Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/16

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 409-411).


CHAPITRE XVI

CAPITALES ET BAS DE CASSE



Larousse[1] définit les majuscules « des lettres plus grandes que les autres et différentes par la forme ». Ces lettres ont pour but de distinguer matériellement certains mots et d’appeler sur eux l’attention.

Le terme majuscule (tiré directement du latin majusculus) est employé par opposition au mot minuscule (dérivé de l’expression latine minusculus, plus petit, diminutif de minus, petit). En pratique, les minuscules sont les lettres de l’écriture courante, utilisées dans les noms communs, les adjectifs, les adverbes, les prépositions, etc., alors que les majuscules sont employées pour la lettre initiale des noms propres, des expressions considérées comme tels et du premier mot d’une phrase.

Les Anciens ne connaissaient pas, semble-t-il, les distinctions établies aux temps modernes pour l’emploi de telles ou telles lettres d’importance plus ou moins considérable ; ils écrivaient ou ils gravaient indifféremment leurs inscriptions et leurs textes entièrement en majuscules ou en minuscules.

D’après Frey et Bouchez, « avant l’imprimerie on nommait majuscules les grandes lettres du commencement[2], et les autres minuscules ». Les désignations primitives rappelaient donc simplement la grandeur respective des deux types de lettres en usage. Après l’invention de Gutenberg, par suite de l’apparition d’un troisième type de lettres, les dénominations primitives furent légèrement modifiées[3].

Pour des raisons diverses, le terme grandes capitales fut substitué au mot majuscules ; les lettres minuscules furent désignées sous le nom de bas de casse, en raison de leur emplacement dans la casse ; et une troisième expression, celle de petites capitales, fut créée pour dénommer des lettres ayant, au point de vue alignement, les mêmes caractéristiques que le bas de casse, mais rappelant la forme des grandes capitales[4].

L’emploi d’une lettre grande capitale initiale ou d’une lettre bas de casse est l’une des causes les plus fréquentes de correction typographique : tel mot considéré par un auteur comme nom propre ou assimilé à un nom propre est, en réalité, un mot auquel rien n’autorise à donner une importance particulière ; tel autre mot ayant un rapport étroit avec le sujet traité et dès lors constamment « couronné » par l’écrivain n’est qu’une simple expression d’usage courant.

« Dans l’écriture, dit M. Prodhomme, on se montre généralement très peu sévère pour l’emploi des majuscules : c’est un tort : le même motif qui a engagé à s’en servir dans les livres doit porter à en faire usage dans les manuscrits et à n’en point abuser. On sait combien sont choquantes à la vue ces pages d’écriture, où des calligraphes ignorants multiplient sans raison les majuscules, afin de faire briller l’adresse de leur main et la hardiesse de leurs traits de plume.

Les majuscules ne peuvent être de quelque utilité que lorsqu’on s’en sert pour établir des distinctions nécessaires. Mais à quoi peuvent-elles servir chez les Allemands qui en mettent à tous les substantifs ? Que signifie la majuscule employée par les Anglais pour le pronom personnel I ?…

« Dans certains ouvrages spéciaux, tels que les mémoires judiciaires, les ouvrages de polémique, politiques ou religieux, les mandements épiscopaux, les instructions ministérielles et beaucoup d’ouvrages de ville, on multiplie souvent les majuscules jusqu’au ridicule, sans suivre aucune règle positive[5]. »

Tassis, à qui nous ferons de larges emprunts, s’exprime ainsi sur l’emploi des grandes capitales[6] :

« Il est de la plus grande importance de faire un emploi raisonné des majuscules, car, si, pour frapper les yeux et attirer l’attention, on les prodigue sans nécessité, on dépasse le but que l’on voulait atteindre, et, l’effet que l’on désirait produire est manqué. Quel moyen aura-t-on alors d’établir une distinction lorsque, par exemple, une même dénomination se présentera avec trois acceptions diverses, bien distinctes ?

« Prenons, pour démontrer ce que nous avançons, le premier exemple venu :

côte d’or,xxxxxxxxxxxxxxxcôte d’Or,xxxxxxxxxxxxxxxCôte-d’Or.

« On dit figurément d’une personne qui est douée d’un excellent cœur :

C’est un cœur d’or,


et d’une affaire très avantageuse :

C’est une affaire d’or.

« De même, on dit, en parlant d’une côte quelconque renommée pour l’excellence de ses vignobles :

C’est une côte d’or.

« Si, par suite d’un fréquent usage, cette expression figurée, qui est commune et peut s’appliquer indistinctement à toute côte riche par ses productions, devient la dénomination propre d’une côte, une majuscule suffit pour signaler sa différence avec la première acception ; et comme, dans cet exemple, le mot or exprime l’idée de richesse, d’abondance, on devra l’écrire avec une majuscule :

la côte d’Or (celle qui est située près de Dijon).

« Si, en troisième lieu, on détourne cette dénomination propre de sa signification primitive, pour lui attribuer un sens qui n’est ni celui de la première, ni celui de la seconde acception, si l’on en fait, par exemple, le nom d’un département, alors l’emploi d’une autre majuscule est de rigueur, et l’on écrira :

Côte-d’Or (département). »

  1. Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, t. X, p. 984. — Cet article paraît avoir eu pour auteur Bernier ou Boutmy, qui prirent une part importante à la rédaction et à la correction du Grand Dictionnaire.
  2. Il est à supposer que, par ce mot, Frey et Bouchez désignent surtout les lettres ornées et enluminées des manuscrits.
  3. Nouveau Manuel complet de Typographie, p. 264.
  4. Il est bon de remarquer que Frey et Bouchez proposaient, en 1857, d’abandonner ces expressions et, revenant aux termes anciens, de « ressaisir les termes majuscules et minuscules, pour désigner les petites lettres et les grandes », puis d’appeler du nom de « médiuscules l’alphabet qui tient le milieu entre les deux autres ».
  5. Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, t. X, p. 985, au mot Majuscules. — On sait combien cet abus est fréquent dans les manuscrits dactylographiés.
  6. Auguste Tassis, Guide du Correcteur, p. 26-27 (Firmin-Didot et Cie, imprimeurs-éditeurs, 56, rue Jacob, Paris).