Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/01/02

E. Arrault et cie (1p. 3-6).


§ 2. — DÉFINITION DU CORRECTEUR


La définition du correcteur donnée, dans le Dictionnaire de l’Imprimerie et des Arts graphiques, par E. Desormes et A. Muller, deux praticiens cependant avertis, est d’une telle concision qu’elle manque réellement de précision :

Correcteur, n. m. — Personne qui lit les épreuves. À l’Imprimerie Nationale[1], celle qui lit en premières se nomme lecteur d’épreuves ; on n’est correcteur que si l’on a les aptitudes requises pour lire en secondes et en revision[2].

Cette brièveté certes est regrettable ; elle contribue à entretenir dans l’esprit du public une conception par trop restreinte, et conséquemment erronée, du rôle du correcteur. Même parmi le monde lettré l’usage s’est établi de considérer et de voir exclusivement dans le correcteur « celui qui lit les épreuves pour corriger les fautes d’impression ».

Les « auteurs » du Dictionnaire de l’Académie paraissent avoir eu malencontreusement une manière de voir analogue : « La correction est l’art ou l’action de corriger les épreuves, d’indiquer les fautes de composition, afin que l’ouvrier les fasse disparaître. »

Remarquons, à l’excuse des « Immortels », que l’erreur qu’ils ont ainsi contribué à encourager ne date pas d’aujourd’hui : au xviiie siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert disait déjà[3] : « Le correcteur d’imprimerie est celui qui lit les épreuves, pour marquer à la marge, avec différents signes usités dans l’imprimerie, les fautes que le compositeur a faites dans l’arrangement des caractères[4]. »

Le prote-correcteur qui rédigea l’article Imprimerie de l’Encyclopédie — et qui peut-être écrivit également les lignes précédentes — fut, cela est certain, pour Diderot et d’Alembert, un collaborateur précieux et apprécié. On ne peut supposer qu’il ait délibérément songé à diminuer l’importance de ses fonctions. Cependant le rôle qu’il impartit à la correction est exclusivement technique : « marquer les fautes faites dans l’arrangement des caractères ». Par une distraction impardonnable, mais fort commune toutefois chez ses pareils, cet auteur technicien omet de mettre en vedette une partie, non la moins belle et la moins utile, de sa charge ; il n’envisage qu’une fraction de la question ; une épreuve, quelle qu’elle soit, peut cependant comporter des erreurs autres que des fautes d’impression, erreurs non moins préjudiciables et qu’il importe avec non moins de nécessité « de corriger, de redresser ».

Littré, dans son Dictionnaire de la Langue française, serre la question de plus près : « La correction des épreuves, en terme d’imprimerie, est l’action d’indiquer les fautes de composition ou les changements à faire au texte avant le tirage. »

Cette définition envisage sous un double aspect le rôle dévolu à la correction : typographique, lorsqu’elle « indique les fautes de composition » ; littéraire, lorsqu’elle signale « les changements à faire au texte avant le tirage ».

Mais Littré ne semble point avoir songé qu’il était nécessaire d’établir une démarcation très nette entre l’écrivain qui revise les épreuves de son travail et le technicien qui assure la reproduction fidèle du manuscrit ou améliore cette reproduction[5] : à son sens, tous deux, dont les efforts tendent à un but unique, la pureté du texte, « font de la correction ». Ainsi « le premier pédagogue venu pourrait, avec l’aide d’une scrupuleuse attention, corriger une épreuve en la châtiant au double point de vue de la syntaxe et de l’orthographe[6] » (fautes de composition littéraire et erreurs d’écriture). Agir ainsi ne serait, il est bon de l’affirmer, être correcteur qu’à demi et ne « faire de la correction » que par à peu près. Pour mériter réellement le nom de correcteur, il faut être typographe et lettré : le rôle que le correcteur doit remplir est en effet tout à la fois manuel[7] et intellectuel.

