Le Comte de Cavour/06
- I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. de La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Historia documentata della diplomazia europea in Italia, per Nicomede Blanchi. — V. Documens inédits, etc.
Une question se dégage naturellement de ce travail d’une pensée hardie aux prises avec une révolution nationale grandissante. Le comte de Cavour, fils de vieille race piémontaise, premier ministre du roi de Sardaigne, porte-drapeau de la maison de Savoie, avait-il dès l’origine l’idée de l’unité de l’Italie? S’il eût été un unitaire de préméditation, de fanatisme ou de système, il n’y aurait eu qu’un mazzinien de plus au-delà des Alpes, et l’Italie en serait probablement encore à chercher sa voie. Le secret de sa force et de ses succès fut justement au contraire d’avoir l’esprit le plus libre de préjugés et de fanatismes, de compter toujours avec la réalité, de mettre la politique, selon le mot de Napoléon, dans a le calcul des combinaisons et des chances. « Il n’avait qu’un point fixe, la réintégration de l’Italie dans l’indépendance de sa nationalité et de ses pouvoirs par la disparition définitive de l’étranger, c’est-à-dire de la domination ou de la prépotence autrichienne; le reste, il le subordonnait sans difficulté aux circonstances, aux nécessités du temps, à l’occasion, ne refusant jamais un avantage, fût-il partiel et modeste, quand la fortune le lui offrait, comme aussi ne reculant jamais devant des perspectives plus étendues quand l’horizon s’ouvrait devant lui.
Aux « beaux jours » de Plombières, ses calculs ne dépassaient pas le royaume de la Haute-Italie, et il ne repoussait point dans son esprit l’idée d’une confédération où il eût naturellement gardé l’ascendant de « onze millions d’Italiens » agglomérés sous le drapeau de Savoie. Un instant, au lendemain de Villafranca, avant de se tourner vers l’Italie centrale et de se décider à l’annexion, il se serait contenté, faute de mieux, d’une semi-indépendance de la Toscane, pourvu qu’il n’y eût plus de princes lorrains à Florence. Même après les annexions, il aurait encore accepté de ne pas aller plus loin pour le moment, de se consacrer pour quelques années à l’organisation et à l’affermissement du royaume qui sortait à peine de six mois de négociations laborieuses. La question de l’unité n’éclatait réellement, impérieusement que ce jour du 5 mai 1860, où, pendant que le parlement de Turin discutait sur la cession de la Savoie et de Nice, Garibaldi, suivi de ses compagnons, les « Mille, » quittait la villa de Quarto, près de Gênes, pour s’en aller à travers la Méditerranée, avec le dessein d’enlever la Sicile, Naples, peut-être plus encore, au cri retentissant : Italie et Victor-Emmanuel ! C’était, si l’on veut, une conséquence de plus de Villafranca, une fatalité de la situation., une extension nouvelle du mouvement national qui avait déjà absorbé Florence et Bologne; mais c’était assurément aussi une étrange complication, une crise bien autrement grave que toutes celles qu’on venait de traverser. Jusque-là en effet, tout avait pu s’accomplir sans combat, par une sorte de victoire pacifique et coordonnée du droit national. La Toscane n’avait pas été conquise, elle s’était donnée librement. La Romagne était considérée par la France elle-même comme désormais détachée du saint-siège. Ces provinces appartenaient par le fait au système territorial de la Haute-Italie, et l’annexion jusqu’à la Cattolica n’avait rien qui ne fût dans la nature des choses. Au-delà, au midi, ce n’était plus qu’un inconnu plein de hasards et de périls. L’unification ne pouvait se poursuivre que par la révolution ou par la guerre. Elle touchait à l’indépendance d’un royaume qui avait des amis en Europe, à une autre partie des états de l’église, à cette question romaine qui remuait le monde catholique, à la sûreté de l’Autriche, qui ne pouvait que se sentir défiée et menacée dans son dernier refuge de Venise par cette concentration de puissance italienne.
Tous les problèmes éclataient à la fois dans cette scabreuse entreprise devant laquelle Cavour se trouvait jeté subitement par la terrible logique qui emportait Garibaldi vers la mer de Sicile. Le danger était partout, sous toutes les formes, et c’est ici-, dans cette suprême et décisive mêlée, que se déploie le génie de ressources, la souple vigueur d’un homme grandissant au feu de l’action, prompt aux expédiens, sachant rester un libéral et un conservateur même dans les choses les plus révolutionnaires, résolu avant tout à ne pas se laisser dominer par les événemens, même quand les événemens semblent lui faire violence.
