Le Corsaire rouge/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 190-207).

CHAPITRE XIV.


« Je n’ai encore jamais vu un jour si beau et si détestable ! »
ShakspeareMacbeth.


Le premier quart de la nuit ne fut marqué par aucun nouvel événement. Wilder était allé rejoindre les deux dames avec cet air de satisfaction et de gaîté que tout officier de marine est plus ou moins accoutumé à montrer quand il a dégagé son navire des dangers qu’occasionne le voisinage de la terre, et qu’il le voit lancé sur l’abîme sans fond et sans chemin tracé de l’océan. Il ne fit plus aucune allusion aux périls de la traversée, mais il s’efforça, au contraire, par mille soins assidus, que sa situation lui permettait, d’effacer de leur esprit tout souvenir de ce qui s’était passé. Mrs Wyllys se prêta aux efforts qu’il faisait pour dissiper leurs craintes, et quiconque aurait ignoré les conversations qui avaient eu lieu précédemment entre eux, aurait cru voir, dans la petite compagnie rassemblée pour le repas du soir, un groupe de voyageurs satisfaits et pleins de confiance, qui s’étaient mis en route sous les plus heureux augures.

Cependant la gouvernante fixait encore de temps en temps des yeux inquiets et presque égarés sur notre aventurier. Elle écoutait les saillies du jeune marin, dont la gaîté avait quelque chose de particulier parce qu’elle se ressentait de sa profession, avec un sourire d’indulgence, mais en même temps mélancolique, comme si l’enjouement du jeune homme, empreint d’une touche véritablement nautique, eût retracé à son imagination des images qui lui étaient familières, mais qui y répandaient la tristesse. Gertrude goûtait un plaisir plus pur : elle retournait dans ses foyers, près d’un père chéri et indulgent ; et mesure que le navire cédait à une nouvelle impulsion du vent, il lui semblait qu’un de ces longs milles qui l’en avaient séparé si long-temps venait encore d’être franchi.

Pendant ces instans aussi courts qu’agréables, l’aventurier qui avait été appelé d’une manière si singulière au commandement de la Caroline se montra sous un jour tout différent qu’il ne l’avait encore fait. Quoique sa conversation fût caractérisée par la franchise mâle d’un marin, cette franchise était adoucie par toute la délicatesse du savoir-vivre le plus exquis. La jolie bouche de Gertrude faisait souvent de vains efforts pour cacher les sourires qui jouaient sur ses lèvres, et creusaient des fossettes sur ses joues, comme un doux zéphir trace de légers sillons sur la surface d’une eau limpide : mais une fois ou deux, une saillie de Wilder frappant inopinément son imagination, elle fut forcée de céder à l’impulsion d’une gaîté irrésistible.

Une heure de conversation familière sur un navire fait quelquefois plus, pour fondre la glace extérieure dont le monde entoure les plus doux sentimens de la nature humaine, que des semaines entières passées au milieu du cérémonial insignifiant auquel on est assujéti sur la terre ferme. Celui qui n’a pas senti cette vérité ferait bien de se méfier de ses qualités sociables. Lorsque l’homme se trouve livré à la solitude de l’océan, on dirait qu’il sent mieux combien son bonheur dépend des autres. C’est alors qu’il cède aux sentimens dont il se faisait un jouet au milieu des occasions multipliées qu’il aurait eues de s’y livrer, et qu’il est charmé de s’unir aux autres par les liens de la sympathie. Une communauté de risques produit une communauté d’intérêts ; soit qu’il s’agisse des biens du monde, ou de la sûreté individuelle. Peut-être en employant un raisonnement métaphysique et trop littéral, pourrait-on ajouter que, dans une semblable situation, chacun sait que le sort de son voisin est le sien, qu’ils courent les mêmes hasards, et qu’il en résulte une affinité avec lui-même qui en rehausse le prix à ses yeux. Si cette conclusion est juste, la Providence a heureusement constitué la plus parfaite des espèces d’êtres qu’elle a créées, de manière à dissimuler tout principe sordide. Du moins aucun des trois individus qui passèrent ensemble les premières heures de la nuit, à table dans la cabine de la Caroline, ne méritait d’être compris dans cette classe d’égoïstes. La nature des relations qui avaient rendu si singulièrement équivoques les premières heures de leur connaissance parut complètement oubliée, grâce à la franche liberté à laquelle ils s’abandonnaient en ce moment ; ou, si on se la rappelait encore, ce souvenir ne pouvait être qu’avantageux au jeune marin auprès des deux dames ; tant à cause de l’intérêt manifeste qu’il leur avait témoigné, que des circonstances mystérieuses qui l’avaient accompagné.

Huit heures venaient de sonner, et la voix rauque qui appelait les dormeurs sur le pont avait fait entendre son cri prolongé avant qu’aucun des convives se fût aperçu qu’il était si tard.

