Le Comte de Sallenauve/Chapitre 36

L. de Potter (Tome Vp. 171-210).


XXXVI

Adieux.


Avant d’entrer dans le détail de la visite faite par la Luigia à Ville-d’Avray, un mot sur quelques événements qui avaient été le point de départ de cette démarche.

Madame d’Espard n’avait rien dit qui ne fût vrai, et depuis la soirée musicale donnée au ministère des travaux publics, le ménage de Rastignac avait été de plus en plus troublé.

Le colonel Franchessini, qui, le premier et en ayant l’air de plaisanter, avait sonné l’alarme, s’était trouvé assez naturellement le confident des mortels déplaisirs de la comtesse Augusta, et, tout en ayant l’air de les plaindre, il n’avait pas manqué de les aigrir et de les aviver.

Enfant gâté, et, jusqu’à l’époque de son mariage, n’ayant jamais sous sa molle et douce existence senti seulement le pli d’une rose, devant le malheur, madame de Rastignac avait perdu la tête ; elle avait fait à son mari tantôt des scènes de violence, tantôt des scènes de désolation, et avait commis l’immense faute de finir par afficher une douleur bourgeoise, bruyante et de mauvais goût.

Elle était alors bien loin de compte avec cette sécurité insolente qu’elle avait témoignée au moment où Franchessini lui avait donné un premier avertissement sur la fascination à laquelle paraissait exposé son mari, et, poussée par son désespoir, en était venue à concevoir l’idée d’une démarche dont madame de l’Estorade avait reçu avec effroi la confidence. Elle voulait de sa personne se rendre chez la Luigia, qu’on lui avait dit une femme à tenir compte d’une douleur qui s’exprimerait par tant d’abaissement. Cependant, sur les vives représentations de sa prudente amie, transigeant avec son idée, elle avait fini par députer le colonel Franchessini, qui s’était engagé à obtenir tout le bénéfice espéré de cette détermination violente, et à en sauver néanmoins les dangereux côtés.

Ce bon apôtre de colonel, devenu le consolateur des pauvres veuves, savait très bien ce que, dans un temps donné, peut rapporter le rôle de pacificateur des ménages, et, se mettant de tout cœur à l’œuvre, il s’était si habilement acquitté de son ambassade, qu’il avait pu rapporter ces rassurantes paroles : « Dites à madame la comtesse que, dans moins d’une semaine, elle n’aura plus rien à craindre de moi. »

C’était le lendemain du jour où avait été rendu ce consolant oracle que la Luigia avait reçu le billet de Sallenauve ; maintenant nous pouvons les remettre aux prises et écouter la réponse que fit la cantatrice à exclamation effarée du député : Chère madame, qu’avez-vous fait ? Vous vous perdez !

— Comment ! je me perds, dit en riant la Luigia, parce qu’après tout Paris, qui y a passé, j’ai eu la curiosité de venir visiter ce chalet dont il n’a tenu qu’à moi de devenir propriétaire ?

— En recevant de moi un billet, répondit Sallenauve, vous aviez dû supposer que j’avais à vous entretenir de quelque grave intérêt.

— Je le crois bien, vous me demandiez une audience comme à un ministre.

— Mais vous, de votre côté, vous avez répondu ministériellement, car, sans parler de la forme officielle, vous y avez mis le délai.

— C’est justement pour cela que vous me voyez ici. Je trouvai si singulier qu’avec moi un rendez-vous demandé par écrit vous semblât nécessaire, que je crus devoir vous répondre du même style. Aussitôt mon billet parti, je craignis de n’être pas comprise et de vous paraître possédée d’une vanité ridicule, alors je suis venue.

— Fâcheuse inspiration, repartit Sallenauve, car, pour commettre une légèreté regrettable, vous prenez le moment précis où, plus que jamais, vous avez besoin de ménager votre considération.

— Je ne vois rien de bien compromettant à venir passer une heure chez un homme avec lequel pendant deux années j’ai habité sous le même toit.