« L’imprévu nous mène et mène tout le monde en Europe, » disait-on à ce printemps de 1860. C’est le mot de cette crise nouvelle qui commence par un héroïque attentat, qui se déroule pendant cinq mois en pleine vie européenne comme un drame de révolution, de diplomatie et de guerre, pour finir par la jonction violente du midi et du nord de l’Italie, par la conquête de l’unité.
Garibaldi partant à la dérobée, par un soir de mai, du golfe de Gênes, passant avec ses deux navires le Piemonte et le Lombardo à travers les croisières napolitaines, allant débarquer à Marsala et conquérant des royaumes au pas de charge, c’est l’histoire fabuleuse, c’est la légende. Cavour à Turin, c’est la politique, le génie des combinaisons au milieu de toutes les péripéties. Sans le premier, le drame n’aurait pas commencé ; sans le second, le dénoûment se serait perdu dans des convulsions désordonnées, et, par une bizarrerie de plus, entre ces deux hommes engagés à un moment donné dans une même campagne, disposant de l’avenir de l’Italie, il n’y avait ni accord prémédité, ni conjuration nouée d’avance. Garibaldi était parti le cœur ulcéré, facilement gagné à l’insurrection de Sicile par le ressentiment de la cession de Nice, et en partant il avait décoché à Cavour une flèche acérée dans une lettre où il disait au roi : « Je sais que je m’embarque dans une entreprise dangereuse... Si nous échouons, j’espère que l’Italie et l’Europe libérale n’oublieront pas que cette entreprise a été décidée par des motifs purs de tout égoïsme et entièrement patriotiques. Si nous réussissons, je serai fier d’orner la couronne de votre majesté d’un nouveau et peut-être plus brillant joyau, à la condition toutefois que votre majesté s’opposera à ce que ses conseillers cèdent cette province à l’étranger, ainsi qu’on a fait pour ma ville natale… » Cavour de son côté n’avait pas encouragé l’expédition. Sans soupçonner la sincérité de Garibaldi, il craignait ses emportemens et il se défiait encore plus de ceux qui en l’entourant, en l’entraînant, espéraient se servir de sa popularité. Une fois la campagne engagée cependant, il n’avait plus qu’une idée : se tenir prêt à tout, jouer à sa manière cette terrible partie où l’œuvre qu’il avait conduite jusqu’à Bologne pouvait recevoir d’un seul coup un complément inespéré, — où elle pouvait aussi sombrer brusquement.
Ce serait une naïveté singulière aujourd’hui de se demander si Cavour était un ministre d’une irréprochable orthodoxie, s’il violait ou s’il ne violait pas le droit public. Il jouait sa partie en homme qui n’aimait pas à perdre. Au fond, cette question de l’Italie méridionale qui naissait ainsi dans une aventure, il n’avait rien fait pour en précipiter l’explosion, il ne l’avait même pas appelée de ses vœux. Sa politique n’était pas tournée de ce côté; il aurait désiré plutôt nouer ce qu’il appelait « l’alliance des deux grands royaumes de la péninsule, » former le faisceau fédératif des forces italiennes du nord et du midi dans un intérêt d’avenir national. Une année auparavant, à la mort du roi Ferdinand et à l’avènement du jeune François II, fils d’une princesse de Savoie, Cavour avait saisi cette occasion pour envoyer à Naples le comte de Salmour avec une mission de paix. C’était une offre d’amitié et d’appui à un règne naissant. Aux premiers jours de 1860, le cabinet de Turin venait encore de renouveler cette tentative en envoyant à Naples l’ancien ambassadeur à Paris, M. de Villamarina, chargé d’éclaircir la situation. Avec Rome comme avec Naples, Cavour se serait prêté volontiers aux ménagemens et aux transactions. Malheureusement l’esprit de vertige emportait ces gouvernemens du midi, livrés à des préventions aveugles, à des passions irréconciliables.
