familière à Pomme. Nérée se pencha en souriant sur le sac de couchage :

— La grande colère est apaisée. — Heureux âge !

— Monsieur, dit le père, je m’excuse encore de cet accès de frénésie. L’enfant a été malade ces temps derniers : il était déjà fort mal élevé… aujourd’hui, il n’est plus sortable.

Nérée ouvrait le paquet qu’il avait apporté. L’inconnu tendit la main vers le flacon, regarda l’étiquette :

— Excellent, dit-il. Dans quelques heures, cette préparation aura fait merveille.

— Vous la connaissez ?

— Comme toute la pharmacopée, — c’est mon rayon.

Galliane préparait les compresses avec zèle et sans trop de maladresse. Le patient remerciait et s’excusait encore avec beaucoup de grâce. C’était évidemment un homme d’excellente éducation. Le faisceau lumineux de la lampe de poche éclairait le membre contusionné, mais laissait dans l’ombre les deux visages curieux l’un de l’autre.

L’infirmier improvisé soupira :

— Quand je songe que j’aurais pu vous tuer !…

— Que cette idée ne vous émeuve pas. C’eût été pour moi, peut-être, un dénoûment providentiel.

— Vous avez des plaisanteries sinistres.

— Je ne plaisante pas. Vous savez qu’il y a des heures où notre destin semble inextricable… Votre voiture arrivait sur moi avec un sens certain de l’opportunité !

— Mais non, puisqu’elle vous a manqué.

Nérée devinait quelque détresse morale qu’il eût voulu secourir. Cet étranger lui inspirait une sympathie soudaine. Mais il fallait se garder d’une hâte indiscrète.

Au bout d’un moment, le campeur dit :

— Monsieur, vous n’allez pas faire fonction d’infirmier la moitié de la nuit. Je puis soigner moi-même ces bobos. Je sais poser une compresse — presque aussi bien que vous.

Le ton avait été malicieux. Galliane ne s’en inquiéta point :

— Laissez-moi donc l’illusion de réparer un peu ma maladresse, dit-il. Je vous tiendrai compagnie jusqu’à ce que le sommeil soit plus fort que votre mal.

Ils continuèrent à causer à voix basse. De temps en temps, l’enfant endormi s’agitait sur sa couchette. Nérée dit :

— Votre petit bonhomme est encore trépidant de sa grande émotion.

— Oui… il est fragile, le pauvre gosse, et le souci de sa santé me jette dans un grand embarras.

— Est-ce pour le soigner que vous êtes venu sur cette côte ? Il y a justement à Pomponiana un bel établissement hélio-marin pour enfants.

— Je sais ; mais il dépasse mes moyens. En réalité, ce n’est pas ce que je cherche. J’arrive du Chili où mon petit garçon ne peut s’acclimater. J’espérais le faire accepter à ma famille. Je me heurte à des empêchements imprévus… Je ne vois qu’une solution : confier l’enfant à une famille d’honnêtes paysans… Mais que d’aléas !

— Cela peut tout de même se trouver et, si vous le permettez, je vous aiderai dans vos recherches. Vous devez retourner au Chili ?

— Il le faut. Du moins pour une année eu deux. Une année ou deux que ce petit devra passer seul en France !

Nérée hésita avant de poser une question :

— Peut-être êtes-vous veuf ?

— Heu… non. Mon Moustique est… de mère inconnue. C’est mon petit à moi tout seul. J’avais vingt-trois ans et lui quinze jours lorsqu’on me l’apporta dans un carton à chapeau dont le couvercle était percé de trous d’aération — comme les boîtes où nous enfermions des hannetons, dans notre enfance.

« Une tête folle, pensait Galliane ; mais singulièrement sympathique. »

L’autre poursuivait :

— Quelle tuile sur la tête d’un étudiant en rupture d’école !

— Comment avez-vous fait ?

— Que sais-je ?… J’employais à payer les mois de nourrice du poupon la moitié des subsides que m’envoyait mon père et je me contentais d’un tout petit repas par jour. Mais la situation s’aggrava tragiquement lorsque, après des bêtises majuscules, je vis mon père me couper les vivres.

— Vous n’aviez aucun moyen d’existence ?

— J’avais abandonné mes études de médecine pour me livrer aux pires folies… J’étais à peu près incapable d’aucun travail ; mais la pensée de l’enfant me harcelait. J’ai fait les métiers les plus étranges, jusqu’à celui de figurant à l’Opéra ! — ce qui me permettait d’entendre de la musique, mais rarement de dîner. Et, abruti de fatigue, de saleté et de sous-alimentation, phénomène curieux, je fus pris de la nostalgie de la médecine ! Alors, figurez-vous que j’ai fini par m’introduire à l’hôpital Saint-Louis — en qualité d’homme de peine — au pavillon de Malte, réservé aux lépreux. La journée, je balayais les salles et faisais cent corvées dégoûtantes ; la nuit, j’étudiais. En m’exténuant de travail, j’ai pu suivre des cours. Je prépare une thèse sur la lèpre et vous ne pourriez concevoir quels espoirs je mets en ce travail… De son succès dépendra tout mon avenir et celui de mon enfant.