— C’est le quart de quatre, dit Wilder en souriant, en remarquant que ces sons étrangers avaient fait tressaillir Gertrude, qui les écoutait comme une biche timide qui entend les accens du cor du chasseur. Nous autres marins nous n’avons pas toujours une musique harmonieuse, comme vous pouvez en juger par la voix que vous entendez en ce moment. Mais, quelque discordante qu’elle puisse vous paraître, il y a sur ce navire des oreilles qui la trouvent encore moins mélodieuse.

— Vous voulez parler de dormeurs ? dit Mrs Wyllys.

— Je parle de ceux qui vont être de quart. Rien n’est plus doux pour le marin que le sommeil, car c’est la plus précaire de toutes ses jouissances. D’une autre part, c’est peut-être le compagnon le plus perfide que puisse avoir le commandant d’un vaisseau.

— Et pourquoi le repos d’un capitaine est-il moins agréable que celui du matelot ?

— Parce qu’il a pour oreiller la responsabilité.

— Vous êtes bien jeune, monsieur Wilder, pour remplir les fonctions dont vous êtes chargé ?

— C’est un service qui nous vaut à tous une vieillesse prématurée.

— Et pourquoi donc ne le quittez-vous pas ? dit Gertrude avec quelque vivacité.

— Le quitter, répéta-t-il en s’interrompant un instant tandis qu’il la regardait avec des yeux pleins d’ardeur, ce serait pour moi comme si je renonçais à l’air que nous respirons.

— Y a-t-il donc si long-temps que vous y êtes entré ? demanda Mrs Wyllys détournant ses yeux pensifs, qui étaient attachés sur la physionomie ingénue de son élève, pour les porter de nouveau sur les traits de celui à qui elle parlait.

— J’ai lieu de croire que je suis né sur la mer.

— De croire ? Vous connaissez sûrement le lieu de votre naissance ?

— Tous, tant que nous sommes, dit Wilder en souriant, nous n’avons que le témoignage des autres pour nous rendre compte de cet événement important. Mes premiers souvenirs se rattachent à la vue de l’océan, et je puis à peine dire que je suis une créature appartenant à la terre.

— Vous avez du moins été heureux dans le choix de ceux qui ont été chargés de veiller sur votre enfance et sur votre éducation ?

— Oui sans doute, répondit-il avec force. S’étant alors couvert un instant le visage des deux mains, il ajouta avec un sourire mélancolique : — Et maintenant il faut aller m’acquitter de mon dernier devoir de la journée. Voulez-vous venir voir si la nuit promet de nous être favorable ? Une dame qui a tant de goût et de dispositions pour la marine ne doit pas se mettre au lit sans avoir donné son opinion sur le temps.

La gouvernante accepta le bras qu’il lui offrait, et ils montèrent l’escalier en silence, chacun d’eux paraissait suffisamment occupé de ses réflexions. Ils étaient suivis par Gertrude, plus jeune, et par conséquent plus active ; et, en arrivant sur le pont, ils se placèrent, du côté du vent, sur le gaillard d’arrière.

La nuit était couverte de vapeurs plutôt qu’obscure. La lune venait de se lever dans son plein et avec tout son éclat, mais elle suivait sa route dans les cieux derrière une masse de sombres nuages qui étaient trop épais pour que ses rayons empruntés pussent les pénétrer. Çà et là, cependant, une faible lueur semblait se frayer un passage à travers des vapeurs moins denses, et tombait sur les eaux qu’elle éclairait comme une bougie allumée dans le lointain[1]. Le vent était vif et venait de l’est, la mer semblait faire rejaillir de sa surface agitée plus de lumière qu’elle n’en recevait ; de longues lignes blanches d’écume étincelante se succédaient l’une à l’autre, et prêtaient par momens à la superficie des eaux une clarté distincte dont manquait le ciel même. Le navire était penché sur le côté ; et lorsqu’il fendait chaque vague qui s’élevait sur l’océan, sa proue chassait devant elle un large croissant d’écume, comme si les eaux eussent folâtré sur sa route. Mais, quoique le moment fût propice, que le vent ne fût pas absolument contraire, et que le firmament parût sombre plutôt que menaçant, une lueur douteuse, qui aurait paru contre nature à tout autre qu’à un marin, donnait à ce spectacle un caractère de solitude sauvage.

Gertrude tressaillit en arrivant sur le pont, et murmura en même temps une expression d’étrange plaisir. Mrs Wyllys elle-même regardait les vagues noires qui montaient et descendaient à l’horizon, et autour desquelles se répandait une partie de cette lueur qui aurait pu paraître surnaturelle, avec la conviction profonde qu’elle était alors entre les mains de l’Être qui a créé les eaux de la terre. Quant à Wilder, il considérait cette scène comme un homme qui fixe les yeux sur un ciel serein ; cette vue n’avait pour lui ni nouveauté ni charme, et ne lui inspirait nulle émotion. Il n’en était pas de même de sa jeune compagne. Lorsque son premier mouvement d’enthousiasme se fut un peu calmé, elle s’écria avec toute l’ardeur de l’admiration :

— Un tel spectacle dédommagerait d’un mois d’emprisonnement dans un vaisseau. Vous devez trouver de vives jouissances dans de telles scènes, monsieur Wilder, et elles doivent vous être familières.