A Naples, l’infortuné François II, sourd aux appels du « Piémont révolutionnaire » aussi bien qu’aux conseils de la France et de l’Angleterre, enveloppé d’intrigues de cour, d’influences autrichiennes et absolutistes, pliait sous le poids d’un règne compromis en quelques mois par une politique de réaction violente et puérile. A Rome, toutes les fantaisies belliqueuses s’agitaient pour reconquérir la Romagne. On avait décidé la formation d’une armée dans la prévision du départ de la garnison française, qui semblait alors prochain, et que les événemens allaient ajourner indéfiniment. On ne parlait que de recruter des soldats, zouaves de l’élite catholique et légitimiste de France, Belges, Autrichiens déguisés. Irlandais indisciplinés, — et une fortune ingrate destinait au commandement de cette armée des « saintes clés » un de nos plus brillans capitaines, condamné par le 2 décembre à une retraite prématurée, toujours impatient d’action, mêlant l’imprudence à la sincérité, — le général de Lamoricière, L’impétueux Lamoricière avait débuté dans son rôle de gonfalonier de l’église par un ordre du jour qui ressemblait à un défi, assimilant la révolution italienne à « l’islamisme, » identifiant la cause du pape avec la cause de l’Europe, de la civilisation. En un mot, Rome et Naples étaient devenues le double foyer d’une ardente hostilité, le centre d’une coalition dont l’Autriche était l’âme, et qui rêvait naïvement d’entraîner l’Europe dans une croisade pour la restauration de l’ordre ! Ces malheureuses cours du midi croyaient avoir à se défendre, je le veux bien. Elles ne voyaient pas dans leur trouble qu’au lieu de détourner le péril elles l’attiraient, qu’elles préparaient l’unité à leur manière, que pour une illusion compromettante elles faisaient de tous les instincts libéraux, de toutes les passions nationales, les auxiliaires du Piémonts les complices du premier mouvement qui éclaterait. L’insurrection de Sicile était un symptôme et un prélude.
Cavour n’ignorait rien; il savait qu’il y avait un plan qui pouvait avoir pour conséquence de placer à un moment donné l’Italie du nord entre les forces autrichiennes campées sur le Mincio, maîtresses des passages du Pô, et Lamoricière conduisant une armée du midi. Il avait vu ses offres déclinées, il apprenait la marche d’un corps napolitain dans les Abruzzes, — et voilà comment, sans avoir rien conseillé, sans méconnaître le danger, Cavour laissait Garibaldi s’en aller porter l’étincelle sur les élémens incandescens du midi! Non-seulement Cavour n’empêchait pas Garibaldi de partir, — il le couvrait, c’est bien certain, d’une protection qui s’étendait et grandissait dans la mesure des succès de l’expédition. Le président du conseil, qui avait eu le soin de se faire en même temps ministre de la marine, avait dans la Méditerranée un commandant d’escadre, l’heureux alors et depuis malheureux Persano, qui comprenait à demi-mot, — ho capito ! — qui jouait son rôle, aidant aux ravitaillemens et couvrant le passage de nouveaux convois de volontaires avec Medici et Cozenz. Cavour en faisait assez pour ne pas rompre avec un chef populaire que l’Italie suivait de ses vœux passionnés ; il ne voulait d’un autre côté ni tout livrer à un héros d’aventure, ni se compromettre devant l’Europe par un appui trop ostensible, par une complicité avouée. De là une politique mêlée d’audace et de ruse, dont personne n’avait le dernier mot, qui était la rançon d’une situation compliquée et violente. Ce n’était plus sans doute l’homme déroulant à grands traits dans un parlement le programme national et libéral, préparant l’alliance de Crimée, défendant la cause italienne au sein d’un congrès, ou combinant une guerre régulière comme celle qui venait de finir. C’était un politique engagé dans une phase obscure, où il avait à marcher l’œil fixé tout à la fois et incessamment sur l’Autriche qui pouvait profiter de la circonstance, sur l’Europe qui grondait, sur Naples qui ressentait la commotion, — où il avait encore son représentant, — sur Garibaldi, qui pouvait créer de singuliers embarras. Les difficultés étaient immenses, d’autant plus graves que même autour de lui Cavour avait à compter avec ceux qui l’accusaient de ne pas faire assez et avec ceux qui s’inquiétaient de sa témérité, tout en disant, comme d’Azeglio, que « seul il pouvait sauver la banque. » La question était avant tout dans la diplomatie et, au camp de l’audacieux chef des « Mille. »
Au premier moment en effet, dès le lendemain du départ de Garibaldi et du débarquement à Marsala, un orage de protestations s’était abattu sur Turin. L’Autriche saisissait aussitôt l’occasion de renouveler à Paris et à Londres le procès de la Sardaigne, qu’elle représentait plus que jamais comme la perturbatrice de l’Europe et qu’elle ne demandait pas mieux que de remettre à la raison. À Berlin, on ne se bornait pas à protester, on ne parlait de rien moins que de faire revivre l’alliance des cours du Nord pour protéger le droit des gens contre « l’ambition piémontaise. » À Saint-Pétersbourg, le prince Gortschakof disait avec vivacité au ministre sarde : « Si le cabinet de Turin est débordé par la révolution au point d’être entraîné à méconnaître ses devoirs internationaux, les gouvernemens européens doivent prendre cet état de choses en considération et régler là-dessus leurs relations avec le Piémont. Si la position géographique de la Russie le permettait, l’empereur interviendrait surement par les armes pour défendre les Bourbons de Naples, sans s’arrêter à la non-intervention proclamée par les puissances occidentales. « La France protestait de son côté, et l’Angleterre elle-même s’inquiétait, moins, il est vrai, des prouesses de Garibaldi, de l’insurrection die Sicile, que de tout ce qui pouvait en résulter. Quant aux gouvernemens de Naples et de Rome, ils remplissaient les cours européennes du bruit de leurs plaintes et de leurs récriminations. Cavour faisait bonne contenance sous cette tempête de protestations et de menaces.
