Le Corsaire rouge/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 176-190).

CHAPITRE XIII.


« Qu’avons-nous ici ? un homme ou un poisson. »
Shakspeare


La Caroline était alors à l’ancre à un cable de distance du prétendu négrier. En congédiant le pilote, Wilder s’était chargé d’une responsabilité à laquelle un marin craint en général de s’exposer, car si quelque accident était arrivé en quittant le port, l’assurance du navire eût été perdue, et il aurait lui-même probablement été puni. On verra peut-être, dans la suite de notre histoire, jusqu’à quel point la certitude qu’il était au-delà et au-dessus de l’atteinte des lois, avait contribué à le décider à une démarche si hardie ; le seul effet immédiat de cette mesure fut qu’il consacra au soin de la Caroline toute son attention, qu’il avait auparavant partagée entre son navire et les deux dames que se trouvaient sur son bord. Mais dès que son bâtiment fut en sûreté, du moins pour un certain temps, et que son esprit ne fut plus agité par l’attente d’une scène immédiate de violence, notre aventurier trouva le loisir de reprendre sa première occupation, quoiqu’elle fût à peine plus agréable pour un marin si consommé. Le succès de sa manœuvre délicate avait animé sa physionomie de manière à lui donner un air de triomphe ; et sa démarche, quand il s’avança vers Mrs Wyllys et Gertrude, était celle d’un homme heureux du sentiment intime de s’être acquitté de ses fonctions avec honneur dans des circonstances qui n’exigeaient pas peu de talens dans la pratique de sa profession. Du moins ce fut ainsi que la première de ces deux dames interpréta son regard animé et son air de satisfaction, quoique la seconde fût peut-être disposée à juger de ses motifs avec plus d’indulgence. Il est possible que toutes deux ignorassent les raisons secrètes qui faisaient qu’il s’applaudissait d’avoir si bien réussi, et qu’un sentiment beaucoup plus généreux qu’aucune d’elles ne pouvait se l’imaginer eût une bonne part d’influence sur les sensations qu’il éprouvait.

Quoi qu’il en fût, Wilder ne vit pas plutôt que la Caroline faisait son abatée sur son ancre, et qu’elle n’avait plus besoin de soins si assidus, qu’il chercha l’occasion de renouer une conversation qui avait été jusqu’alors si vague et si souvent interrompue. Mrs Wyllys avait long-temps regardé le navire voisin d’un œil attentif, et elle ne détourna ses regards de cet objet immobile et silencieux que lorsque le jeune marin fut près d’elle. Elle fut alors la première à parler.

— Ce vaisseau doit avoir un équipage extraordinaire, pour ne pas dire insensible, s’écria-t-elle d’un ton qui approchait de la surprise ; s’il existait pareille chose, il ne serait pas difficile de le prendre pour un bâtiment-spectre.

— C’est véritablement un bâtiment de commerce dont les proportions sont admirables et l’équipement magnifique.

— Mes craintes m’ont-elles trompée, ou avons-nous réellement couru le risque de voir les deux navires se heurter ?

— Il y a eu certainement quelque raison pour le craindre ; mais vous voyez que nous sommes à l’abri de ce danger.

— Ce dont nous avons à rendre grâces à vos talens. La manière dont vous venez de nous tirer de ce péril tend a contredire directement tout ce qu’il vous a plu de nous prédire sur les dangers à venir.

— Je sais parfaitement, madame, que ma conduite peut s’interpréter défavorablement, mais…

— Vous n’avez pas cru qu’il y eût grand mal à vous amuser aux dépens de trois femmes crédules, dit Mrs Wyllys en souriant. Eh bien, à présent que vous avez joui de cet amusement, j’espère que vous serez plus disposé à avoir compassion de ce qu’on dit être une infirmité naturelle l’esprit des femmes.

En finissant ces mots, elle jeta un regard sur Gertrude, avec une expression qui semblait dire qu’il serait cruel de se jouer plus long-temps des craintes d’une jeune personne si ingénue. Les yeux de Wilder suivirent ceux de la gouvernante, et lorsqu’il répondit ce fut avec un ton de sincérité fait pour porter la conviction dans l’âme de celles qui l’écoutaient.

