Le Comte de Sallenauve/Chapitre 35

L. de Potter (Tome Vp. 139-168).


XXXV

Les diplomaties de madame d’Espard.


Le dîner auquel Sallenauve, quelques jours avant, avait été convié par Ronquerolles chez madame d’Espard, se passa sans aucune espèce d’incident ; la marquise était trop bien élevée pour paraître, la première fois qu’elle recevait un convive, vouloir de lui autre chose que lui-même : patiente comme toutes les grandes diplomates, elle remit, lors de la visite que le député ne pouvait manquer de lui faire après avoir accepté à manger chez elle, à traiter un certain nombre d’objets très graves dont elle avait le désir de conférer avec lui.

Dans la huitaine, Sallenauve se présenta à l’hôtel d’Espard. Il fut reçu dans ce coquet petit boudoir qu’avait si singulièrement inventorié le juge Popinot, à l’époque où la marquise pensait à faire interdire son mari. (voir l’Interdiction). L’accueil de la marquise ne fut pas seulement empressé et plein de distinction : du premier coup il alla jusqu’à quelque chose d’affectueux.

— Vous ne doutez pas, monsieur, lui dit-elle, que je me trouve très avant dans l’une des grandes affaires de votre vie. Un mot vous fera tout comprendre. Je suis une des bonnes et anciennes amies de mon voisin M. de Lanty.

— Vos deux hôtels, en effet, sont fort proches, répondit Sallenauve ; remarque presque bête, mais il se voyait mis sur un sujet délicat et regardait, avant de s’avancer, où il mettait le pied.

— Je n’ai rien ignoré, continua la marquise, de ce qui s’était passé, il y a quelques années, au sujet de Marianina ; c’est une charmante fille qui avait eu plus d’esprit et de prescience que nous tous ; elle avait deviné votre grand avenir et se conduisait en conséquence.

— Comme à presque tous les prophètes, répondit Sallenauve, mal lui en prit de son talent de divination.

— Oui, dit madame d’Espard, je trouvai qu’alors M. de Lanty avait été bien sévère pour elle ; mais, depuis il a mis une sorte de passion à réparer les torts qu’il avait pu avoir avec tout le monde.

— J’ai, pour mon compte, éprouvé cette bonne intention.

— Je le sais ; c’est moi qui m’étais ingéniée pour procurer entre vous une rencontre.

— Comment ! ce n’est pas le hasard ?

— Il n’y a pas de hasard, quand nous nous mêlons de quelque chose : ce que femme veut…

— Alors, madame, j’aurais donc des remerciements à vous adresser pour la bienveillante habileté que vous avez mise à lui persuader de meilleurs sentiments.

— Mon Dieu non ; la bonne pensée est tout entière à M. de Lanty : il avait profondément regretté que les ténèbres dont restait enveloppée votre naissance, ne lui permissent pas, dans les idées du monde, de vous vouloir pour gendre. Aussitôt que M. votre père vous eut rendu votre nom, M. de Lanty me parla de son vif désir de renouer vos anciennes relations. Toutefois, vous le comprenez, une mauvaise honte l’empêchait de prendre la grande route, et d’aller droit à vous. Après y avoir un peu pensé, j’eus le mérite d’inventer un petit chemin de traverse.

— Comment ! l’histoire de cette religieuse à doter ?

— Les religieuses sans dot ne manquent jamais, vous savez ; il y a longtemps que La Bruyère l’a dit, le monde est plein de vocations vraies ou éprouvées qui ne sont pas assez riches pour faire vœu de pauvreté. Seulement, ce qui est sorti de ma tête, c’est l’idée de vous présenter comme un legs de la succession de lord Lewin la bonne action au moyen de laquelle j’espérais vous amener chez nos bonnes Bénédictines.

— Votre petite conspiration, dit Sallenauve, a très bien réussi ; pourtant, si je n’avais été moi-même porter au couvent la somme qui était réclamée de moi ?

— Alors, la supérieure vous eût écrit qu’elle éprouvait le besoin de vous exprimer de vive voix sa reconnaissance, et vous étiez trop poli de ne venir point. Le couvent est à deux pas de l’hôtel de Lanty, et, soit dit en passant, la pauvre Marianina qu’on y a conduite de nuit, après lui avoir fait faire en voiture un long trajet, pendant longtemps ne s’est pas doutée que les arbres qu’elle apercevait par-dessus les murs de sa prison étaient ceux du jardin de son père ; vous voyez donc que rien n’était plus simple ; une fois arrivé, la supérieure vous faisait faire un peu d’antichambre et vous retenait ensuite à causer ; pendant ce temps, on avait tout le loisir de prévenir M. de Lanty, et c’est précisément ce qui s’est fait. Seulement, comme une rencontre du prix de six mille francs pourrait vous paraître un peu chère, je suis chargée de vous remettre…

— Vous n’y pensez pas, madame, dit vivement Sallenauve, et puisqu’il y a toujours des religieuses à doter !

