Le Conte du tonneau/Tome 2/09

Henri Scheurleer (Tome secondp. 265-271).

L’ACCOMPLISSEMENT
de la prémiere Prédiction
DE M. BICKERSTAF;
ou
Lettre à une Perſonne de Qualité,
contenant la
RELATION CIRCONSTANCIÉE
de la Mort de
M. PARTRIGE,
Faiſeur d’Almanacs,
arrivée le 29 de Mars 1708.
MILORD,



P Our obéir aux Commandemens de Votre Grandeur, auſſi bien que pour ſatisfaire ma propre Curioſité, je me ſuis conſtamment informé ces jours paſſez de la ſituation, où ſe trouvoit M. Partrige Faiſeur d’Almanacs, qui, ſelon les Predictions de M. Bickerſtaf, publiées il y a un mois, devoit mourir d’une Fievre chaude le 29. environ à 11. heures de nuit. Je l’avois vu quelquefois, pendant que j’étois emploïé dans les Affaires ; parce que toutes les années il me faiſoit préſent de ſon Almanac, dans l’Eſperance d’une petite gratification, ſelon ſa conduite ordinaire avec les gens, qui étoient dans les Emplois. Je le rencontrai par hazard deux ou trois fois, dix jours à peu près avant ſa mort ; & j’obſervai, qu’il tomboit extrémement, quoique, à ce que j’apris alors, ſes amis ne le cruſſent pas en danger. Ce n’eſt que depuis trois jours, que ſe trouvant fort mal, il s’eſt retiré dans ſa chambre. On l’a mis au lit, & on a fait venir le Médecin, & l’Apoticaire, pour lui ordonner des remedes. Sur cette Nouvelle, j’ai envoyé, deux ou trois fois par jour, un Laquais chez lui, pour m’informer de ſa ſanté ; & hier, environ à quatre heures après midi, on m’apprit, qu’il étoit abandonné des Médecins. Là-deſſus, pouſſé par la Pitié, & ſur-tout par la Curioſité, je pris la réſolution de l’aller voir. Il me reconnut parfaitement bien, parut ſurpris de ma condeſcendance, & m’en temoigna ſa gratitude, autant que ſa foibleſſe pouvoit le lui permettre. Ceux, qui étoient autour de ſon lit, me dirent, qu’il avoit été en délire quelque tems auparavant ; mais, il étoit alors dans ſon Bon-Sens, s’il le fut jamais, & il avoit la parole libre & forte. Après lui avoir exprimé mon chagrin de le voir dans un ſi triſte état, & dit pluſieurs autres choſes obligeantes, je le priai de me dire naturellement, ſi les Prédictions, que M. Bickerftaf avoit publiées touchant ſa mort, n’avoient pas opéré ſur ſon Imagination avec trop de force ? Il m’avoüa, qu’il les avoit eues fort ſouvent dans l’eſprit, ſans en être extrémement effraïé ; mais, qu’il y avoit quinze jours, qu’elles avoient commencé à faire de profondes impreſſions ſur ſon cerveau ; qu’elles s’en étoient entiérement emparées ; & qu’il croyoit, que c’étoit-là effectivement la veritable Cauſe de ſa Maladie. Je ſuis très-perſuadé, pourtant, continua-t-il, que M. Bickerſtaf n’a parlé que par Conjecture, & qu’il ne ſait pas mieux ce qui doit arriver dans le Cours de cette Année, que moi-même. Je lui dis, que ſon Diſcours me ſurprenoit, & que je ſerois ravi que ſa ſanté lui permit de me communiquer les Raiſons, qui le convainquoient de l’Ignorance de M. Bickerſtaf. Helas ! Monſieur, me répondit-il, je ne ſuis qu’un pauvre Idiot, élevé dans le Métier le plus bas[1] ; mais, j’ai aſſez de bon-ſens, pour ſavoir, que toutes les Prétentions des Aſtrologues ſur l’Avenir ne ſont que des Chimeres. La raiſon en eſt évidente ; toutes les perſonnes éclairées, & ſavantes, qui ſont ſeules capables de connoitre le fort & le foible de cette Science s’accordent unanimement à la mépriſer, & à la tourner en ridicule. Il n’y a que l’ignorant Vulgaire, qui y donne ; & cela, ſur la Foi de Gens comme moi, & mes Camarades, trop ignorans pour ſavoir bien lire, & écrire.

