Le Conseiller des femmes/06/02

La vieille Madeleine[1]
3e partie.

Quatre ans se passèrent encore de la sorte : Louis était grand et fort pour son âge ; il commençait à gagner chez le charpentier, assez pour défrayer du moins de sa dépense personnelle, et ce soulagement venait à propos ; car Madeleine, doublement vieillie par la fatigue du travail forcé qu’elle s’était imposé, et par les années, était sinon infirme au moins dans un état de faiblesse et de décrépitude qui ne lui permettait plus le même genre d’existence. Elle filait encore, et le produit de cette occupation, joint à de légers secours que de tems en tems lui envoyaient ses anciens maîtres, l’empêchaient seuls d’endurer les privations et la misère dont elle avait préservé la vie d’un orphelin.

Vers la fin de l’été de la quatrième année, comme on allait entrer dans cette saison où la nature attristée semble se couvrir d’un voile de deuil, où la feuille jaunie se détache de la branche qui l’a nourrie et vient couvrir la terre ; où l’homme que le souffle de la mort menace depuis quelque tems, succombe comme la plante sous l’influence de cette époque où règne la destruction, vers le commencement de l’automne, dis-je, la bonne vieille se sentit plus affaiblie, plus souffrante encore que de coutume, et quelque chose lui annonçant sa fin prochaine, elle écrivit à ses maîtres : leur réponse ne se fit pas attendre ; la voici telle que Madeleine la lut à sa grande satisfaction.

« Vos désirs seront remplis, ma bonne et chère Madeleine ; l’œuvre que vous avez commencée avec tant de générosité, que vous avez continuée avec tant de persévérance et de courage, ne restera point inachevée et imparfaite. Le dernier sacrifice que vous vous imposez, pour le bonheur de votre enfant, met le comble à votre désintéressement, et doit vous acquérir à jamais des droits à sa profonde reconnaissance, comme à l’estime de tous les honnêtes gens. Il va vous quitter ; vous quitter bientôt ma pauvre Madeleine ; mais, selon vos désirs, ce sera pour commencer l’état auquel vous le destinez, et qui vous coûte depuis si long-temps de continuels sacrifices. Je viens de recevoir la promesse de l’un de mes amis, officier de la marine royale, d’admettre Louis à son bord comme pilotin, en attendant que sa bonne conduite et les connaissances qu’il continuera d’acquérir dans son état de charpentier, le fassent recevoir en qualité de maître.

Dans un mois Louis devra se rendre à Brest, où le navire est mouillé, et s’y embarquera pour une longue expédition d’où, j’espère, il reviendra avec de l’avancement. Puisse-t-il vous retrouver alors, et vous rendre une partie de ce qu’il vous doit. En attendant, ma bonne Madeleine, vous allez avoir besoin de tout votre courage pour vous séparer de votre cher enfant ; mais je sais que ce courage ne restera point au-dessous du sacrifice.

Afin que des embarras d’argent ne viennent point ajouter à vos peines, vous trouverez ici une somme destinée au voyage et à l’équipement de Louis.

Croyez ma chère Madeleine, que ma femme et moi nous sommes heureux d’être pour quelque chose dans votre bonne action, etc. »

— Et maintenant, dit Madeleine en joignant pieusement les mains sur son cœur, tandis que deux larmes de joie coulaient sur sa figure ; maintenant je puis mourir en paix, car ma tâche est remplie.

La vieille femme se hâta de se rendre à l’église, où s’agenouillant devant l’autel, elle remercia Dieu avec ferveur de ce dernier bienfait, puis rentra chez elle et ce fut sa dernière sortie. Soit que l’émotion qu’elle venait d’éprouver fût trop forte pour son corps usé, ou que son heure fût ainsi marquée, Madeleine en passant le seuil de sa porte, au retour de l’église, se sentit défaillir et se mit au lit, où elle souffrit peu et s’éteignit doucement. Quand elle se sentit près de sa fin, elle fit prier le notaire du lieu de la venir voir, afin de recueillir ses dernières volontés, et de l’aider dans les dispositions qu’elle voulait faire.

Elle donna à Louis sa maison et son jardin, seules choses qu’elle possédât, mentionnant son désir qu’il ne s’en défît qu’en cas d’absolue nécessité ; afin, dit-elle que mes dépouilles mortelles reposent auprès de la demeure future de mon fils adoptif ; car il viendra se reposer un jour de ses voyages, et chercher ici une compagne : si ses enfans amenés par lui, viennent quelquefois autour de ma tombe, mes os tressailleront de joie à leur approche, et ce me sera doux de m’entendre nommer par eux.

