Le Corsaire rouge/Chapitre XXI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 300-310).

CHAPITRE XXI.


« C’est par malice qu’il nous donne ce conseil, pour nous empêcher de réussir dans notre métier. »
ShakspeareTimon d’Athènes.


Pendant toute cette journée, il n’y eut aucune variation dans le temps. La surface de l’océan était unie et brillante comme un miroir, bien que le mouvement lent, quoique assez sensible, des vagues, annonçât l’orage qui grondait au loin dans l’horizon. Depuis le moment où il quitta le pont, jusqu’à celui où le soleil plongea son disque obscurci dans la mer, celui qui savait si bien maintenir son autorité parmi les êtres indisciplinés auxquels il commandait ne se montra plus. Satisfait de sa victoire, il ne paraissait plus craindre que quelqu’un pût être assez hardi pour oser comploter le renversement de sa puissance. Cette confiance apparente en lui-même ne pouvait manquer de produire une impression favorable sur son équipage. Comme il n’y avait pas une faute qui ne fût découverte, pas une offense qui ne fût punie, les matelots tremblans croyaient qu’un œil, qu’ils n’apercevaient pas, était toujours fixé sur eux ; que toujours une main invisible était levée prête à frapper ou à récompenser. C’était par un semblable système d’énergie dans les momens critiques, et d’indulgence lorsque le joug de l’autorité aurait pu paraître trop pesant, que cet homme extraordinaire avait pendant si long-temps réussi à étouffer la trahison parmi les siens, comme à éviter les pièges et ses ennemis déclarés.

Cependant, lorsqu’on eut placé le quart pour la nuit et que le plus grand silence régnait sur le vaisseau, le Corsaire parut de nouveau sur la poupe, se promenant sans bruit dans de solitaires méditations. Le vaisseau, poussé par le courant du Gouffre, avait tellement dérivé au nord, qu’on n’apercevait plus la terre à l’horizon, et il se trouvait de nouveau entouré d’une masse d’eau dont l’œil ne pouvait découvrir la limite. Comme il n’y avait pas le moindre souffle d’air, on avait ferlé les voiles, et les mâts dégarnis s’élevaient dans l’obscurité de la nuit, semblables à ceux d’un vaisseau qui est à l’ancre. En un mot, c’était un de ces momens de repos complet que les élémens accordent quelquefois aux aventuriers qui livrent leur fortune au caprice et à l’inconstance des vents.

Ceux mêmes qui étaient de garde, enhardis par la tranquillité qui régnait autour d’eux, s’étaient étendus entre les canons, ou sur les différentes parties du vaisseau, pour y chercher le repos dont les règles de la discipline et le bon ordre leur défendaient de jouir dans leurs hamacs. De distance en distance on voyait la tête d’un officier assoupi suivre le mouvement du navire, soit qu’il fût appuyé sur le bord ou sur l’affût de quelque canon placé hors des limites sacrées du tillac. Un seul homme était debout, l’œil ouvert, et surveillant tout avec une attention marquée : c’était Wilder, dont le tour de quart était revenu, d’après la division régulière du service pour les officiers.

Pendant deux heures, le Corsaire et son lieutenant n’échangèrent pas la moindre parole. L’un et l’autre semblaient au contraire s’éviter, car ils avaient chacun leurs sujets secrets de méditation. Au bout de ce temps, le premier s’arrêta tout à coup, et resta long-temps à regarder celui qui était toujours immobile à la même place, sur le pont au-dessous de lui.

— Monsieur Wilder, dit-il enfin, l’air est plus frais et plus pur sur la poupe ; voulez-vous y monter ?

L’autre y consentit, et pendant plusieurs minutes ils se promenèrent en silence, marchant tous deux du même pas, ainsi que les marins ont coutume de le faire pendant la nuit.

— Nous avons eu une matinée agitée, Wilder, reprit le Corsaire trahissant malgré lui le sujet de ses pensées, et parlant toujours de manière à ne pouvoir être entendu que de celui auquel il s’adressait. — Aviez-vous jamais vu d’aussi près ce joli précipice qu’on appelle révolte ?