Je lui demandai là-deſſus, s’il n’avoit jamais tiré ſon propre Horoſcope, pour voir s’il s’accorderoit avec le Pronoſtic de M. Bickerftaf. Monſieur, Monfieur, me repliqua-t-il, en ſecouant la tête : il ne s’agit pas de railler à préſent, mais de me repentir de ces petites Fourberies, comme je le fais du fond de mon ame.

Ainſi donc, repliquai-je, ces Obſervations, & ces Prédictions, que vous avez fait imprimer dans votre Almanac, ne ſervoient qu’à duper le ſot Peupie. S’il n’en étoit ainſi, repartit-il, j’en ſerois moins coupable devant Dieu, & devant les Hommes. Nous avons une Méthode generale pour toutes ces choſes. A l’égard de notre maniere de prédire le Tems, nous en laiſſons le ſoin aux Imprimeurs qui ne font que copier à tout haſard quelques vieux Almanacs. Les Prédictions d’une autre nature étoient de ma propre Invention, & ne tendoient qu’à faire vendre mon pauvre Calendrier. Je n’avois pas d’autre moïen de gagner du pain, pour moi, & pour ma Femme ; car, c’eſt un Métier bien maigre, que celui de rappetaſſer de vieux Souliers. Helas ! ajouta-t-il en ſoupirant, heureux encore ! ſi mes Remedes n’ont pas fait plus de mal aux Hommes, que mes Pronoſtics. Il eſt vrai que j’avois hérité quelques bonnes Recettes de ma Grand-Mere, & que j’ai eu ſoin que, dans mes propres Compoſitions, il n’entrât aucun Ingrédient dangereux.

J’eus encore avec lui quelques autres Diſcours, dont je ne me ſouviens pas. Le mal n’eſt pas grand, & peut-être mon Recit ennuïe-t-il déja votre Grandeur. J’ajoûterai ſeulement à ce que je viens de dire, que dans ſon Lit de Mort il s’eſt déclaré Non-conformiſte, & qu’il avoit un Miniſtre fanatique pour Conſolateur & pour Guide ſpirituel.

Après une demi-heure de Converſation, je pris congé de lui, à moitié étouffé par l’air renfermé de ſa petite chambre. Perſuadé, qu’il n’en avoit pas pour long-tems, j’entrai dans un petit Caffé près de-là, après avoir laiſſé chez le Malade un Laquais, avec ordre de me venir avertir de l’inſtant de la Mort le plus éxactement, qu’il ſeroit poſſible. Il m’en vint aporter la nouvelle deux heures après : &, tirant ma Montre, je vis, qu’il étoit à peu près ſept heures & cinq minutes ; ce qui fait voir clairement, que M. Bickerſtaf s’eſt trompé dans ſon calcul de quatre heures. En recompenſe, ſa Prédiction eſt fort exacte, par raport aux autres Circonſtances de cette Mort.

La queſtion eſt s’il n’a pas été la Cauſe de cet Evénement, auſſi bien que le Prophete. Quoiqu’il en ſoit, la choſe eſt aſſez extraordinaire, ſoit qu’elle ſoit un effet du Haſard, ou de la Force d’Imagination du pauvre Partrige : &, quoique je ſois des plus incredules ſur ces ſortes de matiéres, j’attends avec impatience la Réuſſite de la ſeconde Prédiction de notre Aſtrologue. Elle nous annonce, que le Cardinal de Noailles doit mourir le 4. d’Avril ; &, ſi ce Pronoſtic eſt verifié auſſi exactement que l’a été celui qui concernoit Partrige, je vous avouë que j’en ſerai dans une grande ſurpriſe, & que je ſerai très-porté à attendre l’Accompliſſement de toutes ſes autres Propheties.

  1. Il avoit été Savetier.