— Je vous dirai, madame, avec la véracité qu’un homme d’honneur doit à tout votre sexe, que je persiste encore à croire tout ce que je vous ai dit.

— Quoi ! les liures du beaupré et les mâts de perroquet !

— Non, non, dit le jeune marin souriant légèrement et rougissant beaucoup, ce n’est peut-être pas tout cela. Mais ni ma mère, ni ma femme, ni ma sœur, n’auraient monté, de mon consentement, à bord de la Royale Caroline.

— Vos regards, votre ton et votre air de bonne foi sont en contradiction étrange avec vos paroles, jeune homme ; car tandis que tout votre extérieur m’invite à vous accorder ma confiance, vos discours n’ont pas une ombre de raison pour les appuyer. Peut-être devrais-je être honteuse d’une telle faiblesse, et cependant j’avouerai que la tranquillité mystérieuse qui semble régner à bord de ce bâtiment encore si près de nous a fait naître en moi une sorte de malaise inexplicable, qui peut avoir quelque rapport avec son négoce. — C’est bien certainement un négrier ?

— C’est assurément un beau navire, s’écria Gertrude.

— Très beau, dit Wilder d’un ton grave.

— Il y a sur une de ses vergues un homme qui paraît donner à son travail une grande attention, continua Mrs Wyllys en appuyant une main sur son menton d’un air pensif. Pendant tout le temps que nous étions en si grand danger de voir les deux navires se heurter, il n’a pas une seule fois jeté sur nous un regard, même à la dérobée. Il ressemble à cet individu solitaire qui se trouvait dans la ville dont les habitans avaient été métamorphosés en statues ; car il n’y a personne pour lui tenir compagnie, autant que nous puissions en juger.

— Peut-être ses compagnons dorment, dit Gertrude.

— Dorment ! Les marins ne dorment pas à une pareille heure, et pendant un jour comme celui-ci. Dites-moi, monsieur Wilder, car vous devez le savoir, vous qui êtes un marin, est-il d’usage que l’équipage d’un navire dorme, quand il est si près d’un autre vaisseau qu’ils sont sur le point de se toucher ?

— Non certainement.

— C’est ce que je croyais ; car je ne suis pas tout-à-fait novice dans ce qui concerne votre profession si hardie, si brave, si noble, continua la gouvernante en appuyant fortement sur ce dernier mot. Mais si nous avions heurté le négrier, croyez-vous que son équipage serait resté dans la même apathie ?

— Je ne le crois pas, madame.

— Il y a dans cette tranquillité prétendue quelque chose qui pourrait inspirer les soupçons les plus désavantageux sur la nature de ce bâtiment. Sait-on que quelque homme de son équipage ait eu des communications avec la ville depuis qu’il est arrivé ?

— Oui, madame.

— J’ai entendu dire qu’on a vu sur la côte des pavillons portant de fausses couleurs, que des navires ont été pillés, et leur équipage et leurs passagers maltraités pendant le cours de l’été dernier. On pense même que le fameux Corsaire s’est lassé des déprédations qu’il a commises sur la partie du continent appartenant à l’Espagne, et qu’on a vu, il n’y a pas long-temps, dans la mer des Caraïbes, un vaisseau qu’on croyait être le croiseur de ce pirate déterminé.

Wilder ne fit aucune réponse. Ses yeux, qui avaient été fixés avec une fermeté respectueuse sur ceux de la dame qui lui parlait, se haussèrent vers le tillac, et il parut attendre ce qu’elle pouvait encore avoir à dire. La gouvernante réfléchit un instant, et l’expression de sa physionomie changeant de manière à prouver que le soupçon qu’elle avait eu de la vérité était trop léger pour durer sans de nouvelles et de meilleures preuves, elle ajouta :

— Au surplus, le métier de négrier est assez méprisable en lui-même, et comme il n’est malheureusement que trop probable que telle est la destination de ce bâtiment, il est inutile de lui attribuer des intentions plus criminelles. — Je voudrais bien connaître le motif de vos singulières assertions, monsieur Wilder.

— Je ne puis mieux les expliquer, madame ; et si ma manière de le faire ne produit pas son effet, j’échoue complètement dans mes intentions, qui, du moins, sont sincères.

— Le risque n’est-il pas diminué par votre présence ?

— Il est moindre, mais il existe toujours.