— Les temps sont bien changés, et vous n’auriez pas pu prétendre alors…

La Luigia l’interrompit.

— Avant de parler d’affaires, dit-elle, je veux d’abord que vous me montriez ma propriété.

Après que l’on eut tout visité, les appartements, les serres, et pris par l’imagination un sommaire aperçu des beautés du parc, qui, dépouillé alors de son feuillage, n’offrait pas un grand intérêt de promenade, on revint au salon, et alors la Luigia se déclara prête à écouter la communication annoncée.

— Chère Luigia, lui dit alors Sallenauve, il s’agit pour vous d’une détermination grave, et j’ajouterai, d’un événement très heureux, on vous propose un mariage.

— Et c’est vous, dit l’Italienne, qui vous chargez d’être l’intermédiaire.

— Vous savez, reprit le député, que j’ai toujours désiré votre bien.

— Ah ! fit la Luigia avec un accent de légère ironie.

— Le parti qui se présente pour vous, quelle que soit la position à laquelle vous êtes arrivée, est, à vrai dire, magnifique et inespéré.

— Et c’est ?… dit la cantatrice.

— Un homme, continua Sallenauve, qui n’est pas de la première jeunesse, un grand nom, une grande fortune, beaucoup de considération dans le monde, et pour vous un amour dont rien que la recherche qu’il fait de vous suffit à donner la mesure.

— Enfin, dit l’Italienne, ce vieux fou de marquis de Ronquerolles.

— Comment ! il vous a dit ?

— Non, il s’en est bien gardé ; il vous eût privé du plaisir d’être son porte-parole, mais nous comprenons sans qu’on nous dise ; et quand, ayant compris, nous n’avons pas l’air d’entendre, on devrait bien se douter que le rêve n’est pas de notre goût.

— Je ne sais, dit Sallenauve, si votre refus est sage.

— Vous ne vous y étiez pas attendu, n’est-ce pas ? répondit la Luigia, la chose, pour vous surtout, est si incroyable !

— Je sais que vous n’êtes pas une femme comme toutes les autres ; mais, pourtant, marquise et femme d’un pair de France, voilà de ces avantages que ne vous donneront jamais ni votre fortune, ni votre talent.

— Que vous ai-je dit à Londres ?

— Vous m’avez dit beaucoup de choses.

— Oui, mais entr’autres choses, qu’à mes yeux, le premier de tous les hommes c’était un artiste.

— Sans doute, mais les idées se modifient ; l’expérience arrive avec les années.

— Moi, mes idées ne changent pas ; ce que j’ai trouvé bien une fois, je le trouve bien toujours ; ce que j’ai haï, je le hais ; ce que j’ai aimé, je l’aime ; et, de plus, comme j’ai éprouvé qu’à qui sait attendre, bien des choses arrivent, je n’ai pas la moindre envie de faire avec un marquisat la clôture de mon avenir, d’ailleurs, ajouta-t-elle gaîment, si je terminais tout par M. de Ronquerolles, que deviendrait mon pauvre lord Barimore, que deviendraient M. de Rastignac et tous mes autres adorateurs ?

— Le dernier nom que vous venez de prononcer, reprit gravement Sallenauve, devrait peut-être appeler de votre part une attention plus sérieuse : vous n’ignorez pas sans doute que, déjà l’occasion de débats douloureux, vous pourriez arriver à être la cause de vrais malheurs.

— Vous n’avez pas encore sur ce point l’avantage d’être le premier à m’informer : je sais tout, et de très bonne part, de madame de Rastignac elle-même ; elle a eu la grandeur d’âme de se fier à moi, de me faire dire ses tortures ; et moi, je lui ai fait répondre que, dans quelques jours, elle n’aurait plus souci de moi.

— Comment cela ? dit vivement Sallenauve. Croyez-vous qu’il suffira, pour lui rendre son mari, de le faire consigner à votre porte.

— Je fais mieux ; je la ferme, cette porte, et je pars ; les deux jours que j’ai mis à vous répondre ont été employés à toutes mes dispositions, et je viens vous faire mes adieux.