Il avait commencé par s’assurer la liberté du silence dans le parlement en déclinant toute interpellation sur les affaires du midi. Avec la diplomatie, il ne pouvait pas se taire ; il se sauvait par des subterfuges, il gagnait du temps par des désaveux qui ne désavouaient rien. À ceux qui lui reprochaient ses complaisances révolutionnaires !, il répondait en disant à son ami sir James Hudson: : « De quel droit accuserait-on la Sardaigne de n’avoir point empêché le débarquement de l’aventurier audacieux en Sicile quand toute la marine napolitaine a été incapable de le faire? Lorsque des Autrichiens et des Irlandais s’embarquent sans gêne à Trieste pour aller au secours du pape, comment le gouvernement sarde, même le sachant, pourrait-il empêcher des exilés siciliens d’aller secourir leurs propres frères en lutte contre des dominateurs? Dans toute l’Italie, la fleur de la jeunesse italienne vole sous la bannière de Garibaldi : si le gouvernement sarde cherchait à arrêter ce mouvement national, la monarchie de Savoie détruirait son propre prestige, son propre avenir, et bientôt dans la péninsule prévaudrait la république avec l’anarchie et de nouveaux troubles en Europe... Pour arrêter le torrent des idées révolutionnaires, la monarchie constitutionnelle italienne doit conserver la puissance morale qu’elle a conquise par sa résolution de rendre la nation indépendante. Aujourd’hui ce bienfaisant trésor serait perdu, si le gouvernement du roi combattait l’entreprise de Garibaldi. Le gouvernement du roi déplore cette entreprise, il ne peut l’arrêter; il ne l’aide pas, il ne peut non plus la combattre... » Et pendant ce temps, celui qu’on appelait un « flibustier » poursuivait le cours de sa prodigieuse aventure; Garibaldi devenait en quelques jours un dictateur victorieux entrant à Palerme, disposant de la Sicile, menaçant déjà le continent, réduisant le gouvernement napolitain à des concessions de libéralisme et de politique nationale, qui six mois auparavant auraient pu être efficaces, qui n’étaient plus désormais qu’une vaine tentative, la rançon inutile d’une situation plus qu’à demi perdue.
L’art de Cavour était de se servir de ces succès mêmes auprès de l’Europe, d’éviter qu’on ne passât des protestations à des actes plus décisifs, de profiter des divisions et du désarroi de toutes les politiques. Le fait est que bientôt la Russie et la Prusse ne parlaient plus de se mêler directement des affaires italiennes; elles prodiguaient les témoignages de sympathie au roi de Naples, elles se bornaient à lui promettre un « appui moral. » Tout dépendait réellement pour Cavour de ce qu’on ferait ou de ce qu’on permettrait à Londres et à Paris. A Londres, le ministère pouvait désirer l’indépendance de Naples, il n’aurait rien fait pour l’assurer ou pour la défendre. L’Angleterre était engagée jusqu’à un certain point par ce qu’elle venait de faire pour l’annexion de la Toscane et de la Romagne, par toutes ses opinions. Le jour même où Garibaldi quittait les rives de Gênes, le 5 mai, lord John Russell chargeait lord Loftus de communiquer à Vienne des préoccupations et des idées qui prouvaient que l’Angleterre prenait déjà son parti de tout. Lord John Russell disait en propres termes, d’un ton dégagé : « Si la tyrannie et l’injustice sont les traits caractéristiques du gouvernement de l’Italie méridionale, les traits du gouvernement de l’Italie septentrionale sont la liberté et la justice. Cela étant, tôt ou tard les peuples de l’Italie méridionale se joindront politiquement à leurs frères du nord, et voudront être gouvernés par le même souverain... » Cavour n’aurait pas mieux dit. Au fond, l’Angleterre n’avait qu’une préoccupation bien réelle, une double inquiétude. Elle craignait que le Piémont ne se laissât emporter à des « actes d’agression contre l’Autriche, » — elle craignait bien plus encore que Cavour, dans tous les embarras qu’il affrontait, ne fût tenté d’acheter le concours de la France par des cessions nouvelles, par le sacrifice de l’île de Sardaigne et même de Gênes. Lorsqu’on lui présentait une note de six lignes demandant des garanties sur ces deux points, Cavour se hâtait naturellement de rassurer lord John Russell. Des deux mains, il signait l’engagement de ne point attaquer l’Autriche, et « de ne céder à la France aucun territoire au-delà et en addition de ceux qui avaient été cédés par le traité de Turin du 24 mars. » Voyant très finement ce qui tenait le plus au cœur de lord John Russell, l’habile Piémontais avait même le soin de mettre en première ligne l’article de la cession, que la note britannique n’avait mis qu’au second rang. Une fois rassurée, l’Angleterre se sentait plus libre de tout permettre, de tout encourager ou de ne rien empêcher.