Dans son Guide pratique du Compositeur et de l’Imprimeur typographes[8], Th. Lefevre affirme, bien qu’un peu timidement, la nécessité de ce double rôle : « La personne qui est chargée de la lecture des épreuves, et que nous supposerons connaître, au moins théoriquement, la composition dans tous ses détails, doit non seulement corriger les fautes contre la langue (française ou autre) et la ponctuation, mais encore… »

Le correcteur, d’après Th. Lefevre, doit être lettré et technicien au moins théorique ; à notre sens, il serait préférable qu’il ait exercé quelque peu la typographie pour remplir les conditions suivantes : « Le correcteur doit non seulement corriger les fautes d’orthographe, mais aussi celles de ponctuation, avec les réserves que nous faisons d’autre part. Il doit encore veiller — et c’est là, nous l’avons déjà dit, une des parties les plus importantes de ses fonctions — veiller avec soin à l’application des règles typographiques. »

N’en déplaise à l’auteur de ces lignes, « l’application des règles typographiques » ne saurait être d’essence plus importante que « la correction des fautes d’orthographe ». Règles typographiques et règles grammaticales sont toutes deux d’égale valeur : dans un livre que l’on veut parfait les unes ne sauraient se concevoir sans les autres.

Fournier et Daupeley-Gouverneur, pour ne citer que ces deux auteurs, sont fort explicites sur ce point : « Étant posées les règles de composition et de mise en pages, il est nécessaire qu’un gardien fidèle en assure l’exécution : le correcteur est ce gardien.

« … Le correcteur, pour n’avoir point un rôle actif dans les opérations manuelles qui ont pour base le composteur et la presse, n’en est pas moins l’auxiliaire le plus indispensable, faute duquel une œuvre peut être lucrative, mais nullement honorable. Si les membres agissants ont la mission de donner à celle-ci le cachet artistique dont elle est susceptible, c’est au correcteur que reviennent l’immense tâche et l’insigne honneur d’y attacher définitivement le sceau de perfection intellectuelle que réclame toute œuvre qui s’adresse à l’esprit. »

« Les fautes qui peuvent déparer un livre sont donc de deux sortes : celles qui regardent les règles de composition et de mise en pages, celles qui concernent le texte.

« Un ouvrage peut être exécuté d’après les principes d’agencement matériel, tout en altérant le texte original et blessant les règles syntaxiques et orthographiques. Inversement, il peut reproduire correctement le texte, exprimer la pensée précise de l’auteur et cependant violer les règles typographiques. Dans ces deux états, l’ouvrage est mal imprimé[9]. »

Pour mériter réellement son titre, pour s’acquitter consciencieusement de sa tâche, le correcteur a donc un double rôle à remplir, et la définition de ce mot n’est exacte que si l’on envisage, à parties égales, ce double rôle : « Toute personne qui est chargée habituellement, soit dans une imprimerie, soit dans une librairie, soit dans un bureau quelconque de publications, de corriger les fautes typographiques, grammaticales et littéraires, qui se trouvent sur les épreuves de toutes espèces d’impressions, est un correcteur[10]. »



  1. La situation du correcteur et celle du lecteur d’épreuves à l’Imprimerie Nationale feront l’objet d’une étude spéciale (p. 135).
  2. Cette démarcation est inexacte, on le verra plus loin (p. 136 : Lecteurs d’épreuves et viseurs de tierces : Fonctions).
  3. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par une Société de Gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot, et quant à la partie Mathématique par M. d’Alembert, t. IX, p. 543 (Genève, 1777).
  4. Presque dans des termes analogues, M. Jean Dumont écrit : « Le correcteur lit les épreuves et indique au moyen de signes toutes les fautes qui se sont glissées dans la composition. » (Jean Dumont, Vade-Mecum du Typographe, 2e  éd., 1884.)
  5. « La meilleure édition est donc celle qui présente une entière conformité avec le modèle dont elle est la reproduction, et qu’en outre elle a su dégager des fautes évidentes qu’il pouvait contenir. » (H. Fournier, Traité de la Typographie, p. 231.)
  6. G. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 213.
  7. Manuel : nous employons ce mot non point dans son sens strict, mais simplement parce que le correcteur doit veiller à l’application rigoureuse des règles typographiques.
  8. Th. Lefevre, chap. viii, Lecture des épreuves, p. 535.
  9. Daupeley-Gouverneur, le Compositeur et le Correcteur typographes, p. 212-213.
  10. Bernier, président de la Société des Correcteurs parisiens, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (P. Larousse), t. V, art. Correcteur, p. 181 (1869).