Le Conseiller des femmes/06/01

DES FEMMES EN GÉNÉRAL
et de leur véritable émancipation.
1er article.

Il est des vérités vainement contestées et qui se reproduisent sans cesse ; des vérités que ceux même qu’elles blessent doivent être des premiers à reconnaître et à proclamer hautement, seul moyen peut-être de soutenir les droits que leur donnent, dans le monde civilisé, les progrès de l’esprit humain.

Ainsi les femmes auraient tort de prétendre nier ce qui est de toute évidence, que la nature, autant que la société, crée des ilotes, et qu’elles ont été placées, par la nature et par la société, dans l’une de ces classes qui semblent destinées à un perpétuel esclavage.

L’homme tout fier de la supériorité que lui assurent et et sa force physique et ses deux ou trois onces de cervelle de plus, ne s’aperçoit pas qu’il fonde sa toute puissance sur son organisation seulement ; et il dédaigne de remarquer que la femme, avec des moyens physiques très-inférieurs aux siens, va plus loin que lui dans tout ce qui demande cette force morale, bien autrement grande et puissante que la force musculaire et que les facultés intellectuelles seules.

Il y aurait donc folie à vouloir lutter contre les conséquences inévitables d’une organisation différente ; il y aurait donc folie à prétendre que ces deux organisations si dissemblables doivent et peuvent produire les mêmes résultats. Laissons à l’homme la matière, animée par les dons plus ou moins heureux de l’intelligence ; notre part est assez belle pour que nous n’ayons rien à lui envier, puisqu’en dépit de la faiblesse de notre constitution, le monde moral nous appartient ; puisqu’avec un cerveau boiteux, nous concevons ce qui seul est la source de la vraie grandeur ; puisque nous y puisons, comme l’enfant puise la vie au sein de sa mère, sans avoir eu besoin de recourir d’abord aux lumières du savoir.

Ilotes par l’effet de l’organisation que nous donne la nature ; ilotes par l’effet des préjugés et des lois, nous aurions très-mauvaise grâce et fort mauvaise chance à nous révolter contre des êtres si supérieurs ; nous aurions mauvaise chance aussi et mauvaise grâce à prétendre les suivre dans le domaine de l’intelligence. Guidons seulement l’homme enfant dans celui du sens moral, et réjouissons-nous de voir quelques hommes faits devenir rois dans notre empire. Le nombre en sera toujours petit : car si les hautes conceptions intellectuelles sont au-dessus de notre portée, les sacrifices de tous les jours à la vertu ; le dévouement sans bornes au devoir ; l’abnégation complète de soi-même ; la patience dans le malheur ; le courage de la mère ; la générosité de l’épouse, l’amour filial de la fille, avec leurs immenses exigences, forment un petit cours de sciences morales, d’un abord très-difficile, et d’une étendue telle, que trois onces de cervelle de plus ne suffisent, en conscience, qu’à certains êtres privilégiés, pour arriver à le bien comprendre.

Mais, dira-t-on peut-être, il est étrange que le cerveau complet de l’homme, ne puisse atteindre au résultat auquel arrive si aisément le cerveau incomplet de la femme ?

Eh ! messieurs, c’est que l’ame n’est pas dans le cerveau. Je ne vous dirai pas où elle est, car je n’en sais rien ; apparemment elle a un trône chez nous, puisqu’elle y règne en souveraine ; et c’est à vous, qui savez tout et qui seuls pouvez tout savoir, à nous dire quel est son siège. Si vous le mettez dans les nerfs, eh bien ! les nerfs compensent chez nous, relativement à l’âme, ce que nous avons de moins que vous en matière à intelligence.

De tout ceci ressort encore une autre grande vérité ; c’est que si la supériorité de l’homme, sous le rapport intellectuel est incontestable, la supériorité de la femme, sous le rapport moral est de même incontestable ; d’où je conclus égalité. Oui, égalité : deux êtres, deux choses peuvent avoir un mérite égal, sans avoir le même genre de mérite ; cela s’est vu, se voit et se verra, tant que le monde sera monde.

Dans les temps anciens cette supériorité morale de la femme fut divinisée ; aujourd’hui, après bien des siècles de barbarie et d’erreurs, elle commence à être avouée dans les pays civilisés. Mais, soit à tort, soit à raison, l’homme la reconnaît sans inquiétude, sans jalousie ; ce n’est pour lui qu’une de ces supériorités secondaires, si l’on peut marier deux mots

L’un de l’autre étonnés,

que le plus fort laisse au plus faible, par condescendance et par indifférence surtout.

Il n’en est pas ainsi de ce que l’homme regarde comme sa propriété exclusive : l’instruction. Alarmé de la passion de savoir dont les ilotes lui paraissent enflammés, il leur prouve, physiologiquement parlant, que ce ne peut être pour eux qu’une passion malheureuse. Partout il croit voir des mains hardies s’élevant pour lui ravir son sceptre ; il croit sentir chanceler son trône ; il croit s’apercevoir que le feu de son auréole pâlit, et l’homme a peur de ces têtes sans cervelle qui veulent remplacer les fleurs et les rubans par la couronne d’épines du savant, par le bonnet carré du juge, de l’avocat, du docteur en médecine… Que sais-je !

Ce que c’est que le cauchemar !