— Sans doute, sans doute ; on y trouve certainement du plaisir. Je voudrais que le vent eût varié d’un point ou deux. — Je n’aime pas ce ciel couvert de vapeurs, ni cette brise si paresseuse du côté de l’est.

— Le vaisseau fait des progrès rapides, dit Mrs Wyllys d’un ton calme, remarquant que le jeune homme parlait d’un air distrait, et craignant l’effet que ses paroles pouvaient produire sur l’esprit de sa pupille. Si nous continuons à marcher ainsi, il y a toute apparence que nous aurons une traversée courte et prospère.

— Sans doute, s’écria Wilder comme s’il ne se fût aperçu qu’en ce moment qu’il était avec ces deux dames ; cela est très probable, cela est fort vrai. — Monsieur Earing, l’air devient trop pesant pour cette voile. Ferlez les voiles de perroquet, et trousser les autres de plus près. Si le vent se maintient à l’est en tirant vers le sud, nous pouvons avoir besoin d’avoir nos coudées franches en pleine mer.

Le lieutenant répondit de la manière franche et soumise dont les marins parlent à leurs chefs, et après avoir examiné un instant les indices du temps, il fit exécuter sur-le-champ l’ordre qu’il venait de recevoir. Tandis que les matelots étaient sur les vergues, occupés à ferler les petites voiles, les deux dames se retirèrent à part pour laisser le jeune commandant libre de s’acquitter de son devoir sans interruption. Mais bien loin de juger nécessaire de donner son attention à une manœuvre si ordinaire, Wilder, un moment après avoir parlé, ne semblait plus songer à l’ordre qui venait de sortir de sa bouche. Il était précisément à l’endroit où l’océan et les cieux avaient frappé ses regards pour la première fois, et ses regards continuaient à être attachés sur l’air et sur l’eau. Ses yeux suivaient toujours la direction du vent, qui, sans être un ouragan, frappait souvent les voiles de bouffées fortes et violentes. Après un examen long et attentif, le jeune marin se communiqua ses pensées à lui-même à voix basse, et se mit à marcher sur le pont à grands pas. De temps en temps il faisait une pause courte et soudaine, et fixait encore ses yeux vers le point d’où le vent arrivait après avoir traversé l’immensité des mers, comme s’il eût craint un mauvais temps, comme s’il eût désiré que ses regards perçans pussent pénétrer dans l’obscurité de la nuit pour le tirer de quelque doute pénible. Enfin il s’arrêta à un de ces tours rapides qu’il faisait chaque fois qu’il arrivait à un des bouts de sa courte promenade. Mrs Wyllys et Gertrude étaient alors près de lui, et elles purent remarquer sur ses traits quelque chose qui annonçait de l’inquiétude, tandis que ses yeux se fixaient tout à coup sur un point éloigné de l’océan, quoique d’un côté diamétralement opposé à celui vers lequel il savait dirigé ses regards jusque alors.

— Le temps vous inspire-t-il tant de méfiance ? lui demanda la gouvernante quand elle pensa que l’examen qu’il faisait avait duré assez long-temps pour devenir de mauvais augure.

— Ce n’est pas sous le vent qu’on cherche des indices du temps par une brise semblable, répondit-il.

— Sur quoi donc vos yeux sont-ils attachés avec tant d’attention.

Wilder leva le bras lentement, et il allait montrer du doigt quelque objet, quand son bras retomba tout à coup.

— C’était une illusion, dit-il en tournant rapidement sur le talon, et en marchant sur le pont avec encore plus de rapidité qu’auparavant.

Ses deux compagnes suivirent des yeux les mouvemens extraordinaires et presque involontaires du jeune commandant, avec une surprise qui n’était pas sans quelque mélange d’inquiétude secrète. Elles laissèrent errer leurs propres yeux sur toute l’étendue de l’eau du côté sous le vent ; mais elles ne purent voir que les vagues, surmontées par des sillons d’écume brillante, qui ne servaient qu’à rendre plus sombre et plus imposante la vue de cette plaine liquide.

— Nous ne voyons rien, dit Gertrude lorsque Wilder s’arrêta de nouveau près d’elles, et fixa encore les yeux, à ce qu’il paraissait, sur le vide.

— Regardez ! répondit-il en guidant leurs regards avec son doigt, ne voyez-vous rien, là ?

— Rien.

— Vous regardez dans la mer. Là, précisément à l’endroit où l’eau et le ciel se touchent ; le long de cette raie lumineuse, quoique chargée de vapeurs, dans laquelle les vagues s’élèvent comme de petites montagnes sur la terre. Tenez ! les voilà qui s’abaissent, mes yeux ne m’ont pas trompé. De par le Ciel, c’est un vaisseau !