— Et où allez-vous ?

— Aux États-Unis et ensuite au Brésil. J’ai pour ces deux pays un magnifique engagement.

— Mais votre engagement avec le Théâtre-Italien.

— L’impresario américain paie le dédit nécessaire. M. Jacques Bricheteau a eu la bonté d’arranger tout cela.

— Il a tenu bien secret ce coup de tête que vous méditiez ; il me semble pourtant que rien ne le rendait nécessaire.

— Vous eussiez trouvé, sans doute, plus convenable que j’épousasse le marquis ?

— Je n’affirme rien à ce sujet ; rien, sans doute, ne vous forçait à un mariage de raison ; mais rien aussi ne vous condamnait à un parti si violent.

— L’ennui me tue, dit la Luigia ; j’espère que ce déplacement me fera du bien.

— Que voulez-vous ? dit Sallenauve, votre étoile vous destinait aux grandes aventures.

— Aucune existence n’eût été moins agitée, que la mienne, si je l’eusse eue selon mes vœux ; mais, quand on ne trouve pas le bonheur à la portée de son bras, il faut bien aller le chercher au loin, quitte à revenir, si le ciel vient à s’éclaircir aux lieux que l’on a quittés.

— Au moins vous nous donnerez de vos nouvelles ?

— Ah ! les journaux du pays, qui sont très tapageurs, vous parleront de moi, et puis j’écrirai à M. Bricheteau.

— Et à moi, non ?

— À vous ! dans quel but ? Quelques semaines passées, et vous ne penserez plus à la Luigia.

— Vous vous figurez donc que je n’ai ni cœur ni âme, et que l’intimité dans laquelle nous avons vécu n’a laissé chez moi aucun souvenir ! Après tout, est-ce moi qui ai brisé notre association ?

— Eh bien ! dit la Luigia, si cela vous fait plaisir je vous écrirai quelquefois, je suis heureuse d’apprendre….

Puis, tout à coup, ne pouvant plus retenir le masque d’indifférence qu’elle avait ajusté sur son visage, sa voix s’entrecoupa et s’éteignit dans les sanglots.

— Luigia ! dit Sallenauve en se levant vivement et en lui prenant les mains.

La diva les lui abandonna un moment ; mais, recouvrant bientôt toute son énergie :

— Allons ! dit-elle, il faut partir, car je joue ce soir et je n’ai que le temps de dîner et de me rendre au théâtre.

Il était évident qu’elle faisait tous ses efforts pour se replonger dans le matériel de la vie et pour en secouer l’idéal.

— Ne vous reverra-t-on pas avant votre départ ? demanda Sallenauve en la reconduisant jusqu’à sa voiture.

— Certainement non, dit-elle, ce soir j’annonce ma résolution à tous mes pauvres amoureux ; demain, en m’occupant de mes préparatifs, je donne ma journée à ce pauvre lord Barimore, qui sera seul reçu et que je tâcherai de mon mieux de consoler, et le soir je me mets en route pour le Havre.

— Adieu donc, dit Sallenauve du ton le plus visiblement affectueux et en lui serrant la main ; et il resta à la porte du chalet jusqu’au moment où la voiture fut prête à disparaître derrière un tournant du bois. À cet instant la tête de la Luigia s’avança hors de la portière et, Dieu le lui pardonne, encouragée sans doute par la distance, à travers l’espace, elle eut l’air de jeter un baiser dans l’espace.

Sallenauve rentra tout attristé, et il attendit avec impatience le retour de Jacques Bricheteau, qui ce jour-là était allé à Paris ; il voulait avoir de lui des détails sur cette résolution, dont il avait été le confident.

Presqu’à la même heure, une scène d’un tout autre genre se passait dans le cabinet de Rastignac.

Le petit ministre était passé à l’hôtel de la Luigia, et quand on lui avait dit qu’elle était absente, pour toute la journée, il était rentré à son ministère, d’une humeur massacrante, avait rudoyé les huissiers, son chef de cabinet, ses deux chefs de division qui lui avaient demandé des signatures urgentes, et surtout un domestique venu de la part de sa femme pour lui rappeler qu’elle dînait avec lui le soir chez son père, le baron de Nucingen.