Que ferait ou que permettrait à son tour la France? Cavour n’ignorait certes pas que là était toujours la grave et délicate question pour lui, que dans cette phase nouvelle tout dépendait encore de la France bien plus que de l’Angleterre. Il comptait sur la « complicité » dont il avait parlé le jour où il avait signé cette cession de la Savoie et de Nice, qui ne devenait un fait définitivement accompli qu’au moment où Garibaldi était déjà à Palerme. Il comptait aussi sur la force des choses, sur les inclinations secrètes et les intérêts de l’empereur, sur les mille liens qui enlaçaient Napoléon III, qui enchaînaient les destinées de l’empire au succès ou aux revers de la cause italienne. Il démêlait enfin avec une sagacité profonde que la politique napoléonienne ne pouvait pousser bien loin la protection à l’égard des légitimités en déclin. Il ne se trompait guère dans ses calculs. La France avait été sans doute une des premières puissances à protester contre le départ de Garibaldi, contre l’enrôlement des volontaires expédiés chaque jour en Sicile. Évidemment Napoléon III ne voyait pas d’un bon œil cette entreprise révolutionnaire, il ne désirait pas la disparition du royaume méridional, l’annexion à outrance. Ce qu’il en pensait néanmoins restait assez platonique ou assez obscur. A ceux qui lui parlaient de « l’Italie du sud, » l’empereur répondait mélancoliquement : « Que voulez-vous faire avec un gouvernement comme celui de Naples, qui s’obstine à n’écouter aucun conseil. » Napoléon III s’absentait pour le moment! « L’empereur est absent, écrivait le marquis Antonini, et le ministre des affaires étrangères (Thouvenel) n’est pas bien pour nous... Il m’a dit qu’on ne pouvait rien pour le gouvernement royal. Il paraît que ce gouvernement-ci croit une révolution inévitable, même à Naples... » Le cabinet des Tuileries déclinait toute responsabilité, il ne pouvait, dans tous les cas, rien faire sans se mettre d’accord avec ses alliés !
Lorsque enfin le roi de Naples, poussé à bout, réduit à tout subir, — ministère libéral, constitution, alliance avec le Piémont, — sollicitait la médiation de la France, Napoléon III disait aux envoyés napolitains ; « Il est trop tard; il y a un mois encore, tout aurait pu être prévenu, aujourd’hui il est bien tard, La France est dans une condition très difficile, on n’arrête pas la révolution avec des paroles... Les Italiens sont avisés, ils comprennent à merveille qu’après avoir donné le sang de mes soldats pour l’indépendance de leur pays, jamais je ne ferai tirer le canon contre cette indépendance. C’est cette conviction qui les a conduits à l’annexion de la Toscane contre mes intérêts et qui les pousse aujourd’hui sur Naples. Pour sauver le roi, je ne suffis pas, il faut que je sois aidé par mes alliés... — Comment, disaient les envoyés napolitains, la France peut-elle consentir à la réalisation d’une entreprise si contraire à ses intérêts, si avantageuse pour l’Angleterre, si radicalement révolutionnaire? — Tout cela peut être vrai, disait l’empereur, mais nous sommes sur le terrain des faits, la force de l’opinion est irrésistible;., l’idée nationale en Italie doit triompher d’une manière ou d’une autre... » Et le dernier mot était : « Agissez vite, fournissez les moyens de vous soutenir, c’est à Turin qu’il faut aller. Ce n’est pas à moi, c’est au roi Victor-Emmanuel que vous devez vous adresser. La Sardaigne seule peut arrêter le cours de la révolution; je vous appuierai à Turin... »