— Une voile, ho ! cria du haut d’un mât une voix qui retentit aux oreilles de notre aventurier comme le croassement de quelque esprit sinistre traversant l’immensité des mers.

— De quel côté ? s’écria-t-il vivement.

— Sous le vent, monsieur, répondit le marin en criant de toutes ses forces. Je le prends pour un vaisseau orienté au plus près ; mais depuis une heure il ressemblait à un brouillard plutôt qu’à un navire.

— Oui, il a raison, murmura Wilder ; et cependant il est fort étrange qu’il se trouve un vaisseau justement dans ces parages.

— Et pourquoi cela est-il plus étrange que de nous voir ici ?

— Pourquoi ? répéta le jeune commandant en regardant, presque sans la voir, Mrs Wyllys qui lui avait fait cette question. Je dis qu’il est étrange que ce bâtiment se trouve là. Je voudrais qu’il fît route vers le nord.

— Mais vous ne nous donnez pas de motifs. Sommes-nous destinées à vous entendre toujours énoncer vos opinions sans que vous en expliquiez les causes ? nous croyez-vous si complètement indignes d’entendre vos raisons ? Nous jugez-vous incapables d’avoir une idée juste sur tout ce qui a rapport à la mer ? Vous n’en avez pas encore fait l’épreuve, et vous décidez trop promptement. Essayez en ce moment ; nous tromperons peut-être votre attente.

Wilder sourit, et salua Mrs Wyllys comme s’il fût revenu à lui-même. Cependant il n’entra dans aucune explication, et tourna encore ses regards du côté de l’horizon où l’on disait qu’était cette voile. Les deux dames suivirent son exemple, mais sans plus de succès qu’auparavant. Comme Gertrude exprimait tout haut son désappointement, le doux son de sa voix parvint aux oreilles de notre aventurier.

— Vous voyez ce rayon de lumière obscure, dit-il en allongeant le bras une seconde fois du côté dont il s’agissait ; les nuages s’y sont un peu élevés ; mais le rejaillissement de l’eau de la mer produit une vapeur qui flotte entre nous et leur ouverture. Les agrès de ce navire, en se dessinant sur le ciel, ressemblent d’ici à la toile délicate d’une araignée ; et cependant vous pouvez y distinguer toutes les proportions et même les trois mâts d’un noble vaisseau.

Aidée par cette description détaillée, Gertrude entrevit enfin cet objet presque imperceptible, et elle réussit bientôt à donner aux regards de sa gouvernante la direction convenable. On n’apercevait qu’un point obscur, que Wilder avait assez bien décrit en le comparant à une toile d’araignée.

— Il faut que ce soit un vaisseau, dit Mrs Wyllys, mais il est à une bien grande distance.

— Hum ! je voudrais qu’il fût encore plus loin. Je voudrais que ce navire fût partout ailleurs.

— Et pourquoi ? Avez-vous quelque raison de croire qu’un ennemi nous attend en cet endroit particulier ?

— Non, mais la position m’en déplaît. Plût au Ciel qu’il voguât vers le nord !

— C’est quelque navire du port de New-York, se rendant dans les îles de sa majesté, dans la mer des Caraïbes.

— Non, dit Wilder en secouant la tête ; aucun bâtiment parti de dessous les hauteurs de Neversin n’aurait pu s’avancer ainsi en pleine mer, avec un vent comme celui-ci.

— C’est donc quelque bâtiment qui va dans le même lieu, ou peut-être qui est frété pour quelqu’une des baies des colonies du milieu.

— Sa route serait trop claire pour qu’on pût s’y méprendre. Voyez, ce vaisseau tient le lit du vent.

— Ce peut être un bâtiment marchand, ou un croiseur venant de quelqu’un des endroits que je viens de nommer.

— Ni l’un ni l’autre. Le vent a soufflé du nord ces deux derniers jours trop constamment pour cela.

— C’est donc un navire que nous avons rejoint et qui sort des eaux de Long-Island-Sound.

— Nous pouvons sans doute encore l’espérer, murmura Wilder d’une voix étouffée.

La gouvernante, qui avait fait les suppositions précédentes pour tirer du commandant de la Caroline les informations qu’il refusait avec tant d’opiniâtreté, avait alors épuisé toutes ses connaissances sur ce sujet, et elle n’eut plus d’autre alternative que d’attendre à cet égard le bon plaisir du jeune marin, ou de recourir au moyen moins équivoque de lui faire des questions directes. Mais Wilder semblait trop affairé pour qu’elle pût en ce moment continuer cet entretien, car il appela l’officier de quart, et tint conseil à part avec lui pendant quelque temps. Le marin qui occupait le second rang sur le bâtiment, brave officier, mais dont l’esprit n’était pas très subtil, ne vit rien de bien remarquable dans la présence d’une voile à l’endroit où le navire inconnu présentait encore une image confuse et presque aérienne. Il n’hésita pas à prononcer que ce devait être quelque bâtiment marchand faisant, comme la Caroline, un commerce licite. Il parut pourtant que son commandant pensait tout autrement, comme on en jugera par le court dialogue qui eut lieu entre eux.