À cette même heure, Maxime de Trailles, quittant M. de Chargebœuf, arrivait les poches pleines des renseignements qu’il avait recueillis, et faisait dire à Rastignac par son huissier, qu’il tenait extrêmement à le voir, ayant des choses de la plus haute importance à lui communiquer.

Comme il avait usé déjà sa mauvaise humeur sur pas mal de victimes, le ministre se trouva moins furieux quand on lui annonça Maxime. Il permit donc qu’on l’introduisît dans son cabinet, où il fut trouvé en proie à un reste d’agitation, qu’il tâchait de faire évaporer en se promenant à grands pas.

— Mon cher ministre, dit Maxime, j’ai découvert des choses fort étranges ; et prenant à son compte la curiosité heureuse de madame Beauvisage, il raconta tous les détails que lui avait communiqués M. de Chargebœuf.

Quand il eut achevé :

— Mais, mon cher, dit Rastignac, arpentant toujours la pièce où ils étaient réunis, vous en voulez donc bien à ce pauvre Sallenauve, que la préoccupation de le perdre vous suive et vous poignarde jusqu’au milieu de vos parties galantes ?

— Quand on a des oreilles, on écoute, répondit Maxime ; je ne m’attendais certes pas en pareil lieu à faire ces découvertes, elles me sont venues : je les ai prises.

— Eh bien ! mais, voyons, franchement, les trouvez-vous d’un grand intérêt ?

— Sans doute, dit M. de Trailles, ce n’est pas la pleine lumière, mais ce sont des données précieuses pour y arriver.

— Au fond, qu’est-ce que cela nous apprend ? dit le ministre, que Sallenauve a eu des commencements difficiles ; qu’il a été élevé par la charité de quelques commères ; en quoi cela peut-il compromettre son influence politique ?

— Ceci, habilement exploité par la presse, pourrait lui causer des désagréments assez vifs, et puis, en faisant prendre des renseignements dans l’Amérique du Sud…

— Décidément, mon ami, dit Rastignac en interrompant, c’est de la monomanie furieuse, et après avoir été prendre des auxiliaires à Romilly, dans le département de l’Aube, vous voulez maintenant en aller chercher à la Plata ! Écoutez-moi, il faut que je vous mette au courant de nos rapports avec Sallenauve ; cela vous dispensera à l’avenir de vous jeter dans des explorations laborieuses, et j’oserai presque dire ridicules. Sallenauve dans ce moment-ci se conduit très bien. Il a formellement refusé de s’affilier à la coalition, et il forme contre elle, à lui seul, une sorte de protestation vivante dont nous espérons tirer un excellent parti. D’ici à deux jours que reprennent les séances de la Chambre, il aura été travaillé, et nous n’avons pas du tout perdu l’espérance de le voir bientôt dans nos eaux. Vous comprenez qu’alors ils devient au moins inutile de m’entretenir de vos découvertes à travers les cloisons. Prenez garde, mon cher, vous tournez à transporter le commérage des portières dans la politique.

— Soit, dit Maxime, ce monsieur est provisoirement déclaré inviolable, j’attendrai. Mais, pour en venir à un sujet plus amusant, où en êtes-vous avec la Luigia ?

— Ne m’en parlez pas, mon cher, répondit Rastignac, trop amoureux pour ne pas donner tête baissée dans le piège, je suis furieux ; je suis tout à l’heure passé chez elle pour m’éclaircir de certains bruits singuliers ; elle était sortie et pour toute la journée.

— Des bruits de mariage ? dit Maxime.

— Oui, fit vivement Rastignac ; est-ce que vous auriez entendu en dire quelque chose ?

— Oh ! mieux que cela, je suis sûr de la réalité de la chose.

— Un mariage avec Ronquerolles ? continua le ministre sur le même ton de curiosité passionnée.

— Précisément, répondit Maxime.