Une émotion secrète avait voilé sa voix. Il fit une pause, puis reprit d’un ton plus animé :

— La lèpre, monsieur, est une question émouvante qui ne peut nous laisser insensibles. Songez que ce mal — parfaitement curable — s’accroît dans des proportions alarmantes, grâce à des légendes dignes du moyen-âge, à la peur, à une espèce de honte dont il est temps de faire justice. J’y emploierai ma vie, — ma pauvre vie !

« Le professeur Marchoux a daigné m’encourager ; plusieurs membres de l’International Leprosy Association m’ont accordé quelque intérêt et, muni de recommandations précieuses, je suis parti pour la léproserie de San-Juan, à Santiago de Chili, où l’on soigne les Indiens Auracans sur qui sévit la lèpre. Sous les ordres du professeur Borrego, je fais chaque jour de passionnantes observations et je travaille à ma thèse… »

Sentait-il chez celui qui l’écoutait la chaleur d’une sympathie compréhensive ? Il s’abandonnait à parler de ce qui était le grand intérêt de sa vie :

— Avez-vous quelque idée de cette lutte contre la lèpre ?

— Je suis un ignorantissime. Je crois qu’on traite ce terrible mal au moyen de l’iode et du mercure ?

— L’iode et le mercure sont insuffisants. Tous nos efforts se concentrent sur la mise au point d’un complexe de chaulmoogra et de cholestérol… Nous faisons en ce moment des recherches qui nous donnent d’immenses espérances… En somme, je mènerais là-bas une vie magnifique, n’était le tourment que me cause mon pauvre Moustique.

— Je vous vois mal dans une léproserie, sous le climat du Chili, avec cet enfant délicat.

— Il y était très mal. Toujours confié à des soins mercenaires. Le pauvre petiot a déjà bien roulé sa petite bosse… J’en ai le cœur crevé. Que voulez-vous ! Je l’aime… Je n’ai que ça à aimer.

L’émotion serrait Galliane à la gorge.

— Il me semble, dit-il, que puisque vous avez votre père, il ne pourrait rester insensible à la situation que vous me dépeignez. Tous les pères ont eu à pardonner à leurs fils quelques folies de jeunesse.

L’inconnu murmura :

— Mes folies, à moi, eurent des conséquences trop graves.

Un silence tomba. Tout en renouvelant les compresses, Nérée pensait : « Je tirerai le cher garçon de ce mauvais pas. » Il dit, avec cet accent qui avait un pouvoir apaisant :

— Ne vous effrayez pas des difficultés de l’heure actuelle. Je puis sans doute vous aider : je vous dois tant de reconnaissance !

— De reconnaissance ?

— Mais oui : de ne point vous être laissé tuer par ma voiture. — Je connais tous les braves gens de la côte. Je trouverai une famille où votre petit garçon sera en sûreté et bien soigné. Même, si vous m’y autorisez, j’aurai l’œil sur lui.

— Monsieur, ce serait me rendre un bienfait inoubliable. Mon petit bonhomme est doué d’une sensibilité qui m’inquiète ; il a besoin de douceur, il a besoin qu’on l’aime.

— J’ai vu. On trouvera ce qu’il lui faut. Et vous pourrez vous en retourner, l’esprit tranquille, vers ce lieu de délices que peut être une léproserie au Chili.

— Si vous pouvez faire cela, monsieur, notre rencontre — un peu brusque — aura bien été pour moi la plus belle de ma vie. Et c’est d’un cœur plus libre que je tâcherai de résoudre l’autre problème, celui de mon départ.

— Il y a donc d’autres obstacles ?

— Bah ! toujours le même grain de sable dans l’engrenage !… Mais il est tard. Allez vous reposer, je vous en prie.

— Je n’ai pas sommeil et, voyez, les ecchymoses sont moins noires. Les compresses produisent leur effet. L’inconnu voulut donner à la conversation un tour moins personnel ; mais Galliane suivait son idée.

— Ce grain de sable… dit-il, ne serait-ce qu’une simple question d’argent ?

— Simple ! Vous avez des mots charmants. Vous dites simple ce qui pourrait bien être insoluble.

— Rien n’est insoluble.

— Vous savez le prix d’un voyage au Chili ? Une place sur le paquebot qui va, en quarante jours, d’Anvers à Valparaiso coûte cent cinquante dollars. J’espérais obtenir cette somme de mon père. Or, je ne puis le rencontrer.

Nérée renouvela encore une fois les compresses, puis plongea deux doigts dans une poche de son veston pour s’assurer de la présence de son portefeuille. Il hésitait. Une délicate pudeur retenait sa voix. Enfin, surmontant sa timidité :

— Écoutez… j’ai sur moi, par hasard, un chèque que je me disposais à porter à la banque cet après-midi quand une visite m’en empêcha. Ce chèque, je n’en ai pas besoin. S’il peut aplanir devant vous les plus grosses difficultés, je n’en saurai faire un emploi qui me donne plus de satisfaction.