— N’est-il pas extraordinaire qu’il soit précisément en cet endroit ? demanda Wilder après qu’ils eurent tour à tour examiné avec attention cet objet presque imperceptible, à l’aide d’une excellente lunette de nuit.

— Il serait mieux plus au large, répondit le lieutenant qui jugeait des choses à la lettre, et dont les yeux ne voyaient que la situation nautique du navire inconnu ; — et nous n’en serions pas plus mal nous-mêmes, si nous étions une douzaine de lieues plus à l’est. Si le vent se maintient est-quart-sud-est, nous n’aurons pas trop de tout cet espace de mer. Je me suis trouvé une fois serré entre Hatteras et le Gouffre, et…

Wilder interrompit. — Mais ne voyez-vous pas qu’il est où nul vaisseau ne serait ni ne pourrait être s’il n’avait suivi précisément la même route que nous ? Aucun bâtiment sorti d’un port au sud de New-York ne pourrait s’être ainsi avancé au nord par le vent qu’il a fait. Aucun bâtiment venant de la colonie d’York ne courrait cette bordée, s’il marchait à l’est, et ne se trouverait en cet endroit, s’il se dirigeait vers le sud.

L’honnête lieutenant comprit sur-le-champ un raisonnement que le lecteur peut trouver obscur, car son esprit contenait une sorte de carte de l’océan, à laquelle il pouvait avoir recours en tout temps, en établissant convenablement la distinction des différens vents et des divers points du compas. Son imagination ayant reçu la direction requise, il ne fut pas long-temps à reconnaître, comme marin, la justesse des observations de son commandant, et alors l’étonnement commença à son tour à s’emparer de ses facultés plus obtuses.

— C’est véritablement une chose surnaturelle que de voir là ce navire, s’écria-t-il en secouant la tête, mais voulant dire seulement que cela était hors de toutes les convenances nautiques. — Je vois la philosophie de ce que vous dites, capitaine Wilder, et je ne sais trop comment expliquer ce fait. — C’est un vaisseau, rien n’est plus certain.

— Il ne peut y en avoir le moindre doute, mais c’est un navire étrangement placé.

— Je doublai le cap de Bonne-Espérance en l’année 1746, et j’y vis un bâtiment qui était au vent du nôtre, — précisément le contraire de celui-ci, puisque nous le voyons sous le vent. — Mais j’y vis un bâtiment qui resta une heure entière en travers de notre brion, et pendant tout ce temps, — nous en jugeâmes par l’azimut, — il ne bougea pas d’un seul degré à bâbord ou à tribord, ce qui, vu qu’il faisait gros temps, était, pour ne rien dire de trop, un peu hors de l’ordre ordinaire des choses.

— Cela était remarquable, dit Wilder d’un air distrait qui prouvait qu’il était plus occupé de ses propres idées que de ce que lui disait son compagnon.

— Il y a des marins qui disent que le Voltigeur Hollandais croise à la hauteur de ce cap, et qu’il se montre quelquefois au vent d’un autre navire, et qu’il avance sur lui comme un vaisseau qui voudrait l’aborder. Il y a plus d’un croiseur du roi, dit-on, qui a tiré tout son équipage d’un doux sommeil, quand les vigies annonçaient qu’ils voyaient un bâtiment à deux ponts arriver pendant la nuit, les canonnières ouvertes, et les batteries éclairées. Mais ce bâtiment ne peut être un vaisseau comme le Hollandais, puisqu’il ne paraît tout au plus qu’un grand sloop de guerre, si toutefois même c’est un croiseur.

— Non, non, dit Wilder, ce ne peut être le Hollandais.

— Ce navire là-bas n’a pas une lumière, et il se confond si bien avec les vapeurs qui s’élèvent de la mer, qu’il serait permis de douter que ce soit un bâtiment. Ensuite le Hollandais se montre toujours au vent, et le navire que nous voyons là est directement sous notre vent.

— Ce n’est pas le Hollandais, répéta Wilder en respirant longuement comme un homme qui sort d’un profond sommeil. — Ho ! des barres traversières de la grande hune !

Le matelot qui était stationné au haut du mât répondit à cet appel de la manière accoutumée ; et la courte conversation qui suivit se composa de cris plutôt que de discours.

— Y a-t-il long-temps que vous avez vu cette voile ? demanda Wilder.

— Je ne viens que de monter ici, monsieur ; mais celui que j’ai relevé m’a dit qu’il l’avait vue il y a plus d’une heure.

— Et celui que vous avez relevé est-il descendu, ou est-ce lui que je vois assis sous le vent de la vigie ?

— C’est lui, monsieur, c’est Bob Brace, qui dit qu’il ne saurait dormir, et il est resté sur la vergue pour me tenir compagnie.

— Dites-lui qu’il descende ; je veux lui parler.