A Turin, Cavour était trop habile pour ne pas donner à l’empereur et à l’Europe la satisfaction d’une apparence de négociation avec Naples. Il sentait la nécessité de ménager des puissances qui, sans être d’accord entre elles, il est vrai, ne cessaient de l’assaillir de réclamations et de conseils. Un jour même, pour les satisfaire et plus encore pour se dégager, il laissait le roi tenter une démarche directe auprès de Garibaldi, essayer d’arrêter le « héros » dans sa course ou tout au moins de le détourner de porter la guerre sur le continent. En réalité, Cavour mettait une dextérité extrême à rouvrir des portes qu’il avait l’air de fermer. Il éludait, louvoyant avec les envoyés napolitains qu’on lui expédiait, se faisant un appui de l’Angleterre auprès de la France, de la France et de l’Angleterre auprès de la Russie et de la Prusse, et lorsqu’il se sentait trop pressé de faire quelque chose pour le roi de Naples, il répondait vivement : « Le gouvernement napolitain est dans une singulière condition. Après avoir refusé à plusieurs reprises notre alliance, après avoir laissé passer le moment favorable pour asseoir son autorité sur une large base de politique nationale, entouré des dangers qu’il s’est créés, il change subitement de système et nous demande notre amitié. Dans quelles circonstances est faite cette demande? François II a perdu la moitié de son royaume; dans l’autre moitié, le peuple, rendu défiant par les procédés antérieurs du gouvernement, ne croit même plus à des ministres libéraux et en est à craindre d’entendre d’un instant à l’autre le canon de la réaction dans la rue. Et, pour détruire cet incurable sentiment de défiance, pour combler l’abîme ouvert entre le roi et le peuple, on demande à Victor-Emmanuel de se faire le garant du gouvernement napolitain, d’inviter François II à partager avec lui l’auréole de popularité qu’une politique ferme et libérale et le sang versé sur les champs de bataille ont procurée à la maison de Savoie!.. Le véritable ennemi du gouvernement napolitain est le discrédit où il est tombé !.. » Cavour pouvait ne pas convaincre toujours; il savait intéresser les uns, décourager les autres, laisser chez tous la vive impression de son ascendant, et, à force de souplesse, il finissait par échapper à l’Europe en la tenant au moins en suspens, en lui préparant de nouveaux faits accomplis à dévorer.
Il n’avait pas seulement affaire à des gouvernemens européens dont l’indécision et les divisions pouvaient le servir. Il avait en même temps à mesurer heure par heure sa politique à ce qui se passait en Sicile, à la marche de cette révolution qu’il couvrait de toute manière sans pouvoir l’avouer, dont il prétendait bien se réserver le dernier mot; il avait affaire à Garibaldi, et ici ce n’est plus le jeu de la diplomatie, c’est le drame fiévreux, étrange, compliqué, entre Turin et Palerme, entre le génie politique et l’instinct déchaîné sous la forme d’un chef d’aventures à travers le midi de l’Italie. Garibaldi était certainement sincère en prenant pour mot d’ordre : Italie et Victor-Emmanuel ! Il n’était pas de ceux dont d’Azeglio disait avec inquiétude qu’ils criaient : Viva Vittorio, en ajoutant tout bas : re provisorio, et en se promettant de faire surgir la république d’une convulsion. Il aimait sincèrement Victor-Emmanuel; mais il aimait le roi à sa manière, comme il poursuivait l’unité de l’Italie à sa manière, à tout risque, à outrance, — et dans cette entreprise nouvelle il portait ses passions, ses emportemens, ses aspirations indéfinies, ses complaisances pour les révolutionnaires, ses défiances, ses animosités personnelles. Vous me direz que, s’il n’avait pas eu tout cela, il n’aurait pas été Garibaldi, et s’il n’eût pas été Garibaldi, il n’aurait probablement pas débarqué à Marsala, il ne serait pas allé à Calatafimi, à Palerme, à Milazzo, à Messine, enfin à Naples : c’est possible. Cavour ne se faisait point illusion sur le « héros, » il connaissait l’homme à fond, dans ses faiblesses comme dans sa force, et toute son habileté consistait à manier cette puissante nature de chef populaire en lui laissant toutes les libertés de l’action, — sauf celle de ruiner ou de compromettre l’œuvre commune.