— Soit. J’accepte pour la maison dont je suis une des bienfaitrices. Il y avait d’ailleurs à notre histoire un fonds de vérité, et une pauvre fille à laquelle Marianina s’intéresse profitera de votre générosité. Maintenant, pour en revenir aux projets de M. de Lanty, il est désespéré que vous ayez si mal réussi dans votre intervention auprès de sa fille et se demande si vous n’avez pas bien promptement cru à une résolution irrévocable ?

— Je suis convaincu, madame, que, de mon fait du moins, il n’y a absolument rien de nouveau à tenter ; le parti pris de mademoiselle Marianina m’a paru extrêmement sérieux, et je me ferais conscience d’insister en quelque façon que ce fût pour lui persuader d’y renoncer.

— Mais, dans l’avenir pourtant, si quelque chose se modifiait à ses idées ?

— L’avenir, madame, est bien grand, et qui pourrait se flatter de calculer toutes les choses dont il peut être rempli ?

— Nous recauserons de cela plus tard, dit madame d’Espard, en passant provisoirement sur le premier chapitre de ses diplomaties ; maintenant venons à une intervention plus efficace et plus heureuse que vous me semblez en mesure de nous accorder dans une affaire qui regarde deux de mes amis : ne vous paraîtrai-je pas trop indiscrète en réclamant pour cet intérêt vos bons offices ?

— Vous ne sauriez jamais, madame, être indiscrète, mais je puis souvent être inutile ou incapable.

Sans s’arrêter à cette fin de non-recevoir, qui pouvait être prise aussi pour de la modestie.

— Vous devez, monsieur, dit la marquise, avoir sur l’esprit de la signora Luigia une certaine influence, car, après tout, c’est à vous qu’elle doit l’éducation musicale qui l’a faite ce qu’elle est.

— Depuis que la Luigia a quitté ma maison, répondit Sallenauve, je l’ai vue un quart d’heure à Londres, et l’autre jour je lui ai adressé chez M. le ministre des travaux publics quelques paroles de félicitations très froidement accueillies. Voilà, madame, le bilan de mon influence auprès d’elle.

— Je comprends cette froideur ; vous n’avez pas sacrifié sur l’autel de sa beauté ; mais pourtant, dans une affaire grave, et intéressant profondément son avenir dans une question de mariage, par exemple, il me paraîtrait difficile qu’elle ne fît pas un grand état des conseils d’un homme de votre portée et auquel elle a de si grandes obligations.

— Si ce mariage était convenable, et puisque vous daignez vous en mêler, madame, il ne saurait être autre chose, je ne dis pas que je ne pourrais pas y être de mes conseils, mais pour ce qui est d’être écouté, je ne m’en fais pas fort le moins du monde ; à Londres, vous le savez, la Luigia passe pour avoir refusé un pair d’Angleterre.

— Et il ne s’agit que d’un pair de France, dit la marquise en soupirant plaisamment ; c’est justement pour cela que nous trouvons utile de nous fortifier de vous.

— Est-il trop tôt, madame, pour vous demander le nom de l’audacieux prétendant ?

— Eh ! mon Dieu ! vous vous en doutez bien, il s’agit du marquis de Ronquerolles, qui veut absolument faire cette folie. Moi, j’ai pour principe de me mettre en travers des sottises de mes amis, tout le temps que je puis juger ma résistance utile ; mais, une fois que je les vois décidés, j’ai le bon cœur de les y aider, et d’être un peu l’abbé Tiberge de Manon Lescaut ; dans ce cas, d’ailleurs, quelqu’un que j’aime aussi, profiterait au moins du mal que je ne puis empêcher.

Sallenauve se contenta de faire de la tête un signe d’assentiment. Il ne voulait pas s’avancer plus loin dans l’approbation que lui semblait mériter cette théorie de la charité relative.

— Il faut que cette fille, continua madame d’Espard, ait en elle quelque chose de vraiment séduisant, et vous devez, vous, monsieur, être un bien grand sage pour avoir échappé à cet entraînement général. Sans parler de l’émoi qu’elle avait jeté dans toute l’aristocratie anglaise, voici, à Paris, ce comte Halphertius, lord Barimore, le marquis de Ronquerolles, et enfin le comte de Rastignac, que j’avais toujours tenu pour un froidureau exclusivement occupé de son avenir politique, voilà dis-je, tous ces gens haletants et affamés après ses beautés.