Tandis que le marin qui ne pouvait dormir descendait le long des agrès, les deux officiers gardèrent le silence, chacun d’eux semblant suffisamment occupé à réfléchir sur ce qui s’était déjà passé.

— Pourquoi n’êtes-vous pas dans votre hamac ? demanda Wilder avec un peu de sévérité au matelot qui, obéissant à ses ordres, venait d’arriver sur le gaillard d’arrière.

— Je n’ai pas envie de dormir, votre honneur, et je me proposais de passer encore une heure là-haut.

— Et vous qui avez déjà deux quarts à faire cette nuit, comment arrive-t-il que vous soyez si disposé à en faire un troisième ?

— Pour vous dire la vérité, monsieur, j’ai eu quelques fâcheux pressentimens sur ce voyage depuis l’instant que nous avons levé l’ancre.

Mrs Wyllys et Gertrude, qui entendaient ce dialogue, s’approchèrent insensiblement pour mieux l’écouter, avec un intérêt qui se manifestait par le tressaillement de leurs nerfs et le battement accéléré de leur pouls.

— Et vous avez vos doutes, monsieur ! s’écria le capitaine d’un ton un peu méprisant. Puis-je vous demander ce que vous avez vu à bord qui ait pu vous inspirer quelque méfiance de ce navire ?

— Il n’y a pas de mal à le demander, votre honneur, répondit le matelot en tordant son chapeau entre deux mains qui le serraient comme des tenailles ; et j’espère qu’il n’y en aura pas plus à vous répondre. Je maniais une rame ce matin dans la chaloupe qui a donné la chasse à ce vieux coquin, et je ne puis dire que j’aime la manière dont il nous a échappé. Ensuite il y a dans ce bâtiment qui est là-bas sous le vent quelque chose qui me passe à travers l’imagination comme une drague, et j’avouerai à votre honneur que je ne ferais pas grand chemin d’avant dans le sommeil, quand j’essaierais de me faire bercer dans un hamac.

— Combien y a-t-il de temps que vous avez vu ce navire sous le vent ? demanda gravement Wilder.

— Je ne jurerais pas que ce soit véritablement un navire vivant, monsieur ; j’ai bien vu quelque chose un instant avant que la cloche sonnât sept heures, et ce que j’ai vu, ceux qui ont de bons yeux peuvent encore le voir aussi clair ou aussi obscur.

— Et comment nous restait-il, quand vous l’avez vu pour la première fois ?

— Deux ou trois points de plus vers le beau qu’à présent.

— En ce cas, nous le passons ! s’écria Wilder avec un plaisir trop manifeste pour pouvoir le cacher.

— Non, votre honneur, non. Vous oubliez que nous avons pincé le vent de plus près depuis le commencement du quart de quatre.

— Vous avez raison, répliqua son jeune commandant avec un ton de désappointement ; cela est vrai, très vrai. — Et sa position relative n’a pas changé depuis que vous l’avez aperçu ?

— Non, d’après le compas, monsieur ; il faut qu’il soit bon voilier, sans quoi il ne pourrait tenir compagnie comme il le fait à la Royale Caroline, surtout quand elle à une bouline bien raide, ce qui, comme chacun le sait, est le vrai boute-en-train de ce bâtiment.

— Allez, allez retrouver votre hamac ; au lever du soleil nous aurons une meilleure vue de ce vaisseau.

— Et vous m’entendez, monsieur, ajouta le prudent lieutenant, n’allez pas tenir ouverts les yeux de vos camarades en leur faisant un conte aussi long qu’un câble. Prenez le repos dont vous avez besoin, et laissez ceux qui ont la conscience nette en faire autant.

— Monsieur Earing, dit Wilder quand le matelot se fut retiré fort à contre-cœur pour gagner son hamac, nous ferons courir au navire une autre bordée, et nous avancerons du côté de l’est, tandis que la terre est si loin de nous. Cette manœuvre nous portera vers Hatteras. D’ailleurs.

— Oui, monsieur, répondit le lieutenant, remarquant que son commandant hésitait, comme vous le disiez, — d’ailleurs personne ne peut prévoir combien durera un ouragan, ni de quel côté il peut arriver.

— Précisément. Personne ne peut répondre du temps. Nos gens sont à peine dans leurs hamacs ; faites-les lever sur-le-champ, monsieur, avant que leurs yeux se soient appesantis, et nous tournerons la proue du bâtiment de l’autre côté.

Le lieutenant fit entendre à l’instant le cri bien connu qui appelait le quart sous le pont pour venir aider leurs camarades. Aucun délai n’eut lieu, et pas un mot ne fut prononcé autre que les ordres que Wilder jugea à propos de donner lui-même brièvement et d’un ton d’autorité. N’étant plus pressé contre le vent, le navire, obéissant au gouvernail, commença à détourner sa proue des vagues, et à porter le vent en travers. Alors, au lieu d’avoir à gravir et à vaincre des montagnes sans fin, il tomba en travers à la lame, et se releva comme un coursier qui, étant parvenu sur le sommet d’une colline, continue sa marche avec un redoublement de vitesse. Pendant un instant le vent parut s’être endormi ; mais le large sillon d’écume qui roulait de chaque côté du bâtiment annonçait assez qu’il fendait les vagues devant la brise. Un moment après les grands mâts commencèrent à s’incliner de nouveau vers l’ouest, et le vaisseau venant au vent renouvela ses efforts, et soutint le choc des vagues avec autant de force qu’auparavant.