Le hardi et vigilant Piémontais suivait d’un regard ferme le débarqué de Marsala devenu rapidement un dictateur de la Sicile avant d’être le dictateur du royaume méridional tout entier. Il ne lui marchandait ni les secours, que Persano avec ses navires était chargé de lui prodiguer, ni les marques de sympathie. Il lui faisait dire que « le roi et son gouvernement avaient pleine confiance en lui. » Il l’envoyait complimenter presque officiellement après le combat de Milazzo au mois de juillet. « Je suis heureux, écrivait-il à Persano, de la victoire de Milazzo, qui honore les armes italiennes et prouvera à l’Europe que les Italiens sont désormais décidés à sacrifier leur vie pour reconquérir patrie et liberté. Je vous prie de porter au général Garibaldi mes sincères et chaudes félicitations. Après cette belle victoire, je ne vois pas comment on pourrait l’empêcher de passer sur le continent... La bannière nationale arborée en Sicile doit parcourir le royaume et aller flotter le long des côtes de l’Adriatique... » Oui, sans doute, il parlait ainsi et il pensait ce qu’il disait; mais en même temps il ne laissait pas de faire sentir l’aiguillon à ce victorieux. Il n’hésitait pas à réclamer impérieusement auprès du dictateur l’arrestation de Mazzini, si celui-ci se présentait sur le sol sicilien, et il ne voulait pas souffrir qu’on lui laissât à Gênes, comme représentant du nouveau gouvernement de la Sicile, M. Bertani, connu pour ses opinions républicaines. Cette intervention du mazzinisme, l’influence des esprits extrêmes sur Garibaldi, l’anarchie qui commençait en Sicile, tout cela le préoccupait. « Le gouvernement du roi n’entend pas se laisser jouer, écrivait-il... La voie que suit le général Garibaldi est pleine de dangers. Sa manière de gouverner et les conséquences qui en découlent nous discréditent devant l’Europe. Si les désordres de la Sicile devaient se reproduire à Naples, la cause italienne courrait le risque d’être traduite devant l’opinion publique, d’être l’objet d’un jugement sévère, que les grandes puissances s’empresseraient de faire exécuter. » Cavour ne réussissait pas toujours sans doute à empêcher le mal ; il voyait ses hommes de confiance, comme M. La Farina, renvoyés par le dictateur, qui prenait plaisir à se venger du ministre de Turin. Lui, qui savait si bien échapper aux autres, il sentait Garibaldi lui échapper pour subir des conseils ou céder à des entraînemens redoutables.
Non évidemment, les rapports n’étaient point aisés entre le ministre de Turin et le maître de la Sicile, entre ces deux hommes conspirant ensemble, alliés par la force des choses, mais séparés par mille incompatibilités d’opinion, de caractère et d’instinct. Il y avait seulement entre les deux une différence que le capitaine d’aventure ne voyait pas. Le chef du cabinet piémontais avait une supériorité sur son terrible allié : il le connaissait et il le jugeait; il le tenait par la protection dont il le couvrait, sans laquelle rien n’eût été possible, à commencer par le débarquement de Marsala jusqu’au passage du détroit de Messine. Le ministre dominait le dictateur par l’ascendant de sa politique, par un inépuisable esprit de ressources, par l’action incessante, occulte, qu’il exerçait partout à Naples comme en Sicile. Sans désirer une rupture, en faisant au contraire tout pour l’éviter, en laissant volontiers à Garibaldi la popularité de ce rôle de conquérant de royaumes, Cavour ne se méprenait pas; il sentait qu’il aurait une lutte à soutenir un jour ou l’autre, s’il ne voulait pas être emporté avec l’Italie par les excès de passion ou d’imagination que l’audacieux soldat ne déguisait plus. A quel moment et sous quelle forme éclaterait un conflit qu’il n’envisageait pas lui-même sans anxiété? Il ne le savait pas encore : tout dépendait de la marche des événemens, de la manière dont se réaliserait la catastrophe désormais inévitable de la royauté napolitaine.