— L’homme contre qui la balle est dirigée court plus de danger que celui qui l’entend seulement siffler.

— Ah ! vous avez donc été outragé à bord de votre vaisseau ! Ne vous inquiétez pas de l’animosité personnelle que quelques-uns de ces drôles se sont permis de vous montrer. Je connais leurs plus secrètes pensées, comme vous allez bientôt le voir.

— J’avoue qu’à votre place je dormirais sur un lit d’épines, avec de pareils échantillons du caractère de mes hommes sous les yeux. Quelques heures de désordre pourraient un jour ou l’autre faire tomber le vaisseau entre les mains du gouvernement, et mettre votre vie…

— Entre celles du bourreau ? et pourquoi pas la vôtre ? demanda le Corsaire avec assez de vivacité pour donner à son ton un air de défiance. — Mais l’œil qui a souvent vu des batailles se laisse rarement intimider. Le mien a trop souvent vu le danger en face sans être ému, pour être alarmé à la vue d’une banderole royale. D’ailleurs, ce n’est pas notre usage de naviguer beaucoup sur cette côte tant soit peu scabreuse ; les îles et l’océan espagnol sont des endroits moins dangereux pour croiser.

— Et cependant vous vous êtes aventuré ici dans un moment où un succès contre l’ennemi a donné à l’amiral le loisir d’employer une force considérable à votre poursuite.

— J’avais une raison pour cela. Il n’est pas toujours facile de séparer le commandant de l’homme. Si j’ai oublié un moment les devoirs du premier pour satisfaire les désirs du second, jusqu’à présent, du moins, il n’en est résulté aucun mal. Je puis être fatigué de donner la chasse à vos indolens hidalgos, et de faire rentrer au port les gardes-côtes. Il y a dans cette vie que nous menons une variété, une activité que j’aime. Il n’est pas jusqu’à une sédition qui n’ait de l’intérêt à mes yeux.

— Quant à moi, je n’en dirai pas autant. J’avoue que, sous ce rapport, je suis comme le paysan qui perd tout son courage dans l’obscurité. Tant que je vois mon ennemi, je me flatte d’être aussi brave que qui que ce soit ; mais je n’aime pas à dormir sur une mine.

— Défaut d’habitude, et voilà tout. Le danger est toujours le danger, n’importe sous quelle forme il se présente ; et l’homme peut apprendre aussi aisément à ne point pâlir devant des embûches secrètes que devant un péril visible. Mais paix ! est-ce sept ou huit heures qui sonnent ?

— Sept heures. Vous voyez ces hommes dormir comme auparavant : l’instinct les réveillerait si leur heure était venue.

— C’est bien. Je craignais que le temps ne fût passé. Oui, Wilder, j’aime l’incertitude ; elle empêche les facultés de s’amortir, elle développe le caractère de l’homme. Peut-être en suis-je redevable à un esprit fantasque, mais pour moi j’éprouve de la jouissance même dans un vent contraire.

— Et dans un temps calme ?

— Le calme peut avoir ses charmes pour vos esprits tranquilles ; mais il n’y a point là d’obstacles à vaincre. On ne saurait mettre les élémens en mouvement, mais on peut lutter contre eux et les dompter.

— Vous n’avez pas embrassé votre état…

— Votre état !

— Je pourrais dire maintenant le nôtre, puisque je suis aussi devenu corsaire.

— Vous êtes encore dans votre noviciat, reprit l’autre dont l’esprit vif et prompt avait déjà dépassé le point auquel était arrivée la conversation, et j’ai été charmé d’avoir été choisi pour recevoir votre confession. Vous avez montré, en tournant autour de votre sujet sans y toucher, une habileté qui me donne l’espoir de faire de vous un habile disciple.

— Mais pas un pénitent, je pense ?