Lorsque toutes les vergues et toutes les voiles furent arrangées comme l’exigeait la nouvelle position du navire, Wilder se retourna avec empressement pour chercher à voir l’autre vaisseau ; il perdit une minute à s’assurer de l’endroit précis où il devait le trouver, car dans un tel chaos d’eau, et sans autre guide que le jugement, l’œil pouvait aisément se tromper en consultant les objets plus voisins et plus familiers dont il était environné.

— Le vaisseau a disparu, dit Earing d’une voix dans l’accent de laquelle le courage et la méfiance se manifestaient d’une manière singulière en même temps.

— Il devrait être de ce côté ; mais j’avoue que je ne le vois pas.

— Oui, oui, monsieur ; c’est ainsi, dit-on, que le croiseur nocturne du cap de Bonne-Espérance paraît et disparaît. Il y a des gens qui ont vu ce vaisseau entouré d’un brouillard, par une belle nuit aussi étoilée qu’on en ait jamais vu dans les latitudes méridionales. Cependant ce navire ne peut être le Hollandais ; il y a trop loin du cap de Bonne-Espérance aux côtes septentrionales de l’Amérique.

— Le voici ! s’écria Wilder ; et, de par le Ciel ! il a déjà viré de bord !

La vérité de ce que disait notre jeune aventurier était certainement alors évidente aux yeux de tout marin. De même qu’auparavant, on voyait se dessiner sur l’arrière-plan de l’horizon menaçant ces mêmes lignes déliées qui paraissaient une vapeur légère, et qui ressemblaient assez aux ombres les plus faibles que jette sur une surface plus brillante l’illusion de la fantasmagorie. Mais pour des marins qui savaient si bien distinguer la ligne toute différente que formaient alors les mâts de ce vaisseau, il était manifeste qu’il avait tout à coup changé de route avec beaucoup de dextérité, et qu’il ne gouvernait plus au sud-ouest, mais que, de même que la Caroline, il marchait au nord-est. Ce fait parut produire une forte impression sur tout l’équipage, quoique, si l’on eût approfondi les raisons sur lesquelles chacun fondait son opinion, on les eût probablement trouvées entièrement différentes les unes des autres.

— Ce vaisseau a réellement viré de bord ! s’écria Earing après une longue pause donnée aux réflexions, et d’une voix sur laquelle la méfiance, ou plutôt une crainte superstitieuse, commençait à prendre l’ascendant ; j’ai vogué long-temps sur la mer, mais je n’ai jamais vu un navire virer ainsi contre une mer qui le bat en proue. Il faut qu’il ait tremblé au vent pendant que nous le cherchions il y a quelques instans ; sans quoi nous ne l’aurions pas perdue de vue.

— Un navire léger et prompt à la manœuvre peut virer ainsi, dit Wilder, surtout s’il a à bord un grand nombre de bras.

— Belzébuth ne manque jamais de bras ; et il lui en coûterait peu pour faire voler comme une flèche le plus lourd et le plus paresseux des vaisseaux.

— Monsieur Earing, dit Wilder, nous déploierons toutes les voiles de la Caroline, et nous lutterons de vitesse avec ce navire insolent. Amurez la grande voile et déployez celles de perroquet.

Le lieutenant, dont l’esprit ne marchait qu’à pas lents, aurait fait des représentations sur cet ordre s’il avait osé ; mais il y avait dans le ton ferme, quoique calme et mesuré, de son jeune commandant, quelque chose qui l’intimida. Il n’avait pourtant pas tort en jugeant que l’ordre qu’il devait faire exécuter pouvait entraîner quelques risques. La Caroline marchait déjà sous autant de voiles qu’il jugeait prudent de lui en faire porter à une pareille heure, et tandis que l’horizon présentait des signes menaçans de gros temps. Cependant il répéta les ordres nécessaires aussi promptement qu’ils lui avaient été donnés. Les matelots qui avaient déjà commencé à regarder le navire inconnu, et à causer entre eux de sa position et de ses manœuvres, obéirent avec un empressement qu’on pouvait peut-être attribuer à un désir secret, mais général, de s’en éloigner. Les voiles furent successivement et promptement déployées, et ensuite chacun croisa les bras et resta les yeux fixés avec attention sur l’objet, ou plutôt sur l’ombre qu’on apercevait sous le vent, pour voir quel effet produirait la manœuvre qui venait d’avoir lieu.