Jusqu’alors Gertrude avait écouté cette conversation comme si elle n’avait pu s’en dispenser, et elle semblait à peine faire partie de la même compagnie ; mais en ce moment elle se tourna vivement, et peut-être avec un léger mouvement d’impatience, vers Wilder, et lui demanda en rougissant, avec un sourire qui aurait arraché un aveu à un homme plus endurci :

— Vous est-il défendu de vous expliquer davantage ?

Le jeune commandant hésita, peut-être autant pour contempler les traits ingénus de celle qui parlait que pour réfléchir sur ce qu’il lui répondrait. De vives couleurs couvrirent ses joues un peu brunes, et un rayon de plaisir véritable brilla dans ses yeux. Enfin il parut se souvenir tout à coup qu’il lui devait une réponse.

— Je suis certain, dit-il, qu’en me fiant à votre discrétion je ne cours aucun risque.

— N’en doutez pas, répondit Mrs Wyllys ; quoi qu’il puisse arriver, nous ne vous trahirons jamais.

— Me trahir ! Pour ce qui me concerne, madame, je n’ai que bien peu de craintes. Si vous me soupçonnez de pareils sentimens, vous me faites une grande injustice.

— Nous ne vous soupçonnons de rien qui puisse être indigne de vous, s’écria Gertrude à la hâte ; mais… nous avons beaucoup d’inquiétude pour nous-mêmes.

— En ce cas je vous tirerai d’inquiétude, fût-ce aux dépens de…

Il fut interrompu par quelques mots adressés par son premier lieutenant au second, et son attention se reporta sur l’autre navire.

— L’équipage du négrier vient de découvrir que son bâtiment n’est pas fait pour être mis sous une cloche de verre afin de le montrer aux femmes et aux enfans, s’écriait ce sous-officier assez haut pour que ses paroles arrivassent jusqu’à la hune de misaine, où son compagnon était occupé de quelque devoir de sa profession.

— Oui, oui, répondit celui-ci ; en nous voyant en mouvement ils ont pensé à leur prochain voyage. Ils font le quart à bord de ce navire, comme le soleil au Groënland, six mois sur le pont et six mois en dessous.

Ce trait d’esprit fut suivi, suivant l’usage, des éclats de rire de tous les marins, et chacun d’eux y ajouta son sarcasme, mais d’un ton plus bas, par respect pour les supérieurs.

Cependant les yeux de Wilder étaient attachés sur l’autre bâtiment. L’individu qui avait été si long-temps assis au bout de la grande vergue avait disparu, et un autre marin marchait d’un pas délibéré sur l’autre extrémité de la même vergue, assurant sa marche en tenant d’une main le boute-hors, tandis qu’il avait dans l’autre le bout d’une corde qu’il paraissait sur le point de passer dans l’endroit destiné à la recevoir. Un seul regard suffit pour convaincre Wilder que cet individu était Fid, qui était assez bien remis de son accès d’ivresse pour marcher le long de cette vergue d’un pas aussi sûr, sinon plus ferme, qu’il l’aurait fait sur un grand chemin, si son devoir l’eût appelé sur la terre. La physionomie de notre aventurier, qui un instant auparavant s’était animée, brillait de plaisir et respirait la confiance, changea tout à coup et prit un air sombre et réservé. Mrs Wyllys, qui n’avait perdu aucun des changemens divers qui s’étaient opérés dans ses traits, reprit alors la conversation avec une sorte d’empressement, à l’endroit où il avait jugé à propos de l’interrompre si brusquement.

— Vous disiez que vous nous tireriez d’inquiétude, lui dit-elle, fût-ce aux dépens de…

— De ma vie, madame, mais non de mon honneur.