— Qui sait ? Nous sommes tous sujets à nos momens de faiblesse, lorsque nous envisageons la vie comme on la dépeint dans les livres, et que nous regardons comme un temps d’épreuve celui qui nous a été accordé pour jouir. Oui, oui, je vous ai pêché à la ligne comme le pêcheur joue avec la truite. Je ne me faisais pas illusion sur le danger que je courais d’être trahi ; mais, à tout prendre, vous vous êtes montré fidèle, bien que je doive protester contre les intrigues illicites que vous vous êtes permises pour empêcher le gibier de tomber dans mes filets.

— Comment ! et quelle intrigues ? vous avez reconnu vous-même…

— Que la Royale Caroline était habilement dirigée, et qu’elle n’avait fait naufrage que parce que c’était la volonté du Ciel. Je parle maintenant de proies plus nobles que celles qu’un faucon vulgaire peut atteindre dans son vol. Êtes-vous donc l’ennemi déclaré des femmes, vous qui avez fait tout au monde pour empêcher la respectable dame et la jolie fille qui sont en ce moment dans ma cabine de jouir de l’honneur insigne de votre compagnie ?

— Était-ce donc vous trahir que de chercher à sauver une femme d’un sort tel que celui, par exemple, dont elles ont été menacées toutes les deux aujourd’hui même ? car, tant que votre autorité sera respectée sur ce vaisseau, je ne pense pas qu’il puisse y avoir de danger, même pour celle qui est si charmante !

— Par le ciel ! Wilder, vous me rendez justice ! Plutôt que de souffrir qu’on fît le moindre mal à cette belle innocente, je mettrais moi-même le feu au magasin, et je la renverrais, cet ange de pureté, vers le lieu d’où elle semble descendue !

Notre aventurier écouta avidement ces paroles, quoique le langage énergique d’admiration dans lequel il plut au Corsaire d’exprimer ses sentimens généreux fût peu de son goût.

— Comment avez-vous deviné le désir que j’avais de les servir ? demanda-t-il après un moment de silence que ni l’un ni l’autre ne semblait pressé de rompre.

— Pouvais-je me méprendre à votre langage ? Il me parut assez clair, je vous assure.

— Mon langage ! s’écria Wilder avec surprise. Il faut alors que j’aie fait une partie de ma confession sans m’en apercevoir.

Le Corsaire ne répondit pas ; mais son compagnon vit, à son sourire significatif, qu’il avait été la dupe de quelque déguisement hardi qui avait eu un succès complet. Frappé d’une sorte de stupeur à la vue des pièges préparés de tous côtés sous ses pas, et dans lesquels il s’était jeté aveuglément, un peu piqué peut-être de s’être laissé jouer si facilement, il fit plusieurs tours sur le pont avant de parler de nouveau.

— J’avoue que j’y ai été pris, dit-il enfin, et dès ce moment je me soumets à vous comme à un maître duquel on peut apprendre, mais qu’on ne saurait surpasser. Mais quel que fût le vieux marin, l’aubergiste de l’Ancre Dérapée jouait du moins lui-même son rôle ?

— L’honnête Joé Joram ! C’est un homme inappréciable pour un marin en détresse, convenez-en. — Et le pilote de Newport, comment l’avez-vous trouvé ?

— Était-ce aussi un acteur ?

— Oh ! seulement de circonstance. Je ne confie à ces drôles que ce qu’ils peuvent voir de leurs propres yeux. — Mais chut ! n’avez-vous rien entendu ?

— J’ai cru qu’il était tombé une corde dans l’eau.

— Oui, c’est cela. Vous allez voir tout à l’heure avec quel soin je surveille ces turbulens messieurs.

Le Corsaire coupa court alors au dialogue, qui devenait d’un vif intérêt pour son compagnon, et courut à la poupe, par dessus laquelle il resta penché, pendant quelques momens, comme un homme qui trouvait du plaisir à contempler la sombre surface de la mer. Mais un léger bruit, semblable à celui que produisent des cordes agitées, frappa l’oreille de son compagnon, qui se plaça aussitôt à côté de son commandant, où il ne resta pas long-temps sans acquérir une nouvelle preuve de la manière dont tout le reste de l’équipage était, ainsi que lui, circonvenu par les ruses du Corsaire.