— Mais de qui tenez-vous la nouvelle ?

— Ah ! de très bon lieu, de mon carrossier, qui m’a dit ce matin que le marquis était avec lui en marché pour une berline magnifique et qu’il faisait renouveler toute sa livrée.

— Mais c’est impossible, Ronquerolles a plus de soixante ans.

— Justement, le bel âge pour faire un vieux mari.

— Songez-y donc, mon cher ! Ronquerolles, un homme si plein de la hauteur de son nom, donner un pareil scandale !

— Mais vous, monsieur le comte de Rastignac, sans la comtesse Augusta, seriez-vous bien éloigné de le donner ?

— Moi, j’y regarderais à deux fois, et cependant je me suis fait franchement le ministre d’un roi-citoyen.

— Et encore plus franchement le gendre de Nucingen. Du reste, vous parlez de scandale, savez-vous que vous en faites un qui ne laisse pas de retentir aussi ?

— Ah ! mon cher, dit Rastignac avec impatience, allez-vous me faire aussi de la morale ? Dans votre bouche, je vous en préviens, ce serait du dernier bouffon.

— Eh bien ! pourtant, je ne dois pas vous le cacher, votre femme intéresse ; on commence à prendre parti pour elle ; encore si vous aviez le bénéfice de votre désordre !

— On me croit donc bien maltraité ? demanda curieusement Rastignac.

— Je ne sais pas ce que l’on croit, mais je sais, moi, que vous n’avez encore rien obtenu, si ce n’est, au milieu des autres soupirants, un peu de distinction stérile.

À ce moment, l’huissier entra et dit au ministre que M. l’ingénieur en chef du département du Nord demandait avec instance à être introduit.

— Dites que c’est impossible, répondit le ministre, que je suis en commission avec plusieurs pairs de France et députés, qu’il voie M. le sous-secrétaire d’État.

Puis, aussitôt après la sortie de l’huissier, reprenant :

— Qui vous a donc donné, dit Rastignac, des lumières si particulières sur mon heur ou malheur ?

Maxime ne savait rien que par le bruit public ; mais, connaissant la crédulité des amoureux :

— J’ai, dit-il, mes petites intelligences dans la place ; vous n’ignorez pas le parti que j’ai toujours su tirer des femmes de chambre ?

— Comment ! dit Rastignac, cette petite Anglaise à l’air si virginal que la Luigia a ramenée avec elle de Londres, vous auriez la prétention ?…

— Mon cher ministre, les Anglaises ont toujours l’air virginal, ce qui n’empêche pas que si vous vouliez être avec moi un peu plus aimable, je pourrais, par cette jeune fille qui doit avoir gardé de moi bon souvenir, servir utilement vos intérêts.

— Mais de quoi vous plaignez-vous ? En quoi manqué-je aux devoirs de notre ancienne amitié ? Est-ce en ne voulant pas vous donner Sallenauve à dévorer ?

— Non, mais cette position politique que vous m’aviez fait espérer, et qui eût d’emblée emporté l’affaire de mon mariage.

— À qui la faute ? En partant pour Arcis, vous me promettez un succès complet. Si j’échoue, me dites-vous, qu’on m’abandonne.

— Ainsi, malheur aux vaincus ! même quand ils ont eu à lutter contre des obstacles que personne ne pouvait prévoir.

— Je ne dis pas cela, mais cet échec a dû paralyser ma bonne volonté. Il faut maintenant une autre occasion : voyez, cherchez, inventez quelque chose que l’on puisse faire pour vous. Quant à la Luigia, vous disiez donc que sa femme de chambre…

— Non, dit Maxime, permettez-moi de vous interrompre et de couler à fond le chapitre de mes misères. Savez-vous une chose que vous pourriez faire pour moi ; que vous avez faite déjà, qui dépend absolument de vous, et dont vous n’avez pas eu à vous repentir, car la lettre de change de du Tillet a été payée rubis sur l’ongle ?

— Ah ! voilà votre plaie, dit Rastignac, l’argent ! toujours l’argent !