— Gertrude, nous pouvons maintenant nous retirer dans notre cabine, dit Mrs Wyllys d’un air froid et mécontent, dans lequel beaucoup de désappointement se mêlait au ressentiment que lui inspirait l’idée où elle était que le jeune marin avait voulu s’amuser à ses dépens. Le regard que jeta sur lui Gertrude semblait lui faire un reproche aussi plein de froideur, et le coloris qui animait ses joues, et qui ajoutait à l’expression de ses yeux, était encore plus vif que celui de sa gouvernante, quoiqu’il annonçât peut-être moins de rancune. En passant devant Wilder, qui gardait le silence, elles le saluèrent froidement, et notre aventurier resta seul sur le gaillard d’arrière. Tandis que l’équipage s’occupait à rouer des cordages et à parer le pont, le jeune commandant s’appuya la tête sur le tableau du couronnement de la poupe, cette partie du vaisseau que la bonne veuve du contre-amiral avait si étrangement confondue avec un objet tout différent placé à l’autre extrémité du navire, et il y resta quelques minutes dans une attitude de profonde réflexion, Il fut enfin tiré de cette rêverie par un bruit semblable à celui d’une rame légère qui tombe dans l’eau et qui en sort successivement. Croyant qu’il allait être ennuyé par quelque visite venant de la terre, il avança la tête et jeta un regard de mécontentement par-dessus le bord, pour voir qui s’approchait ainsi.

Une petite barque, telle que celle dont se servent ordinairement les pêcheurs dans les baies et les eaux basses de l’Amérique, était à moins de dix pieds du bâtiment, et dans une position où il fallait se donner quelque peine pour la voir. Il ne s’y trouvait qu’un seul homme, dont le dos était tourné vers Wilder, et qui semblait s’occuper de la besogne ordinaire des propriétaires de semblables esquifs.

— Cherchez-vous à pêcher le poisson-gouvernail, l’ami, pour vous approcher de si près sous ma grande voûte ? lui demanda Wilder. Ou dit que la baie est pleine d’excellentes perches et d’autres messieurs à écailles qui vous paieraient mieux de vos peines.

— On est toujours bien payé quand on prend le poisson qu’on amorce, répondit le pêcheur en tournant la tête et en montrant l’œil malin et les traits ricanans du vieux Bob Bunt, nom que s’était donné le marin, confédéré perfide de Wilder.

— Comment osez-vous bien vous présenter à moi sur cinq brasses d’eau, après le tour indigne que vous m’avez…

— Chut ! noble capitaine, chut ! dit Bob en levant un doigt pour calmer la chaleur du jeune marin, et en lui faisant signe que leur conférence devait avoir lieu sur un ton plus bas ; il n’est pas besoin d’appeler tout l’équipage sur le pont pour nous aider à avoir ensemble une petite conversation. Comment se fait-il que je sois tombé sous le vent de vos bonnes grâces, capitaine ?

— Comment cela se fait, drôle ? Ne vous ai-je pas payé pour rendre un tel compte de ce bâtiment aux deux dames qui s’y trouvent, qu’elles auraient mieux aimé, comme vous l’avez dit vous-même, passer la nuit dans un cimetière que de mettre un pied sur son bord ?

— Il s’est passé quelque chose de la sorte, capitaine ; mais vous avez oublié la moitié des conditions, et j’ai négligé l’autre. Or je n’ai pas besoin de dire à un navigateur si expert que deux moitiés font un tout. Il n’est donc pas étonnant que cette affaire nous ait coulé entre les doigts.

— Comment ! ajoutez-vous la fausseté à la perfidie ? Quelle partie de mon engagement ai-je négligée ?

— Quelle partie ? répéta le prétendu pêcheur en tirant de l’eau, fort à loisir, une ligne que Wilder vit sur-le-champ être garnie d’un plomb, mais à laquelle il manquait un objet non moins important, un hameçon. Quelle partie, capitaine ? rien de moins que la seconde guinée.

— Elle devait être la récompense du service rendu ; et non servir d’arrhes, comme la première, pour vous déterminer à vous en charger.

— Ah ! vous m’aidez à trouver les mots dont j’avais besoin. Je me suis imaginé que ce n’était pas tout de bon, comme la première que j’avais reçue, et ainsi j’ai laissé l’affaire à moitié faite.

— À moitié faite, misérable ! Vous n’avez jamais commencé ce que vous m’aviez si énergiquement juré d’exécuter !

— Maintenant, mon maître, vous êtes sur une aussi fausse route que si vous gouverniez à l’est pour voguer vers le pôle. J’ai accompli religieusement la moitié de ce que j’avais promis, et vous avouerez vous-même que je n’ai été qu’à moitié payé.

— Vous me prouveriez difficilement que vous avez fait même cette moitié.