Un homme tournait avec précaution, et, d’après sa position, avec quelque difficulté, autour du gaillard d’arrière du navire, à l’aide des cordes et des moulures, qui lui fournissaient les moyens d’assurer sa marche. Cependant il atteignit bientôt une échelle de la poupe, où il resta suspendu, tâchant évidemment de distinguer lequel des deux individus qui l’observaient était celui qu’il cherchait.

— Est-ce vous, Davis ? dit le Corsaire à voix basse, et en appuyant légèrement sa main sur Wilder, comme pour lui dire d’être attentif : je crains qu’on ne vous ait vu ou entendu.

— N’ayez aucune crainte, votre honneur, je suis sorti par le sabord à côté de la cabine, et tout le monde est aussi profondément endormi par-là, que s’ils avaient quelqu’un en bas à faire le quart pour eux.

— C’est bien. Quelles nouvelles apportez-vous ?

— Mon Dieu ! votre honneur peut leur dire d’aller à l’église, et le plus intrépide chien de mer d’entre eux tous n’osera pas dire qu’il a oublié son livre de messe.

— Vous les croyez en meilleure disposition qu’ils n’étaient ?

— J’en suis sûr, monsieur ; ce n’est pas que la volonté de mal faire manque à deux ou trois ; mais ils n’osent se fier l’un à l’autre. Votre honneur sait si bien prendre son monde, qu’ils trouvent le chemin trop glissant pour s’aviser de lui résister.

— Oui, voilà comme sont toujours vos chefs de révolte, murmura le Corsaire assez haut pour être entendu de Wilder. Il ne leur manque que tout juste ce qu’il faudrait d’honnêteté pour que chacun pût compter sur la foi de son voisin. Et que disent les drôles de ma clémence ? Ai-je bien fait d’en montrer, ou dois-je demain matin parler de châtiment ?

— Le mieux est que les choses restent comme elles sont, monsieur. On sait que vous avez bonne mémoire, et l’on parle déjà du danger d’ajouter un autre grief à celui qu’ils sentent que vous n’avez pas oublié. Il y a le capitaine du gaillard d’avant qui est un peu aigre, comme à son ordinaire, mais surtout cette fois, à cause du coup de poing vigoureux qu’il a reçu du nègre.

— Oui, il est toujours turbulent ; il faudra un jour ou l’autre en finir avec le drôle.

— Il sera facile de l’employer au service des barques, monsieur, et l’équipage du vaisseau ne se trouvera que mieux de son absence.

— Bien, bien ; il suffit, interrompit le Corsaire avec un peu d’impatience, comme s’il trouvait que son compagnon était encore trop nouvellement initié, pour qu’il lui laissât voir trop à découvert la politique de son gouvernement. Je verrai ce que j’aurai à faire à son égard. — Si je ne me trompe, drôle, vous avez ajouté à votre rôle aujourd’hui, et vous avez été un peu trop loin pour exciter le trouble et la discorde.

— J’espère que votre honneur se rappellera que l’équipage avait reçu l’ordre formel de faire des farces ; d’ailleurs, il ne pouvait pas y avoir grand mal à laver les cheveux poudrés de quelques soldats de marine.

— Oui, mais vous avez continué après que votre officier avait jugé à propos d’interposer son autorité. Soyez plus circonspect à l’avenir, de peur que le jeu des acteurs ne devienne par trop naturel, et que vous n’obteniez un genre de succès dont vous ne seriez nullement flatté.

Cet homme promit d’être prudent et de se corriger, et il fut ensuite congédié, après avoir reçu une bonne récompense et l’injonction de ne faire aucun bruit en se retirant. Dès que l’entrevue fut finie, le Corsaire et Wilder recommencèrent leur promenade, après que le premier se fut assuré que personne n’avait été à portée d’entendre son entretien mystérieux avec l’espion. Il se fit de nouveau un long et profond silence, pendant lequel ils restèrent livrés à leurs pensées.

— De bonnes oreilles, reprit le Corsaire, sont presque aussi importantes, dans un vaisseau comme celui-ci, qu’un cœur ferme et courageux. Il ne faut pas permettre ces drôles des entre-ponts de manger du fruit de la science, de crainte que nous autres qui sommes dans les cabines nous ne mourions.

