Le Conseiller des femmes/07/03

GRAMMAIRE.
2e Dialogue.
EMMA, JULIE.
EMMA.

Avant de passer à la différente classification des mots, je crois, ma chère Julie, que nous devons nous appesantir davantage sur les terminaisons des noms en général.

JULIE.

En effet, il me semble que vous avez passé bien légèrement sur un point aussi capital en grammaire, et je verrai avec plaisir que vous y reveniez. Par exemple, en ce qui touche à l’orthographe de dérivation, vous avez dit qu’un mot qui peut être alongé doit conserver, sous le nom de lettre de famille, une lettre d’alongement ? Pourquoi, je vous prie, l’appelez-vous de ce nom ?

EMMA.

Parce qu’elle sert réellement à former une classe de mots qui lui sont dus. Vous ne trouvez pas étrange que dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, les enfans aient quelques traits de leur père, et vous lui donnez tout naturellement le nom de père de famille, parce qu’il est en effet le premier anneau d’une chaîne souvent fort grande. À son tour la lettre de famille donne naissance à une succession de mots qui ont entr’eux des ressemblances et dissemblances. Pour moi, je trouve tout simple de classer les mots dans un ordre que mon intelligence saisit au plus simple aperçu. Par exemple, j’écris gras avec un s sans hésiter, parce que je sens que de gras je peux faire grasse, grassement, et je sais bien qu’il me faut s et non pas c, parce que cette dernière lettre me donnerait grac, ce qui ne satisferait ni mon œil ni mon oreille.

JULIE.

Pourquoi doublez-vous l’s dans grasse ?

EMMA.

Parce que l’s, entre deux voyelles, a toujours le son de z, et qu’alors je n’aurai pas grasse, mais grase sonnant comme s’il y avait graze.

JULIE.

Votre manière de procéder est ingénieuse, et je conçois comment, en connaissant l’orthographe d’un mot très-court, vous pouvez, avec un peu d’attention, écrire tous ceux de la même famille. Maintenant faites-moi comprendre comment vous formez le pluriel des noms ?

EMMA.

Il est posé en règle générale que les noms forment leur pluriel en s quel que soit leur genre, ainsi on écrit : un homme, des hommes ; une femme, des femmes. Toutefois, il y a des exceptions, et les mots terminés au singulier par s , x ou z , n’ajoutent rien au pluriel ; et l’on écrit : le fils, les fils ; le puits, les puits ; le dez, les dez, etc. Il n’y a que les mots terminés au singulier par eau, au, eu et ou, qui prennent x au pluriel, comme : un tonneau, des tonneaux ; un jeu, des jeux ; un caillou, des cailloux.

JULIE.

Ne faites vous pas prendre un s aux mots licou, trou, matou, clou, filou et loup-garou ?

EMMA.

Oui ; mais ce sont les seuls de cette terminaison, qui rentrent dans la règle générale.

La plupart des noms terminés au singulier par al ou ail, forment leur pluriel en aux ; comme : le mal, les maux ; le bétail, les bestiaux ; le cheval, les chevaux ; etc.

Exception : bercail, gouvernail, portail, sérail, et autres semblables, prennent l’s au pluriel : ainsi l’on écrit : un sérail, des sérails ; un bercail, des bercails ; etc.

Le plus ordinairement les mots en eux n’ont pas de singulier, non plus que ceux en oux ; ainsi l’on écrit : un malheureux, des malheureux ; un guerrier valeureux, des guerriers valeureux ; un époux, deux époux ; un jaloux, deux jaloux.

Les mots dont le féminin est en aine s’écrivent au masculin par ain, en vertu de cette règle de dérivation qui veut que le même son se conserve dans les différens genres. Vain, fait vaine ; nain, fait naine ; sain, fait saine.

Les mots dont le féminin est en ine ont, toujours en vertu de la même règle de dérivation, leur masculin en in. Exemple : un lutin, une lutine ; un diablotin, une diablotine ; etc.

JULIE.

Je crois, ma chère Emma, vous avoir assez bien comprise pour que vous puissiez vous dispenser d’ajouter de plus grands développemens aux règles de dérivation ; ainsi je comprends que de gentil je peux faire gentille en doublant ll, parce qu’elle se prononce mouillée et que si je ne le doublais pas j’aurais gentile.

De badin, je fais badine ; de mondain, je fais mondaine, etc. De tous ces mots l’orthographe n’est facilement indiquée, je vois, même en écrivant très-vîte , que si je mets mondain par in, badin par ain, j’aurai au féminin mondine et badaine.

Maintenant passons, croyez-moi, à la classification des mots.

EMMA.

Je le voudrais, mais au temps que nous avons employé, à celui qui nous reste, je vois que nous ne le pourrions aujourd’hui ; si vous voulez ce sera le sujet de notre premier entretien ; mais d’abord attendez-vous à entrer dès ce jour dans une voie nouvelle ; car par un raisonnement tout rationnel, je prétends réduire à six les parties du discours, et dans ce nombre vous n’aurez nullement à vous inquiéter des pronoms que vous retrouverez tantôt sous la forme du nom, tantôt sous celle de l’adjectif. Le pronom, disent les grammairiens, est un mot qui tient la place du nom ; mais, messieurs, si le pronom tient la place du nom, pourquoi ne pas l’appeler nom ? Par exemple, quand je dis : je marche. Je ou moi, ou Emma, n’est-ce pas la même chose ? Logiquement parlant, oui ; et dès-lors vos distinctions de possessif, relatif, absolu, etc. ne sont que des inutilités dont au 19e siècle notre langage doit être affranchi.

(La suite à un prochain numéro.)
La Directrice,
Eugénie Niboyet.