— Consultons le livre de loch. Je me suis engagé à remonter la colline jusqu’à la demeure de la bonne veuve de l’amiral, et ensuite à faire dans mes opinions certains changemens dont il n’est pas nécessaire de parler entre nous.

— Et c’est ce que vous n’avez pas fait ; car, au contraire, vous avez contrarié mes projets en parlant dans un sens tout-à-fait opposé à ce dont nous étions convenus.

— C’est vrai.

— C’est vrai, pendard ? Si justice vous était rendue, vous feriez connaissance avec le bout d’une corde : c’est le salaire que vous méritez.

— Un coup de vent de mots. — Si vous gouvernez votre navire comme vos idées, capitaine, votre traversée vers le sud ne se fera pas en droite ligne. Ne croyez-vous pas qu’il soit plus facile à un vieillard comme moi de faire quelques mensonges que de gravir une montagne haute et escarpée ? En bonne justice, j’avais accompli plus de la moitié de ce que je devais faire quand j’arrivai en présence de la veuve crédule, cet alors je me décidai à renoncer à la moitié de la récompense qui n’était pas payée, et à accepter une gratification de l’autre partie.

— Misérable ! s’écria Wilder un peu aveuglé par le ressentiment ; votre âge même ne vous mettra pas à l’abri du châtiment que vous méritez. Holà ! en avant ! qu’on mette une chaloupe en mer, et qu’on m’amène ce vieux coquin à bord du navire. Ne faites pas attention à ses cris ; j’ai un compte à régler avec lui, et cela ne peut se faire sans un peu de bruit.

Le lieutenant, à qui cet ordre s’adressait, et qui avait répondu à l’appel, sauta sur la lisse pour voir la barque qu’il devait chasser. En moins d’une minute il fut sur la chaloupe avec quatre matelots, et il fit ensuite le tour de la proue du bâtiment ; pour passer du côté où se trouvait la barque. Bob Bunt, ou celui qui avait pris ce nom, donna seulement deux ou trois coups de rames, et envoya son esquif à vingt ou trente brasses, où il s’arrêta, riant à gorge déployée, en homme qui ne voit que le succès de son astuce, sans paraître en redouter le moins du monde les conséquences. Cependant, dès l’instant qu’il aperçut la chaloupe, il se mit sérieusement en besogne, fit jouer deux bras vigoureux, et convainquit bientôt les spectateurs que ce ne serait pas sans difficulté qu’on s’emparerait de sa personne.

Pendant quelques instans on ne sut trop de quel côté le fugitif avait dessein de se diriger, car il tournait sans cesse, en décrivant rapidement des cercles variés, et il déjouait complètement ceux qui le poursuivaient, en les trompant par des évolutions aussi légères qu’habiles ; mais bientôt, soit qu’il jugeât qu’il s’était assez amusé à leurs dépens, soit peut-être qu’il craignît d’épuiser ses forces, dont il faisait usage avec autant de dextérité que de vigueur, il suivit une ligne parfaitement droite, en se dirigeant du côté du Corsaire.

La chasse devint alors chaude et sérieuse, et elle excita les cris et les applaudissemens des marins qui en étaient spectateurs. Le résultat en parut douteux pendant quelque temps ; cependant la chaloupe, quoique toujours à quelque distance en arrière, commença à gagner du terrain à mesure qu’elle surmontait graduellement la résistance de l’eau ; mais au bout de quelques minutes la barque passa rapidement sous la poupe de l’autre navire, et le mettant en droite ligne entre elle et la Caroline, elle disparut à tous les yeux. La chaloupe qui la poursuivait ne fut pas long-temps à prendre la même direction, et alors les matelots de ce dernier bâtiment commencèrent à monter, en riant, sur les agrès, pour tâcher de jouir du spectacle de cette chasse par-dessus le corps du navire qui la cachait à leurs yeux.

Ils ne purent pourtant rien voir au-delà, que la mer, l’île encore plus éloignée, et son petit fort. Quelques minutes après, on vit la chaloupe revenir du côté de la Caroline, sa marche ralentie, ce qui annonçait que la chasse n’avait pas réussi. Tout l’équipage se porta sur le même côté du navire, afin d’apprendre comment s’était terminée cette aventure, et le bruit qu’on faisait fit même sortir les deux dames de leur cabine et les amena sur le tillac ; mais au lieu de répondre aux questions de leurs camarades avec l’éloquence verbeuse de leur profession, les quatre matelots avaient l’air effaré et presque épouvanté. L’officier sauta sur le pont sans dire un seul mot, et courut près de son commandant.