— C’est un service périlleux que celui dans lequel nous sommes embarqués, dit son compagnon en découvrant ainsi involontairement les secrètes pensées qui l’agitaient.

Le Corsaire garda le silence et fit plusieurs tours sur le pont avant de rouvrir les lèvres. Lorsqu’il parla ce fut d’une voix si douce et si agréable que ses paroles ressemblaient plutôt à celles d’un ami qui donne de sages conseils, qu’au langage d’un homme qui était depuis long-temps le compagnon d’êtres aussi grossiers et aussi dépravés que ceux avec lesquels il se trouvait.

— Vous êtes encore à l’entrée de la vie, monsieur Wilder, dit-il, et il dépend de vous de choisir le sentier que vous voulez suivre. Jusqu’à présent vous n’avez vu transgresser rien de ce que le monde appelle ses lois, et il n’est pas encore trop tard pour dire que vous ne le verrez jamais. Je puis avoir été égoïste dans le désir que j’avais de vous attirer à moi ; mais mettez-moi à l’épreuve et vous verrez que cet égoïsme, dont je ne puis toujours réprimer les premiers mouvemens, n’exerce du moins jamais un long empire sur mon âme. Dites seulement un mot, et vous êtes libre ; il est facile de détruire jusqu’au plus léger indice qui pourrait prouver que vous avez fait partie de mon bord. La terre n’est pas loin derrière ce rayon de lumière qui s’affaiblit de plus en plus à l’horizon ; demain, avant le coucher du soleil, vous pouvez y débarquer.

— Alors, pourquoi pas tous les deux ? Si cette vie irrégulière est un malheur pour moi, il en est de même pour vous. Si je pouvais espérer…

— Que voulez-vous dire ? demanda le Corsaire avec calme, après avoir attendu assez long-temps pour s’assurer que son compagnon hésitait à continuer. Expliquez-vous librement, c’est à un ami que vous parlez.

— Eh bien, c’est en ami, c’est à cœur ouvert que je vous parlerai. Vous dites que la terre est ici à l’ouest ; il nous serait facile, à nous deux qui avons été nourris sur l’océan, de mettre ce canot à la mer, et de profiter de l’obscurité pour nous éloigner. Long-temps avant qu’on pût s’apercevoir de notre absence, nous serions hors de la vue de ceux qui pourraient nous chercher.

— Et où iriez-vous ?

— En Amérique, où nous pourrions trouver une retraite sûre et paisible dans quelque lieu retiré.

— Voudriez-vous qu’un homme qui a si long-temps vécu en prince parmi les siens allât mendier sur une terre étrangère ?

— Mais vous avez de l’or. Ne sommes-nous pas maîtres ici ? Qui oserait surveiller nos mouvemens, jusqu’à ce qu’il nous plût de nous dépouiller nous-mêmes de l’autorité dont nous sommes revêtus ? Tout pourrait être fait avant minuit.

— Et seuls ? Consentiriez-vous à partir seul ?

— Non… pas entièrement… c’est-à-dire… Il serait indigne de nous, comme hommes, d’abandonner les femmes à la brutalité de ceux que nous laisserions après nous.

— Et serait-il plus digne de nous d’abandonner ceux qui ont mis en nous leur confiance ? Monsieur Wilder, je serais le dernier des misérables, si j’acceptais votre proposition ! Homme sans loi, suivant l’opinion du monde, jamais du moins je ne serai traître à ma foi et à la parole que j’ai donnée. L’heure peut venir où ceux qui n’ont d’autre patrie que ce vaisseau se sépareront ; mais cette séparation doit être franche et volontaire. Vous n’avez jamais su ce qui m’avait attiré au milieu des habitations de l’homme, lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois dans la ville de Boston ?

— Jamais, répondit Wilder avec l’expression marquée du désappointement.