La Royale Caroline semblait, comme son équipage, reconnaître la nécessité de redoubler de vitesse. Dès qu’elle sentit la pression des grandes voiles qui venaient d’être déployées, elle se pencha davantage, et sembla s’incliner sur le lit d’eau qui s’élevait, du côté au vent, presque jusqu’à ses dalots. De l’autre côté, plusieurs pieds de ses planches noires et de son cuivre poli étaient à découvert, quoique souvent baignés par les vagues vertes et courroucées qui roulaient dans toute sa longueur, et qui étaient toujours surmontées d’une crête d’écume brillante. Tandis qu’elle luttait ainsi contre les flots, les chocs devenaient à chaque instant plus violens, et à chaque rencontre, l’eau, en rejaillissant, formait un nuage de vapeurs étincelantes qui retombait sur le pont, et qui était porté à travers les ondes, comme un brouillard, bien loin sous le vent.

Wilder suivit long-temps les mouvemens du navire avec un air d’agitation, mais avec toute l’intelligence d’un marin. Une ou deux fois, quand il le vit trembler après un choc violent contre une vague, et paraître s’arrêter aussi subitement que s’il eût touché contre un rocher, ses lèvres s’entrouvrirent, comme pour donner l’ordre de diminuer le nombre de voiles ; mais un regard jeté sur l’objet presque imperceptible qu’il voyait toujours vers l’horizon occidental le fit revenir à sa première détermination. Comme un aventurier déterminé qui a jeté toute sa fortune dans une entreprise hasardeuse, il semblait attendre le résultat de sa manœuvre avec une résolution aussi fière qu’inébranlable.

— Ce mât de hune plie comme une houssine, dit d’un ton inquiet Earing, qui était à côté de son commandant.

— Qu’importe ? nous avons des mâts de rechange pour le remplacer.

— J’ai toujours vu la Caroline faire des voies d’eau, quand elle fatigue en allant contre la marée.

— Nous avons des pompes.

— Sans doute, monsieur ; mais, suivant mon humble jugement, il est inutile de vouloir gagner de vitesse sur un vaisseau que le diable commande, s’il n’en fait pas lui-même toute la manœuvre.

— C’est ce qu’on ne peut savoir qu’après l’avoir essayé, monsieur Earing.

— Nous avons fait une épreuve du même genre avec le Hollandais, et je dois dire que non-seulement nous voguions à toutes voiles, mais que nous avions même l’avantage du vent. Et quel en fut le résultat ? Il était toujours là sous ses trois voiles de huniers, son paille-en-cul et son foc, et nous, avec toutes nos bonnettes hautes et basses, nous ne pûmes changer d’un seul pied sa position relative.

— On ne voit jamais le Hollandais dans les latitudes septentrionales.

— Je ne puis dire qu’on l’y ait vu, répliqua Earing avec une sorte de résignation forcée ; — mais celui qui a placé le Voltigeur Hollandais à la hauteur du cap de Bonne-Espérance peut avoir trouvé sa croisière assez profitable pour envoyer un autre navire de même espèce dans ces parages-ci.

Wilder ne répondit rien. Ou il avait assez flatté les craintes superstitieuses de son lieutenant, ou son esprit était trop occupé de son principal objet pour s’appesantir plus long-temps sur un sujet qui y était étranger.

Quoique les vagues que la Caroline avait à rompre successivement retardassent considérablement sa marche, elle eut bientôt fait une lieue au milieu de l’élément furieux. Chaque fois qu’elle plongeait, sa proue divisait une masse d’eau qui, à chaque instant, devenait plus considérable, et se précipitait contre elle avec plus de violence ; et dans plus d’une de ces luttes, le bâtiment en s’avançant était presque enseveli dans quelque vague qu’il lui était également difficile de surmonter ou de pénétrer.

Les marins surveillaient de près les moindres mouvemens de leur navire ; pas un seul homme n’en quitta le pont pendant des heures entières. La crainte superstitieuse qui s’était tellement emparée de l’esprit borné du premier lieutenant n’avait pas tardé à faire sentir son influence jusque sur le dernier mousse de l’équipage. Même l’accident qui était arrivé à leur ancien commandant, et la manière soudaine et mystérieuse dont était survécu au milieu d’eux le jeune officier qui se promenait alors sur le gaillard d’arrière avec tant de calmé et de fermeté dans des circonstances regardées comme si imposantes, contribuaient à faire sur eux une impression étrange. La témérité impunie avec laquelle la Caroline portait toutes ses voiles, dans la situation où elle se trouvait, ajoutait à leur surprise ; et avant que Wilder eût pu résoudre dans son esprit le problème de savoir quelle était la vitesse de son bâtiment, comparativement à celle du navire qu’on voyait toujours si singulièrement placé à l’horizon, il devenait lui-même pour son équipage un objet de soupçons révoltans et contre nature.



  1. L’auteur ne prétend pas donner la raison philosophique de ce phénomène, mais il pense que les marins ont dû observer que la mer offre plus de ces lumières par une brise d’est que par une brise d’ouest, particulièrement dans les limites de l’Atlantique. — Éd.