— La barque était trop légère pour la chaloupe, monsieur Knighthead, dit Wilder d’un ton calme en voyant approcher l’officier, car il n’avait pas quitté la place où il se trouvait au commencement de cette affaire.

— Trop légère, monsieur ! — Connaissez-vous l’homme qui ramait.

— Point particulièrement, je sais seulement que c’est un pendard.

— Il doit mériter ce nom, puisqu’il est de la famille du diable.

— Je ne prendrai pas sur moi de dire qu’il soit précisément tel que vous me le dépeignez, mais j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il n’a pas une forte cargaison de probité à jeter à la mer. Qu’est-il devenu ?

— C’est une question facile à faire, mais il est plus difficile d’y répondre. D’abord, quoique le drôle soit vieux, et que sa tête soit couverte de cheveux gris, il faisait voguer sa barque comme si elle eût flotté dans l’air. Ensuite nous n’étions en arrière que d’une minute, ou de deux tout au plus, et cependant quand nous arrivâmes de l’autre côté du négrier, homme, barque, tout avait disparu.

— Il en a doublé la proue pendant que vous en tourniez la poupe.

— L’avez-vous vu ?

— Non, je l’avoue.

— Cela est impossible, monsieur, car nous étions assez avancés pour voir en même temps des deux côtés du négrier ; d’ailleurs l’équipage de ce navire ne l’avait pas vu.

— Vous avez vu l’équipage du négrier ?

— J’aurais dû dire son matelot, car on ne voit qu’un seul individu sur son bord.

— Et de quoi était-il occupé ?

— Il était assis sur les porte-haubans et paraissait endormi. C’est un navire indolent, monsieur, et je crois qu’il coûte à ses armateurs plus d’argent qu’il ne leur en rapporte.

— Cela est possible. Eh bien ! que le drôle s’échappe. — Monsieur Earing, il y a toute apparence d’une brise venant de la mer, nous déploierons de nouveau nos voiles de hunes afin d’être prêts à la recevoir. Je serais charmé que nous pussions voir le soleil se cacher dans la mer.

Les deux lieutenans et tout l’équipage s’occupèrent avec empressement de leur tâche, et les matelots, curieux et étonnés, tout en étendant les voiles pour inviter la brise, firent force questions à ceux de leurs camarades qui avaient été dans la chaloupe et qui leur répondirent d’un ton grave et solennel. Wilder, pendant ce temps, se tourna vers Mrs Wyllys, qui avait entendu sa courte conversation avec le lieutenant.

— Vous voyez, madame, lui dit-il, que notre voyage ne commence pas sans quelques présages.

— Quand vous me dites avec l’air de singulière sincérité que vous possédez quelquefois, jeune homme inexplicable, lui répondit-elle, que nous commettons une imprudence en nous confiant à l’océan sur ce bâtiment, je suis à demi portée à ajouter foi à vos paroles ; mais quand vous avez recours à l’échafaudage de la sorcellerie pour appuyer vos avis, vous ne faites que me confirmer dans ma détermination de faire ce voyage.

— Du monde au cabestan ! s’écria Wilder d’un ton qui semblait dire à ses compagnes : — Puisque vous êtes si décidées, l’occasion de montrer votre résolution ne vous manquera pas. — Du monde au cabestan ! Il faut tâcher de profiter de la brise qui commence à se faire sentir, et conduire le vaisseau au large pendant qu’il fait encore jour.

Le son des anspects précéda le chant des matelots. Alors commença le travail pénible de lever la lourde ancre du fond de la mer, et, quelques minutes après, le navire se trouva dégagé des fers qui l’enchaînaient à la terre.

Un bon vent ne tarda pas à arriver du côté de l’eau, chargé de l’humidité saline de cet élément. À mesure qu’il se faisait sentir aux voiles étendues et agitées, le navire semblait saluer l’hôte long-temps désiré qu’il recevait, et se relevait avec grâce après une inclination profonde. On entendit siffler la brise à travers le labyrinthe des agrès, musique toujours agréable à l’oreille du marin. Ce son encourageant et la fraîcheur particulière de l’air armèrent les matelots d’une nouvelle énergie pour exécuter leurs manœuvres. L’ancre était à poste, le navire avait fait son abatée, les hautes voiles étaient déployées, les basses voiles étaient tombées, et la proue de la Caroline faisait écumer les vagues en les fendant, avant que dix autres minutes se fussent écoulées.