Le curé arriva après le départ du notaire ; il venait exhorter au courage, parler de l’espoir d’une vie de récompense… Mais le courage était inutile à Madeleine, comme il l’est au voyageur tout prêt d’entrer au port et d’échapper aux tempêtes qui pourraient gronder encore au loin. Puis quand il parla de la justice de Dieu, en exaltant, comme il le méritait en effet, le dévouement si noble de Madeleine, elle étendit sa main desséchée sur la main du pasteur, et lui dit de sa voix défaillante mais pleine de sécurité :

— Monsieur le curé : j’espère ; oui, j’espère une vie de repos et de bonheur, car Dieu est un bon père qui m’ouvrira sa demeure comme à ses autres enfans, qu’il aime d’un égal amour et qu’il jugera dans sa miséricorde. Moi, je n’ai point l’orgueil de croire mériter un plus haut prix que mes frères, pour avoir accompli une œuvre de charité. Je le devais ; nous nous devons tous mutuellement amour et protection ; mais elle m’a toujours semblé égoïste et fausse cette maxime : « Qu’un bienfait n’est jamais perdu » ou du moins j’ai toujours vu qu’on ne la comprenait pas sous son véritable sens, puisqu’elle semble promettre service pour service, prix pour prix. Est-ce donc l’intérêt personnel, qu’on doit mêler ainsi à la plus pure des vertus ? Est-ce l’égoïsme qui peut être la base du dévouement ? Non ; monsieur le curé, non, continua la digne femme exaltée par l’approche de la mort, le seul prix du bienfait c’est le bienfait lui-même ; cette récompense là, je l’ai déjà reçue et bien grande et bien belle, par le bonheur que j’ai goûté, par celui que j’ai donné et aussi, ajouta-t-elle avec plus d’émotion, en regardant Louis qui sombre et désolé se tenait debout près du lit, par l’affection de ce cher enfant pour moi. Que Dieu le bénisse comme je le bénis : je meurs heureuse, en paix et pleine de confiance en la bonté divine.

Deux jours après cet entretien, le soleil se levant pur et beau éclaira de sa teinte légèrement adoucie par l’approche de l’automne, la campagne des environs de la ville de C***. Un simple convoi descendait lentement la colline qui conduisait à l’église paroissiale. C’était celui de Madeleine, que suivait en sanglottant l’enfant qu’elle avait élevé, et qui maintenant restait seul au monde, mais préservé par elle des atteintes du besoin. Après Louis venaient un grand nombre de personnes habitantes de C*** et de ses environs ; car Madeleine avait mérité et obtenu l’estime et l’affection publiques. Son cercueil fut déposé dans la demeure qui nous attend tous ; mais où tous, nous ne descendons pas avec la même sécurité, le même bonheur que Madeleine. Un peu de terre la couvrit seulement, nulle pierre tumulaire n’apprit orgueilleusement sa vie aux étrangers, une croix de bois, portant son nom, indiqua seule la place de sa tombe, humble comme la vie de la digne femme.

Celui pour qui elle avait accompli tant de sacrifices, qu’elle avait entouré de tant d’amour n’en était point indigne. Toujours il rendit un culte de souvenir et d’affection à sa bienfaitrice. Quand il lui eut rendu les derniers devoirs, quand il entra dans cette cabane solitaire où ne devait plus l’accueillir un doux et maternel regard, un mouvement de désespoir saisit le cœur du pauvre enfant. Il se jeta sur cette couche qu’elle venait de quitter pour jamais, et y resta long-tems le visage collé, et la couvrant de baisers et de larmes ; mais sortant tout-à-coup de cet excès de douleur :

— Ce n’est point ainsi, pensa-t-il, que je dois honorer sa mémoire ; non, ce n’est point par ce désespoir qui m’anéantit, c’est par une vie active, honnête et surtout charitable. Allons où elle m’a tracé elle-même une voie, et puissé-je y rencontrer quelqu’un à qui je rende une partie du bien que j’ai reçu d’elle. Voilà comme elle veut que je m’en souvienne.

Telles furent, sinon les paroles, du moins les pensées de l’élève de Madeleine. Il saisit le petit paquet dès long-tems préparé par les soins de sa mère adoptive, prit le bâton qui avait appuyé les pas de la pauvre vieille marchande, et dont il jura de ne jamais se séparer ; ferma soigneusement la porte de la chaumière, après y avoir mis tout en ordre, et prenant le chemin du cimetière, il y fit la première station de son voyage à Brest, et quitta enfin le pays qui l’avait vu naître, l’ame remplie de douleur, de regrets ; mais fortifié par les leçons qu’il avait reçues, et par la ferme volonté de se rendre digne un jour, d’être nommé le fils de Madeleine.

Mme Aimée Harelle.
  1. Nous regrettons de n’avoir pu insérer en deux numéros la nouvelle de Mad. Harelle ; l’intérêt qu’elle inspire nous eût fait un devoir de la donner en deux fois si le cadre de notre journal ne s’y fût opposé.