— Comment, vraiment ! dit Sallenauve, M. le ministre des travaux publics aussi !

— Ah ! c’est-à-dire que c’est navrant ; il ne sort plus de chez elle, il en néglige toutes ses affaires. Les petits journaux commencent à s’égayer, et vous vous imaginez la douleur de sa pauvre petite femme qui, après un an de mariage, se voit délaissée avec ce scandale et cette publicité.

— Mais, de la part de la Luigia, croyez-vous à une complicité quelconque ?

— Jusqu’à présent il ne paraît pas que M. de Rastignac soit beaucoup plus heureux que les autres ; cependant on dit qu’elle lui fait des coquetteries ; c’est tout simple, il est le plus jeune, et a l’auréole du pouvoir. Voilà donc ce que je m’étais dit : si on pouvait décider cette fille à accepter le miraculeux bonheur de son mariage avec Ronquerolles, lequel, je vous le répète, est décidé à ce dénouement autant qu’on peut l’être, au moins on couperait court à la fantaisie de Rastignac.

— Je puis voir la Luigia, répondit Sallenauve ; mais avant de la pousser à une conclusion qui, en effet, aurait toute l’apparence d’un bonheur inespéré et miraculeux, j’oserai vous demander, madame, si en bonne conscience, vous pensez qu’elle n’ait jamais à se repentir d’avoir été si heureuse ?

— Ah ! vous ne connaissez pas Ronquerolles ; c’est une volonté de fer ; une fois le mariage réalisé, je vous garantis qu’il fera respecter son choix et que sa femme occupera réellement dans le monde la position qu’il se sera décidé à lui donner. Pour amoureux, il l’est autant qu’on peut l’être, et une femme belle comme la Luigia et qui flattera sans cesse son amour-propre par les succès de beauté et de talent qu’elle obtiendra dans les salons, sera bien sûre de le retenir dans le filet où il s’est pris. C’est un amour de vieillard qui s’offre à elle ; l’espèce, vous le savez, la plus absolue et la plus tenace.

— Après les assurances que vous voulez bien me donner, je n’ai pas de raisons, madame, de me refuser une occasion de vous être agréable. Quelque chose, cependant, me retient encore ; j’ai eu avec M. de Rastignac un commencement d’hostilités politiques, et il me déplairait qu’il pût penser que je lui fais la guerre sur un autre terrain que celui de la Chambre.

— De ce côté-là, vous pouvez être tranquille, Ronquerolles est un homme parfaitement sûr ; d’ailleurs quel intérêt aurait-il à faire savoir qu’il a eu besoin de votre recommandation auprès de sa femme ? Je vais plus loin : nous avons si peu la pensée de vous brouiller avec Rastignac, que nous pensons, au contraire, à vous raccommoder ; car, enfin, avec votre fortune et tout ce qu’il y a en vous de supérieur, vous ne pouvez pas vouloir vous enterrer indéfiniment dans cette impasse qu’on appelle le parti démocratique.

— Pourquoi, madame, si j’ai le malheur que ce parti soit le mien ? Il en est un peu des partis comme des religions : celle où l’on est né est provisoirement la meilleure, et il faut bien des raisons et bien de l’évidence pour être amené à en changer.

— Oh ! les raisons, on ne se fera pas faute de vous en fournir : déjà parce que vous ne vous êtes pas empressé de vous rallier à cette arlequinade qu’on appelle la coalition, vous voilà en butte aux brutalités de la presse ; soyez tranquille : quand vous aurez un peu plus pratiqué vos amis, vous verrez à quels gracieux tyrans vous avez affaire. Vous êtes des nôtres, monsieur, et rappelez-vous ma prédiction : Un jour ou l’autre, vous nous reviendrez. C’est, du reste, l’opinion de M. de Lanty, très bon juge des hommes et des choses politiques.

— Je le croyais, au contraire, assez étranger à cette espèce d’intérêts.