— Écoutez, et vous le saurez. Un de nos compagnons était tombé dans les mains des suppôts de la justice. Il était nécessaire de le sauver. C’était un homme que j’aimais peu, mais qui, suivant sa manière de voir, avait toujours été honnête. Je ne pouvais l’abandonner à son malheureux sort, et il n’y avait que moi qui pût le sauver. J’y réussis en employant l’or et la ruse ; et cet homme est maintenant ici, à chanter les louanges de son commandant à l’équipage. Pourrais-je compromettre une réputation acquise au prix de tant de dangers ?

— Vous renonceriez à la bonne opinion de coquins, pour vous concilier l’estime de ceux dont les éloges sont réellement honorables ?

— Je ne sais. Vous connaissez peu le caractère de l’homme, si vous êtes encore à apprendre qu’il met de la gloire à soutenir une réputation acquise même à force de vices, lorsque ces vices l’ont une fois fait connaître. D’ailleurs, je ne suis pas fait pour le monde, tel qu’il existe parmi vos colons dépendans.

— Peut-être avez-vous reçu le jour dans la métropole ?

— Je ne suis autre chose qu’un pauvre provincial, un humble satellite du soleil tout-puissant. Vous avez vu mes pavillons, monsieur Wilder ; mais il en manquait un dans le nombre… oui, et un pavillon que, s’il eût existé, j’aurais mis mon orgueil et ma gloire à défendre au prix du plus pur de mon sang !

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Il est inutile de rappeler à un marin tel que vous combien de nobles fleuves versent leurs eaux dans la mer, le long de cette côte dont nous parlons… combien il s’y trouve de ports larges et commodes, ou combien de voiles, conduites par des hommes qui ont pris naissance sur ce sol spacieux et paisible, blanchissent l’océan.

— Assurément je connais les avantages du pays auquel vous faites allusion.

— Je ne crains pas de le dire, répliqua vivement le Corsaire : s’ils étaient connus comme ils devraient l’être de vous et d’autres comme vous, on verrait bientôt le pavillon dont je parle flotter sur toutes les mers ; et les habitans de notre pays ne seraient pas réduits à n’être que des mercenaires, aux gages d’un prince étranger.

— Je n’affecterai pas de ne vous point comprendre ; car j’ai connu d’autres personnes qui se berçaient, comme vous, de l’idée que cet événement pourrait arriver.

— Pouvait arriver !… Il arrivera, Wilder, il arrivera ; aussi sûr que cet astre se couchera dans l’océan, ou que le jour succédera à la nuit. Si ce pavillon eût été déployé, monsieur Wilder, jamais on n’eût entendu parler du Corsaire Rouge.

— Le roi a son service à lui, et tous ses sujets sont également libres d’y entrer.

— Je pourrais être le sujet d’un roi ; mais celui d’un autre sujet ! — Non, Wilder, je ne pourrais en avoir la patience. J’ai été élevé sur un de ses vaisseaux ; je pourrais presque dire que j’y suis né ; et que de fois ne m’a-t-on pas fait sentir avec amertume qu’un océan séparait mon pays natal des degrés du trône ! Le croiriez-vous, monsieur ? un de ses commandans osa joindre au nom de ma patrie une épithète que je ne répéterai, point pour ne pas blesser vos oreilles.

— J’espère que vous avez appris à ce misérable à être plus circonspect.

Le Corsaire regarda son compagnon en face, et répondit avec un sourire amer :

— Il n’a jamais répété cette offense. Il fallait son sang ou le mien, et il paya chèrement sa brutalité.

— Vous vous êtes battus en hommes, et la fortune a favorisé celui qui avait été insulté ?

— Oui, nous nous sommes battus… mais j’avais eu l’audace de lever la main contre un habitant de l’île privilégiée !… C’en fut assez, monsieur Wilder ; le roi poussa à bout un fidèle sujet, et il a eu lieu de s’en repentir. — Mais c’en est assez pour le moment ; une autre fois je pourrai vous en dire davantage… Bonsoir.

Wilder vit son compagnon descendre l’échelle qui conduisait au tillac, et il resta seul, livré à ses pensées, pendant le reste d’un quart qui sembla sans fin à son impatience.