Il avait retiré le papier de son portefeuille et le posa sur la couchette. Le jeune homme y jeta un coup d’œil et vit le chiffre : huit mille francs. Il rougit, puis, avec une émotion qui fit fléchir sa voix :

— Vous offririez tout de go huit mille francs à un passant dont vous ne savez même pas le nom ?

— Je n’ai que faire de votre nom et je ne vous ai pas dit le mien. Qu’importe ? Ce que j’ai appris de vous en une heure m’intéresse plus que la vie entière de bien des gens que je connais depuis vingt ans. Acceptez sans façon cette petite somme dont je n’avais pas prévu l’usage.

— Mais, cher monsieur, il y aurait neuf chances sur dix pour que je ne puisse jamais vous rendre votre argent : mon avenir est si aléatoire !

— Il n’est pas question que vous me rendiez rien.

— Ah ?… Eh bien ! non, merci. Je ne suis pas encore assez illustre pour accepter de tels cadeaux.

— Entendez-moi : il ne s’agit ni de prêt ni de cadeau, mais d’un simple dépôt. Utilisez cet argent pour vous libérer des tracas matériels et vous consacrer à votre beau projet. Plus tard, lorsque vous aurez réussi, que vous serez peut-être un médecin éminent, disposez de cette même somme pour aider un garçon digne d’intérêt, qui aura besoin d’un coup d’épaule ; et faites-lui les mêmes conditions. Alors, voyez-vous ? Ce modeste chèque se transforme ainsi en un capital moral qui peut circuler indéfiniment en produisant peut-être un bien incalculable.

— Dites-moi : vous êtes poète ?

— Je ne crois pas. Je suis… un homme moyen.

— Eh bien ! cet homme moyen est un phénomène dont j’aurais nié, hier, l’existence.

Nérée était entré avec précaution dans la chambre ; mais sa femme donna aussitôt la lumière.

— Tu ne dors pas, chérie ?

— Comment pourrais-je dormir ? J’étais si inquiète ! Il est plus de minuit.

— Pourquoi t’inquiéter follement ? Je t’avais dit que le jeune homme n’était pas sérieusement touché. Mais je devais au moins lui donner quelques soins… et puis on a causé. Ce garçon n’est pas ordinaire. Il a quelques sottises de jeunesse à son actif et semble les payer cher… Il me plaît singulièrement.

Il parla de l’enfant, des soucis du jeune père :

— Sais-tu à qui j’ai pensé ? On pourrait confier ce petit garçon au ménage Ramillien. Les Ramillien ont le cœur tendre ; ils soigneraient l’enfant et le chériraient. Ce petit s’ébattrait dans les jardins et s’y ferait du sang et des muscles, et nous le surveillerions un peu…

Blanche avait fermé les yeux et se taisait.

— Et puis, j’ai autre chose à t’avouer — je te dois compte des biens de la communauté ! Mais je sais que tu m’approuveras. J’avais dans ma poche un chèque…

— Blanche, tu dors ?

La jeune femme, en effet, semblait rendormie. Nérée éteignit la lampe et ne fit aucun bruit.

Cependant, sur la route d’Hyères, dans le champ aux oliviers, le campeur, sous sa tente, demeurait les yeux grands ouverts. La meurtrissure de ses membres n’était pas une vive souffrance, mais un endolorissement qui se laissait oublier. L’homme respirait lentement, profondément, pénétré par un puissant afflux d’espoir, de joie grave. Cette douceur émouvante, cette subite confiance en son destin, il lui semblait ne les avoir jamais éprouvées avec une telle plénitude.

Est-ce que la vie allait enfin lui faire grâce ?… Cet être invraisemblable, qui se disait modestement « un homme moyen », il faudrait, demain, mieux voir ses traits et son regard, afin d’emporter son image comme un viatique à travers les tribulations de l’avenir… Au fait, qui était-il ? Le chèque devait porter sa signature…

En tâtonnant, il atteignit la lampe de poche. Mais elle ne s’alluma pas : la pile était épuisée.

Il se replongea dans son euphorie, se laissa emporter par une grande vague d’espérance. De l’herbe, autour de lui, montait la senteur de l’origan foulé ; le vent tiède qui avait passé sur les jardins apportait d’autres parfums plus capiteux, la plainte infinie de la mer devenait une tendre berceuse ; au loin, dans le Bois Sacré d’Olbia, deux rossignols se répondaient.

Splendeur de cette nuit méditerranéenne qui comblait le cœur au point de faire monter des larmes dans les yeux… Mais, ce soir, le déraciné solitaire et malheureux avait rencontré mieux que la mer ensorcelante, mieux que la magie des jardins : un simple cœur d’homme.