Le Conte du tonneau/Tome 2/09

Our obéir aux Commandemens de Votre Grandeur,
auſſi bien que pour ſatisfaire
ma propre Curioſité, je me
ſuis conſtamment informé ces jours paſſez de la ſituation, où ſe trouvoit M. Partrige
Faiſeur d’Almanacs, qui, ſelon
les Predictions de M. Bickerſtaf, publiées il y a un mois, devoit mourir
d’une Fievre chaude le 29. environ à 11.
heures de nuit. Je l’avois vu quelquefois, pendant que j’étois emploïé dans
les Affaires ; parce que toutes les années
il me faiſoit préſent de ſon Almanac,
dans l’Eſperance d’une petite gratification, ſelon ſa conduite ordinaire avec
les gens, qui étoient dans les Emplois.
Je le rencontrai par hazard deux ou trois
fois, dix jours à peu près avant ſa mort ;
& j’obſervai, qu’il tomboit extrémement,
quoique, à ce que j’apris alors, ſes
amis ne le cruſſent pas en danger. Ce
n’eſt que depuis trois jours, que ſe
trouvant fort mal, il s’eſt retiré dans ſa
chambre. On l’a mis au lit, & on a fait
venir le Médecin, & l’Apoticaire,
pour lui ordonner des remedes. Sur
cette Nouvelle, j’ai envoyé, deux ou
trois fois par jour, un Laquais chez
lui, pour m’informer de ſa ſanté ; &
hier, environ à quatre heures après
midi, on m’apprit, qu’il étoit abandonné des Médecins. Là-deſſus, pouſſé
par la Pitié, & ſur-tout par la Curioſité, je pris la réſolution de l’aller voir. Il
me reconnut parfaitement bien, parut
ſurpris de ma condeſcendance, & m’en
temoigna ſa gratitude, autant que ſa foibleſſe pouvoit le lui permettre. Ceux,
qui étoient autour de ſon lit, me dirent, qu’il avoit été en délire quelque
tems auparavant ; mais, il étoit alors
dans ſon Bon-Sens, s’il le fut jamais, &
il avoit la parole libre & forte. Après lui
avoir exprimé mon chagrin de le voir
dans un ſi triſte état, & dit pluſieurs
autres choſes obligeantes, je le priai
de me dire naturellement, ſi les Prédictions, que M. Bickerftaf avoit publiées touchant ſa mort, n’avoient pas
opéré ſur ſon Imagination avec trop de
force ? Il m’avoüa, qu’il les avoit eues
fort ſouvent dans l’eſprit, ſans en être
extrémement effraïé ; mais, qu’il y avoit
quinze jours, qu’elles avoient commencé à faire de profondes impreſſions ſur
ſon cerveau ; qu’elles s’en étoient entiérement emparées ; & qu’il croyoit, que
c’étoit-là effectivement la veritable Cauſe de ſa Maladie. Je ſuis très-perſuadé, pourtant, continua-t-il, que M. Bickerſtaf n’a parlé que par Conjecture, &
qu’il ne ſait pas mieux ce qui doit arriver dans le Cours de cette Année, que moi-même. Je lui dis, que ſon Diſcours me
ſurprenoit, & que je ſerois ravi que ſa
ſanté lui permit de me communiquer
les Raiſons, qui le convainquoient de
l’Ignorance de M. Bickerſtaf. Helas ! Monſieur, me répondit-il, je ne ſuis
qu’un pauvre Idiot, élevé dans le Métier le plus bas[1] ; mais, j’ai aſſez de bon-ſens, pour ſavoir, que toutes les Prétentions des Aſtrologues ſur l’Avenir ne ſont
que des Chimeres. La raiſon en eſt évidente ; toutes les perſonnes éclairées, & ſavantes, qui ſont ſeules capables de connoitre le fort & le foible de cette Science
s’accordent unanimement à la mépriſer,
& à la tourner en ridicule. Il n’y a que l’ignorant Vulgaire, qui y donne ; & cela, ſur
la Foi de Gens comme moi, & mes Camarades, trop ignorans pour ſavoir bien lire,
& écrire.
