Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/01/02

Imprimerie de Chatelaudren (2p. 3-7).


II

FABRICATION DU POINÇON ET DE LA MATRICE


Un correcteur doit posséder au moins quelques notions sommaires des opérations relatives à la fabrication ou à la fonte des caractères, opérations qui ressortissent également du domaine de la typographie.

Avant de fondre un caractère, il est nécessaire, s’il s’agit de la création d’un type nouveau, d’établir, au moyen de dessins soigneusement exécutés, les diverses proportions des lettres, courtes ou longues ; puis de tailler, de graver un poinçon et un contre-poinçon ; enfin de frapper une matrice.

Le poinçon est une tige d’acier doux, d’une hauteur d’environ 6 centimètres, dont la largeur et la longueur sont appropriées à l’œil de la lettre que l’ouvrier doit exécuter.

À une extrémité, dite supérieure, qu’il a polie avec un soin rigoureux, l’artiste décalque, soit avec un fumé, soit par l’intermédiaire d’une feuille de gélatine, ou encore, suivant ses préférences, à l’aide d’une pellicule photographique, le dessin de la lettre à graver : il est nécessaire de faire remarquer que ce report renverse de la tête au pied le signe qui sera taillé en relief.

Chaque lettre de l’alphabet, chaque chiffre, chaque ponctuation, chaque signe quel qu’il soit, susceptible d’être employé dans l’impression, a son poinçon particulier : l’ensemble d’une fonte comprend environ 150 signes divers.

À l’extrémité inférieure, et sur la face — c’est-à-dire sur le côté du poinçon que l’on a devant soi, en même temps que la tête de la lettre, — est gravée la marque distinctive du caractère.

Le travail terminé, le poinçon est fortement trempé.

Dans les gros caractères les accents sont gravés à part et n’appartiennent pas aux poinçons ; ces derniers portent une entaille où, lors de la frappe d’une matrice de lettre accentuée, le poinçon supplémentaire vient se loger.

Le contre-poinçon, gravé sur une tige d’acier doux, représente seulement les traits intérieurs de la lettre ; par la trempe, il acquiert une résistance suffisante pour être enfoncé à coups de marteau dans le poinçon. Cette empreinte détermine la profondeur d’œil, achevée parfois à l’aide du burin et variable avec le genre des caractères. Un contre-poinçon peut être utilisé pour plusieurs espèces de lettres ayant entre elles quelque analogie, par exemple b, d, p, q.

Mais l’emploi du contre-poinçon semble devoir tomber dans l’oubli : les parties creuses de la lettre sont aujourd’hui évidées à l’aide du foret et de la drille à main ; l’opération est terminée à l’aide de l’échoppe.

La nécessité de produire en quantité considérable les matrices indispensables aux machines à composer modernes ont, d’ailleurs, conduit les inventeurs à créer une machine à graver qui, se substituant à la main-d’œuvre humaine, produit à volonté des poinçons (gravure en relief) ou des matrices (gravure en creux). Mais la description de ce procédé nous entraînerait trop loin.

À l’aide du poinçon — autrefois avec une masse, de nos jours avec une presse à balancier — on frappe la matrice, petit bloc de cuivre ou même parfois d’argent, de 0m,08 d’épaisseur, de 0m,03 de longueur et de largeur appropriée aux dimensions du signe à frapper ; avant l’opération le bloc est dressé en forme de parallélipipède et soigneusement poli pour donner à l’empreinte du poinçon la plus grande netteté possible.

Sur la matrice, la lettre frappée se grave en creux et apparaît dans sa position normale. Comme sur le poinçon, la marque distinctive du caractère est indiquée au bas et sur la face du parallélipipède.

Lors de la frappe, la matrice, malgré certaines précautions, se déforme légèrement, et elle doit être équilibrée ou plutôt justifiée à nouveau. À l’aide d’une lime, ou par frottement sur une pierre d’émeri, le graveur fait d’abord disparaître la boursouflure occasionnée par la frappe, puis il donne à la matrice le fini qui lui permettra d’être placée dans le moule de la machine à fondre et logée exactement à la place exigée : c’est la « justification à registre arrêté », qui comporte un certain nombre d’opérations : régularisation de la profondeur, de la largeur, de la hauteur et de la surface de frappe. Les fonderies attachent une importance extrême à cette mise au point : du soin qu’on apporte à son exécution dépend la justesse de la fabrication.

Après la fonte, les lettres peuvent en effet présenter plusieurs défauts qui dérivent d’une mauvaise justification de la matrice :

a) L’approche n’est pas régulière : verticalement, les lettres n’ont pas entre elles une égalité proportionnelle de distance, comme on le voit dans l’exemple ci-dessous entre les deux s, b et l, cl et u, u et s :

cette distance est obtenue par le talus latéral réservé à droite et à gauche de l’œil et servant à isoler chaque lettre des autres lettres immédiatement voisines.