Les femmes revendiquent seulement aujourd’hui le droit de dire avec tous ceux qui ont souffert, écrasés sous le poids d’une force brutale et sous celui non moins lourd des lois créées par le despotisme et des préjugés éclos de l’ignorance : « Nous faisons partie de cette race humaine dont les deux tiers au moins sont privés de l’instruction qu’on proclame en tout lieu, comme la source du bonheur des nations ; et dans les fondations nouvelles de la philanthropie partout on nous oublie ! Si quelques-unes d’entre nous sortent de la foule, l’homme se récrie ! Il voit déjà saper les bases de l’édifice social : les femmes ambitionner les honneurs et les richesses de la carrière administrative ? Usurper les pouvoirs des législateurs, oublier leurs devoirs et s’emparer, d’une main inhabile, des rênes de l’état, que tous dirigent avec une habilité si rare !.. Que l’homme se rassure ! La race des ilotes n’est pas prête de finir : mais ne peut-on faire pour les ilotes civilisés, ce que les philanthropes méditent de faire pour les nègres ! De l’esclavage et des dédains injustes naissent tous les vices ; d’une liberté sage et d’une sage instruction naissent toutes les vertus !… À nous aussi donnez donc la liberté ! »

Voilà ce que les femmes pourraient dire pour diminuer les frayeurs paniques de leurs seigneurs et maîtres, elles pourraient dire encore comment, pénétrées de la sainteté de ces devoirs, qu’on semble craindre qu’elles n’oublient, elles sont et veulent rester femmes avant tout ; comment, pour elles, l’instruction ne peut être un but, mais seulement un moyen de remplir leurs loisirs, de calmer une imagination trop ardente, d’embellir les jours d’un père, d’un époux, de se rendre plus capables de donner dans leurs fils, à la patrie, de vrais citoyens.

L’instruction n’est en effet, et ne peut être que cela pour la plupart des femmes. La liberté dont jouit le jeune homme, à qui nos mœurs, de même que la prévoyance de tendres parens, permettent de laisser l’entière disposition de son temps, dans l’âge où il est si bien rempli par l’étude, n’est jamais le partage de la femme. Lors même que tout concourrait à lui procurer de longs loisirs, elle trouverait, dans les bienséances, des obstacles invincibles à profiter des ressources sans nombre, qui sont offertes au jeune homme studieux. Le titre de femme, le plus beau de tous quand la femme sait être femme dans la noble acception du mot, est une barrière infranchissable qui l’entoure toute la vie, à tous âges, et la relient dans un cercle souvent étroit. Quelques-unes savent l’agrandir, ce cercle obscur où, si difficilement, l’homme laisse pénétrer les fugitifs rayons de la lumière parfois douteuse du savoir ; d’autres ont la hardiesse de franchir la limite posée par la nature… Demandez à celles-là si elles sont heureuses !

Ce qui distingue surtout la femme entre tous les êtres créés, c’est la passion du devoir ; aussi, j’ose le dire, c’est moins peut-être l’imperfection de l’organisation que cette passion du devoir qui s’oppose au développement de l’intelligence chez la femme. L’antiquité, le moyen-âge, le siècle dernier, et celui-ci encore, nous offrent d’assez nombreux exemples de ce que peut devenir cette intelligence lorsqu’elle est développée par l’étude. Il y a eu des femmes que les sciences abstraites avouent comme les dignes émules de l’homme ; il en est aujourd’hui dans lesquelles la science de l’économie politique trouve des interprètes. Je ne parlerai point des lettres : là les femmes règnent en souveraines ; chez elles seules brillent ce feu sacré, cette poésie du cœur tantôt fraîche et naïve, tantôt pénétrante et terrible, qui ne va point demander à la roue ou au gibet des émotions qu’elle sait trouver dans les tortures des passions, bien plus redoutables que la torture même. Mais, en littérature comme en savoir, malheur à celles qui, étant femmes, se font hommes ! « Elles ressemblent à Herminie revêtue des armes du combat. Les guerriers voient le casque, la lance, le panache étincelant ; ils croient rencontrer la force, ils attaquent avec violence, et dès les premiers coups ils atteignent le cœur[1]. » Et la méprise n’est pas toujours involontaire.

Oui, les femmes ont droit de se plaindre ; elles ont droit, comme toute l’espèce humaine, de vouloir éloigner la limite imposée trop long-temps à l’instruction ! mais qu’elles y prennent garde, que leur bon sens, ce sens commun si rare et qui ne manque jamais cependant à quiconque consulte sa raison, leur apprenne que l’instruction est bien peu de chose quand elle n’a pas pour appui l’éducation, ce fond précieux que nous voyons manquer trop souvent chez l’homme.

L’instruction est du domaine de l’intelligence, l’éducation est du domaine de l’âme ; l’organisation de l’homme le rend propre au savoir ; l’organisation de la femme la rend propre au développement du sens moral, c’est-à-dire de cet instinct si sûr qui fait distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste, à la femme la plus ignorante.

Dans un prochain article je dirai de quelle importance il serait, pour la société, que l’instruction fût donnée aux jeunes filles par des femmes. Nous aussi nous demandons notre part de liberté ; mais par ce mot de liberté nous n’entendons point celle de commettre impunément les méfaits permis, d’un bout du globe à l’autre, aux rois de la nature.

Mlle S. Ulliac Dudrezène.
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  1. Mad. de Stael.