Je lui demandai là-deſſus, s’il n’avoit jamais tiré ſon propre Horoſcope, pour voir s’il s’accorderoit avec le Pronoſtic de M. Bickerftaf. Monſieur, Monfieur, me repliqua-t-il, en ſecouant la tête : il ne s’agit pas de railler à préſent, mais de me repentir de ces petites Fourberies, comme je le fais du fond de mon ame.
Ainſi donc, repliquai-je, ces Obſervations, & ces Prédictions, que vous avez fait imprimer dans votre Almanac, ne ſervoient qu’à duper le ſot Peupie. S’il n’en étoit ainſi, repartit-il, j’en ſerois moins coupable devant Dieu, & devant les Hommes. Nous avons une Méthode generale pour toutes ces choſes. A l’égard de notre maniere de prédire le Tems, nous en laiſſons le ſoin aux Imprimeurs qui ne font que copier à tout haſard quelques vieux Almanacs. Les Prédictions d’une autre nature étoient de ma propre Invention, & ne tendoient qu’à faire vendre mon pauvre Calendrier. Je n’avois pas d’autre moïen de gagner du pain, pour moi, & pour ma Femme ; car, c’eſt un Métier bien maigre, que celui de rappetaſſer de vieux Souliers. Helas ! ajouta-t-il en ſoupirant, heureux encore ! ſi mes Remedes n’ont pas fait plus de mal aux Hommes, que mes Pronoſtics. Il eſt vrai que j’avois hérité quelques bonnes Recettes de ma Grand-Mere, & que j’ai eu ſoin que, dans mes propres Compoſitions, il n’entrât aucun Ingrédient dangereux.
J’eus encore avec lui quelques autres Diſcours, dont je ne me ſouviens pas. Le mal n’eſt pas grand, & peut-être mon Recit ennuïe-t-il déja votre Grandeur. J’ajoûterai ſeulement à ce que je viens de dire, que dans ſon Lit de Mort il s’eſt déclaré Non-conformiſte, & qu’il avoit un Miniſtre fanatique pour Conſolateur & pour Guide ſpirituel.
Après une demi-heure de Converſation, je pris congé de lui, à moitié étouffé par l’air renfermé de ſa petite chambre. Perſuadé, qu’il n’en avoit pas pour long-tems, j’entrai dans un petit Caffé près de-là, après avoir laiſſé chez le Malade un Laquais, avec ordre de me venir avertir de l’inſtant de la Mort le plus éxactement, qu’il ſeroit poſſible. Il m’en vint aporter la nouvelle deux heures après : &, tirant ma Montre, je vis, qu’il étoit à peu près ſept heures & cinq minutes ; ce qui fait voir clairement, que M. Bickerſtaf s’eſt trompé dans ſon calcul de quatre heures. En recompenſe, ſa Prédiction eſt fort exacte, par raport aux autres Circonſtances de cette Mort.
La queſtion eſt s’il n’a pas été la Cauſe de cet Evénement, auſſi bien que le Prophete. Quoiqu’il en ſoit, la choſe eſt aſſez extraordinaire, ſoit qu’elle ſoit un effet du Haſard, ou de la Force d’Imagination du pauvre Partrige : &, quoique je ſois des plus incredules ſur ces ſortes de matiéres, j’attends avec impatience la Réuſſite de la ſeconde Prédiction de notre Aſtrologue. Elle nous annonce, que le Cardinal de Noailles doit mourir le 4. d’Avril ; &, ſi ce Pronoſtic eſt verifié auſſi exactement que l’a été celui qui concernoit Partrige, je vous avouë que j’en ſerai dans une grande ſurpriſe, & que je ſerai très-porté à attendre l’Accompliſſement de toutes ſes autres Propheties.

- ↑ Il avoit été Savetier.