Wilder avait pris sur lui la tâche de faire passer son bâtiment entre les îles de Connecticut et de Rhode. Heureusement pour la responsabilité dont il s’était chargé, le canal n’était pas difficile, et le vent avait tourné du côté de l’est, de manière à lui fournir une occasion favorable pour le traverser en ligne droite, après avoir couru une courte bordée au vent ; mais il ne pouvait courir cette bordée sans être dans la nécessité de passer très près du Corsaire, où il aurait perdu une grande partie de cet avantage. Il n’hésita pas un instant. Quand son bâtiment fut aussi près du rivage sous le vent que la sonde, toujours en activité, lui dit qu’il était prudent d’en approcher, il le fit virer de bord et en tourna la proue directement vers le négrier, toujours immobile, et en apparence inattentif à tout ce qui se passait.

La Caroline s’en approcha beaucoup plus heureusement que la première fois ; le vent était bon et l’équipage était maître de son navire, comme un cavalier habile gouverne tous les mouvemens d’un coursier plein de feu et d’impétuosité. Cependant cette manœuvre ne s’exécuta point sans exciter un vif intérêt dans le cœur de tous ceux qui se trouvaient à bord du bâtiment marchand de Bristol ; chaque individu avait sa cause secrète de curiosité. Le vaisseau dont on s’approchait commençait à être un sujet d’étonnement pour tous les marins ; la gouvernante et sa pupille pouvaient à peine se rendre compte de la cause de leur émotion, et Wilder ne connaissait que trop la nature du danger auquel tous, excepté lui, étaient exposés. De même que la première fois, le marin qui était au gouvernail allait satisfaire son orgueil naval en passant du côté du vent ; mais, quoique cette manœuvre eût pu se faire alors sans beaucoup de risques, il reçut ordre de gouverner différemment.

— Passez sous le vent du négrier, monsieur, lui dit Wilder d’un ton d’autorité ; et alors le jeune capitaine alla s’appuyer sur la lisse du vent comme tous ceux qui n’avaient rien à faire à bord en ce moment, pour examiner l’objet dont ils approchaient si rapidement. Tandis que la Caroline avançait hardiment, semblant chasser la brise devant elle, les soupirs du vent, qui murmurait parmi les agrès du négrier, étaient le seul bruit qu’on entendît sur ce navire. Pas une figure humaine, pas un œil curieux, ne se faisaient apercevoir sur son bord. Le passage, comme on peut le croire, fut rapide, et pendant le court instant où les proues et les poupes des deux bâtimens se trouvaient presque en ligne parallèle, Wilder pensa qu’il s’effectuerait sans que le prétendu négrier y donnât la plus légère marque d’attention. Il se trompait pourtant. Un homme léger et actif, portant le petit uniforme d’officier de marine, s’élança sur le couronnement de la poupe, et agita en l’air un bonnet de marin, comme pour saluer. À l’instant où le vent fit flotter la chevelure de cet individu, Wilder reconnut l’œil vif et perçant et les traits du Corsaire.

— Croyez-vous que le vent se maintienne de ce côté, monsieur ? dit celui-ci en parlant très haut.

— Il est assez vif pour être constant.

— Un marin prudent se hâterait d’avancer vers l’est autant qu’il en aurait besoin, car il me semble qu’il sent un peu les Indes occidentales.

— Vous croyez qu’il tournera plus au sud ?

— Je le crois. Mais une bouline tendue pendant la nuit vous suffira.

La Caroline était déjà passée, et elle lofait alors en face de la proue du négrier pour reprendre sa route. Le marin qui était sur le couronnement de la poupe de ce dernier navire agita encore son bonnet en signe d’adieu, et disparut.

— Est-il possible qu’un tel homme fasse un trafic d’êtres humains ! s’écria Gertrude quand les deux interlocuteurs eurent cessé de parler.