— Mais, mon cher ministre, cette somme que vous m’avez fait prêter avant mon départ pour Arcis, savez-vous que j’en ai dépensé plus de la moitié dans la lutte électorale : je ne suis pas venu, en arrivant, vous présenter mon compte, mais, en bonne conscience, quand la caisse des fonds secrets acquitterait cette dette, ce ne serait que justice, et alors, débarrassé de mes soucis, je pourrais être tout entier à l’affaire qui vous tient au cœur ; sans avoir l’air d’y toucher, cette petite Anglaise est bien la plus habile couleuvre…

— Enfin combien vous faudrait-il ?

— Ma corbeille de mariage m’a coûté trente mille francs, assurément ce n’était pas faire splendidement les choses ; tout est dû encore, et les fournisseurs me tourmentent.

— C’est une fort grosse somme pour notre caisse, qui, à la fin d’un exercice, est à sec.

— Mais vous n’êtes pas bien gêné pour anticiper sur les crédits ! À propos, j’oubliais de vous dire que Ronquerolles a très bien flairé le parti qu’il y avait à tirer de la demoiselle suivante, et, provisoirement, jusqu’au moment où je m’en mêlerai, elle est tout à fait dans ses intérêts.

— Voyons, dit Rastignac, si vous faisiez encore une lettre de change à du Tillet ?

— Non, dit Maxime (quand il vit le succès de sa bourde, l’appétit, comme on dit, lui vint en mangeant), ce n’est véritablement qu’une avance dans laquelle je rentrerai. D’ailleurs, si vous voulez, après mon mariage, je réintégrerai cette somme dans les mains de Gerin.

— Ah ! mon ami, ce que le gouvernement donne est donné, cela ferait un beau gâchis dans les comptes où vous comprenez que ces sortes de restitutions ne sont pas prévues.

L’huissier ouvrit encore la porte, mais cette fois à deux battants, en annonçant : Monsieur le ministre de l’intérieur !

— Eh bien ! mon cher, venez me revoir demain, dit Rastignac à Maxime, qui dut se lever et sortir.

— Qu’est-ce que vous faites de ce drôle ? dit le collègue de Rastignac.

C’est dommage qu’il soit si taré, répondit Rastignac, car il pourrait rendre des services ; il venait me parler d’un personnage important de la coalition qu’on en détacherait avec une somme de trente mille francs.

— Plus le droit de courtage.

— Non, le courtage en dedans : ces deux honnêtes gens s’arrangeraient ensemble.

— Et moi, mon cher, je viens intriguer auprès de vous pour le tracé de chemin de fer dont je vous ai parlé ; l’adjudication est très prochaine, et je me reproche de ne pas vous avoir dit toute la vérité, mon beau-frère y est quelque peu intéressé.

— Nous tâcherons de faire que ses intérêts ne soient pas trop lésés ; mais il faudrait me faire cette affaire de trente mille francs. L’homme dispose d’au moins vingt-cinq voix dans la Chambre ; et, l’autre jour, le roi me le désignait justement comme accessible à de certains arguments. Vous comprenez qu’il me serait agréable de pouvoir le servir au château, accommodé à votre sauce.

— Mais, mon cher collègue, vous savez que je n’ai pas le sou.

— Très bien ! mais vous n’êtes pas gêné pour anticiper sur les crédits ; dans quelques jours, les fonds nouveaux seront votés.

— S’ils sont votés.

— S’ils ne l’étaient pas, ce serait l’affaire de votre successeur ; moi, je vais me hâter de faire finir celle qui vous intéresse, afin qu’elle ait sa solution sous mon règne.

Rastignac promettant la casse, son collègue ne pouvait refuser le séné. Ils se séparèrent étant convenus de tout.

Mais le départ de la Luigia renversa tout ce bel échafaudage ; personne n’ayant plus besoin de personne, le marché ne tint par aucun côté, et l’adjudication du chemin de fer suivit la pente naturelle qui emportait le tracé dans une direction toute différente de celle à laquelle le beau-frère du ministre était intéressé.