— Oh ! détrompez-vous ; M. de Lanty donne beaucoup de son temps à la culture des sciences naturelles, où il est un homme éminent. Cette passion, jointe à un peu de paresse naturelle, l’a toujours empêché de descendre au milieu de la bagarre politique, mais il n’est pas le moins du monde insouciant à cet ordre d’idées où il se contente pourtant d’être consultant. Il voit beaucoup les ministres, est très écouté dans les questions financières, et surtout dans les questions diplomatiques, ses immenses voyages lui donnent sur les autres intelligences un avantage et un poids considérables. Eh bien ! l’autre jour, à propos de ce mariage qu’il désire, et qui se trouve aujourd’hui engravé : « Si M. de Sallenauve, me disait-il, entrait dans ma famille, avec nos deux fortunes et nos deux intelligences réunies, nous deviendrions une puissance ; moi, je resterais derrière le rideau, n’étant plus d’âge à venir me mettre sur la brèche parlementaire ; mais je crois que pour le conseil je ne serais pas inutile à mon gendre, et je ne sache pas de hauteurs auxquelles il ne puisse prétendre. Ce qu’il y a de sûr, monsieur, c’est que les ministres ont déjà très peur de vous ; vous n’avez parlé qu’une fois, mais avec une parfaite distinction et avec une parfaite convenance, et puis il y a en vous une force d’étoile qui semble devoir triompher de tous les obstacles. Tout vous arrive, même l’amitié de M. de l’Estorade, avec lequel, à ce qu’il paraît, vous vous êtes réconcilié.

— Oui, M. de l’Estorade a eu la bonté de reconnaître ses torts.

— Quelle imprudence ! dit malicieusement la marquise.

— Vous êtes donc, madame, dit Sallenauve, affectant de ne pas comprendre, bien implacable dans vos inimitiés !

— Oh ! oui ! je suis mauvaise. Il y a surtout une classe d’ennemis que je ne reçois jamais à merci : ce sont les prudes, les bégueules qui veulent, comme on disait d’une dévote outrée, aller par-delà le paradis ! mais par exemple, mes amis, je les aime effrontément.

Quand il vit que, malgré le service qu’elle attendait de lui, emportée par sa nature féline, madame d’Espard était en voie de devenir tout à fait désobligeante pour une femme qu’il aurait le devoir de défendre, Sallenauve se leva et prit congé en promettant de faire connaître le résultat de sa démarche auprès de la diva. Étrange chose que le cœur humain ! quelques jours plus tôt il avait décidé avec lui-même que, pour lui, la Luigia n’était rien et ne pouvait rien être, et pourtant ce n’était pas sans quelque déplaisir qu’il se sentait engagé à aller la solliciter en faveur d’un autre. Il était certes trop honnête homme pour ne pas remplir en conscience la mission dont il s’était chargé, car en réalité l’occasion qui s’offrait à celle qu’il avait autrefois protégée, avait quelque chose de vraiment enviable et il se serait fait mauvaise conscience de l’en déposséder ; mais, en comptant bien avec lui-même, il ne se sentit aucune ardeur de réussir, et pensa avec une certaine complaisance aux bizarreries de la Luigia, qui n’étaient pas sans lui laisser l’espérance d’un heureux insuccès.

Avec tous ses premiers chapitres d’amours inédits ou interrompus, Sallenauve, sans qu’il s’en aperçut, arrivait à la situation de ces coquettes qui n’ayant la pensée d’en finir avec personne, se sentent cependant inquiètes et mécontentes quand elles viennent à s’apercevoir qu’un des attentifs qu’elles ont englués pourrait bien prendre sa volée.

Cependant il fallait s’exécuter, et, rentré chez lui, le négociateur, après y avoir un peu pensé, jugea qu’il ne devait pas se présenter ex-abrupto chez la cantatrice. En conséquence, il lui écrivit un mot pour savoir quand il pourrait en être reçu.

Deux jours s’étant passés sans qu’il vît arriver de réponse, il fut tout étonné de se sentir extrêmement préoccupé, et s’il se fût bien examiné, il eût reconnu que dans le procédé de ce silence prolongé et tout à fait imprévu, ce n’était point par le défaut d’égards et de politesse qui pouvait y être aperçu, qu’au fond il se trouvait le plus désagréablement impressionné.

Le troisième jour il reçut enfin le billet attendu et en en voyant la contexture solennelle : « La signora Luigia aura l’honneur de recevoir M. de Sallenauve, membre de la Chambre des Députés, demain à trois heures, dans son hôtel, rue de la Pépinière, » il se demanda si cette forme cérémonieuse était le fait d’une fille arrivée à une ridicule idée de son importance, ou s’il devait seulement y voir une ironie à l’adresse de la précaution que lui-même avait prise de ne pas se présenter sans s’être annoncé par écrit. Il était encore occupé de la solution de ce problème quand, ouvrant à deux battants les portes de son salon, le vieux Philippe annonça la signora Luigia.

Sallenauve resta tout stupéfait en entendant ce nom, il en crut à peine ses oreilles. Puis, allant avec émotion au-devant de la visiteuse :

— Bon Dieu ! chère madame, lui dit-il, qu’avez-vous fait ? vous vous perdez.