Ne recevant pas de réponse, elle se retourna avec vivacité pour regarder sa compagne. La gouvernante était plongée dans une sorte d’abstraction, ses yeux fixés sur le vide, car ils n’avaient pas changé de direction depuis que la marche du navire l’avait emmenée au-delà de l’endroit où se trouvait cet étranger. Gertrude lui ayant pris la main en lui répétant sa question, Mrs Wyllys revint à elle, et passant la main sur son front, elle lui répondit d’un air égaré et avec un sourire forcé :

— La rencontre d’un navire, ou la vue de quelque manœuvre navale, ma chère, ne manque jamais de me rappeler d’anciens souvenirs. Mais, bien certainement, cet individu qui s’est enfin montré à bord du négrier est un être extraordinaire.

— Pour un marchand d’esclaves, fort extraordinaire ! dit Gertrude.

Mrs Wyllys appuya un instant sa tête sur sa main, et se retourna ensuite pour chercher Wilder. Le jeune marin était près d’elle, étudiant l’expression de sa physionomie avec un intérêt qui n’était guère moins remarquable que l’air pensif de la gouvernante.

— Dites-moi, jeune homme, lui dit-elle, cet individu est-il le commandant du négrier ?

— Oui, madame.

— Vous le connaissez ?

— Nous nous sommes rencontrés.

— Et quel est son nom ?

— Le maître de ce navire. Je ne lui en connais pas d’autre.

— Gertrude, nous rentrerons dans notre cabine. Quand nous perdrons la terre de vue, monsieur Wilder aura la bonté de nous le faire savoir.

Wilder s’inclina pour le lui promettre, et les dames quittèrent le tillac. La Caroline avait alors la perspective de se trouver bientôt en pleine mer. Pour y parvenir et accélérer la marche du navire, le jeune capitaine fit les dispositions les plus habiles. Cependant, cent fois au moins, il retourna la tête pour jeter un regard à la dérobée sur le vaisseau qu’il avait laissé derrière lui. Il était toujours comme il l’avait vu, lorsqu’il en était passé à côté dans la baie, — un navire bien construit, magnifique, mais immobile. Après chacun de ces examens furtifs, il ne manquait jamais de lever les yeux avec un air impatient sur les voiles de son propre vaisseau, ordonnant tantôt que celle-ci fût serrée davantage contre sa vergue, tantôt que celle-là fût plus étendue le long de son mât.

L’effet de tant de soins, unis à tant de talent, fut de faire marcher la Caroline à travers l’océan avec une rapidité qu’elle n’avait jamais ou que bien rarement égalée. Il ne se passa pas long-temps avant qu’on cessât de voir la terre des deux côtés, et on ne pouvait plus l’apercevoir qu’en arrière, où l’on voyait encore les îles présenter une couleur bleuâtre, et dans un long horizon obscur au nord et à l’ouest, où les côtes de ce vaste continent s’étendent sur un nombre de milles prodigieux. Les deux dames furent alors averties de venir faire leurs adieux à la terre, et elles virent les officiers prendre note de leur point de départ. À l’instant où le jour allait disparaître, et où les îles étaient sur le point de s’enfoncer sous les ondes, Wilder monta sur une des vergues les plus élevées, tenant en main un télescope. Ses regards se dirigèrent long-temps avec attention et inquiétude vers le havre qu’il venait de quitter. Mais quand il en descendit, il avait l’œil plus tranquille et l’air plus calme. Le sourire du succès effleurait ses lèvres, et il donna ses ordres avec précision, et d’un ton enjoué et encourageant. Ils furent exécutés avec promptitude. Les plus vieux matelots, montrant les vagues qu’ils fendaient, juraient qu’ils n’avaient jamais vu la Caroline marcher avec tant de rapidité. Les lieutenans consultèrent le loch, et firent un signe de satisfaction lorsque l’un d’eux annonça à l’autre la vitesse extraordinaire du bâtiment. En un mot, le contentement et la gaîté régnaient à bord, car ou jugeait qu’une traversée commencée sous de tels auspices se terminerait promptement et heureusement. Au milieu de ces présages favorables, le soleil descendit dans la mer, illuminant dans sa chute une vaste étendue de ce froid et sombre élément. Enfin les ombres de la nuit commencèrent à couvrir l’immense surface de l’abîme sans limites.