L’approche est plus ou moins large, suivant le genre des caractères et leur physionomie, comme le montrent les exemples ci-dessous, dans lesquels l’approche du premier exemple est plus serrée :

De manière générale, « pour les caractères romains ordinaires, l’approche est établie de façon qu’il y ait entre les lettres un peu moins de distance que les jambages des m n’en ont entre eux ; autrement, les mots ne paraîtraient pas assez liés entre eux[1] ». Pour établir l’approche d’un caractère les fondeurs se basent dès lors, lorsqu’il s’agit de lettres minuscules, sur la lettre m et sur la lettre o pour les parties tournantes qui tendent à élargir à l’œil le blanc d’approche ; en grandes et en petites capitales, sur les H, h, et sur les O, o.

Les lettres arrondies b, c, d, e, o, p, q, comportent entre elles et leurs voisines un plus faible écartement eu égard aux parties tournantes ; il en est de même des lettres v, x, w, y, dont les angles fuyants comportent un blanc presque suffisant déjà.

Par extension, on nomme approche verticale la distance que la hauteur d’œil établit entre chaque ligne d’un caractère composé plein, c’est-à-dire sans interlignes :

Cette distance est difficilement perceptible : elle ne peut s’apprécier que par la rencontre de deux lettres longues, à queues opposées.

Dans les caractères créés par toutes les fonderies pour imiter les types de lettres des machines à écrire, l’approche est fort diverse. En raison des nécessités de la construction, tous les signes d’une « typewriter » doivent être d’une épaisseur analogue : l’approche des lettres l, i, f, t, j, etc., est dès lors plus forte que celle des lettres b, c, m, etc.

Le souci un peu exagéré d’une reproduction parfaite a conduit les graveurs et, conséquemment, les fondeurs, à conserver dans leurs productions cette irrégularité d’approche un peu déplaisante à l’œil.

b) La ligne est défectueuse, si l’une par rapport à l’autre les lettres montent ou descendent :


l’œil de la lettre ne présente pas un alignement horizontal irréprochable.

La ligne, ou alignement, se règle sur le pied des lettres courtes, m, n, s, e.

c) La pente[2] est mauvaise, lorsque dans le romain la verticalité, ou dans l’italique l’inclinaison, donnée à l’œil de la lettre n’est pas exactement la même pour toutes les lettres :


on dit alors que la lettre penche à l’aigu ou au grave, suivant qu’elle penche à droite ou à gauche.

d) La hauteur est forte, si elle excède, en mesures anciennes, 10 lignes ½ géométriques, ou 23mm,6[3] :


à l’impression, le foulage produit une lettre noire, parfois encrassée, qui se détériore rapidement.

La hauteur est faible, au contraire, si elle est inférieure à 23mm,6 :


alors la lettre manque de foulage, et elle ne marque qu’imparfaitement au tirage. Malgré une mise en train soignée, l’imprimeur n’obtient qu’un travail défectueux.

e) L’aplomb donne à l’œil une surface parfaitement plane qui, au tirage, permet d’obtenir une impression absolument nette et égale de toutes ses parties :

Pour donner à la lettre un aplomb convenable, l’ouvrier doit, à l’aide d’une pointe dite à justifier, mettre le fond de l’œil de la matrice rigoureusement parallèle à la surface horizontale du bloc de cuivre.

f) Enfin, toutes les lettres doivent posséder une force de corps rigoureusement identique : composant dans un ordre régulier un certain nombre d’alphabets (lettres bas de casse, grandes capitales, petites capitales, chiffres, etc.) et les superposant, aucune lettre ne doit dépasser les autres, si la force de corps est exacte :


à l’impression, l’alignement horizontal ne laisse rien à désirer[4].

  1. Fournier le Jeune.
  2. Remarquons ici que le mot « pente » semble avoir été choisi par antiphrase, car la lettre ne doit, au contraire, pencher ni d’un côté ni de l’autre.
  3. D’après les fondeurs : hauteur de Paris.
  4. Le Règlement du 8 février 1723 n’oubliait aucune des qualités à exiger d’une bonne fonte de caractères : « … Toutes les Lettres en particulier seront fondues droites et d’équerre en tous sens, d’une égale hauteur, bien en ligne ; sans penchement ni renversement, ni fortes en pied, ni fortes en tête ; coupées de manière que les deux extrémités du pied des Lettres contiennent ensemble la moitié du corps, bien ébarbées, douces au frotter et au ratisser, d’un cran apparent, bien marqué et à l’ordinaire, qu’on appelle cran dessous*. Elles seront aussi d’une égale distance pour l’épaisseur des corps ordinaires, en sorte que trois (i), ou trois (l), ou une (h) ou une (n) jointe à un (i) ou à une (l), fasse l’épaisseur d’une (m), et les autres Lettres à proportion ; le tout sous les peines portées par l’article précédent. »