Au fond, Cavour aurait voulu que la révolution, déjà victorieuse en Sicile par Garibaldi, se fît à Naples avec une apparence de spontanéité, sans Garibaldi ou au moins avant le passage du dictateur sur le continent, et il n’avait rien négligé pour la préparer par toute sorte d’intelligences nouées dans la marine, dans l’armée, jusque dans les conseils du malheureux François II, même parmi les membres de la famille royale. C’eût été à ses yeux le meilleur moyen de rester maître de la crise, de garder le pouvoir de la limiter, en prolongeant l’immobilité de l’Europe.. « Le problème que nous avons à résoudre, écrivait-il, est celui-ci : aider la révolution, mais faire en sorte que devant l’Europe elle ressemble à un acte spontané ! Cela étant, la France et l’Angleterre sont avec nous; autrement, je ne sais ce qu’elles feront. » A défaut de cette révolution, plus ou moins spontanée, si elle n’éclatait pas, — dans la prévision de l’arrivée, d’une intervention décisive de Garibaldi, et des désordres, des agitations menaçantes qui pouvaient en résulter, Cavour prenait d’avance ses mesures et ses garanties pour toutes les éventualités. Comme un général engagé dans de vastes et délicates opérations concourant à un même but, il avait l’œil et la main à tout, il multipliait les instructions reflets d’une pensée toujours nette et résolue. Il écrivait à Persano : « .. L’objet réel est de faire triompher à Naples le principe national sans l’intervention mazzinienne... — Il s’agit de sauver l’Italie des étrangers, des mauvais principes et des fous... — Si la révolution ne s’accomplit pas avant l’arrivée de Garibaldi, nous serons dans des conditions très graves ; mais nous ne nous en troublerons pas. Vous vous emparerez, si vous pouvez, des forts, vous réunirez la flotte napolitaine et sicilienne, vous donnerez à tous les officiers des commissions, vous leur ferez prêter serment au roi et au statut, — puis nous verrons!.. Le roi, le pays, le ministère, ont pleine confiance en vous. Suivez les instructions que je vous trace, autant que c’est possible. S’il se présente des cas imprévus, agissez au mieux pour atteindre le grand but que nous nous proposons : constituer l’Italie sans nous laisser dominer par la révolution ! » En même temps il expédiait de nouvelles forces navales, des bersagliers dont on ne devait se servir qu’à la dernière extrémité. Il prenait les moyens de n’être pas devancé au jour décisif, et c’est ainsi qu’en protégeant la plus périlleuse des entreprises dans la mesure d’un intérêt national, il restait résolu à l’empêcher de dévier, à la défendre contre les entraînemens extrêmes, pendant que d’un autre côté il mettait sa dextérité de négociateur à la couvrir devant l’Europe !
Situation assurément extraordinaire, dont Cavour portait le poids sans fléchir, suffisant à tout et gardant sa liberté d’esprit ! Au milieu de ces complications croissantes, il trouvait le temps d’écrire à Mme de Circourt : « Si je me tire d’affaire cette fois, je tâcherai de m’arranger pour qu’on ne m’y reprenne plus. Je suis comme le matelot qui, au milieu des vagues soulevées par la tempête, jure et fait vœu de ne jamais plus s’exposer aux périls de la mer... » Il était pour le moment en pleine tempête, et à chaque instant il avait une fausse manœuvre à éviter, un péril à conjurer, une résolution à prendre. Je ne dis point certes que la violence et l’intrigue n’eussent leur rôle dans ces dramatiques affaires de l’Italie méridionale au mois d’août 1860. En réalité, la lutte où Cavour se trouvait engagé, qu’il était décidé à soutenir jusqu’au bout, dépassait de beaucoup la mesure de l’intrigue vulgaire ou même d’un antagonisme personnel entre deux hommes qu’un hasard ironique mettait en présence.
C’était la fortune de l’Italie nouvelle qui se trouvait en jeu dans ce conflit de politiques, de procédés ou de passions. Cavour, fut, même au milieu des mille détours où il semblait se perdre, suivait son chemin. Il restait le représentant d’une politique de dix ans, sanctionnée par le succès : politique habile, faisant du Piémont le noyau solide de toutes tes assimilations, et de la monarchie l’instrument de toutes les transformations nationales, libérales, en même temps que la garantie de tous les intérêts conservateurs, — sachant aller en avant, sachant aussi mêler la prudence à la hardiesse, la diplomatie à la guerre, tenant compte de la nécessité des alliances, de la situation de l’Europe et surtout de la France. Qu’avait-on à lui opposer? Une politique d’aventure et de défi qui prétendait déplacer le centre de l’action, ajourner la réunion du midi au nord, prolonger l’état révolutionnaire en se servant du nom de Victor-Emmanuel, faire de Naples la première étape d’une série d’entreprises contre Rome, gardée par la France, aussi bien que contre le quadrilatère, gardé par l’Autriche, contre la paix de l’Europe tout entière. Tant que la révolution, triomphante en Sicile, n’avait pas franchi le détroit, le choc des deux politiques pouvait encore être évité ou n’avoir pas une importance décisive; le problème restait circonscrit dans une île de la Méditerranée. A mesure que les événemens se déroulaient cependant, le jour où Garibaldi, arrivant sur le continent, n’ayant plus devant lui qu’une royauté et une armée en fuite, entrait à Naples au milieu de l’ivresse populaire et devenait d’un seul coup dictateur des « Deux-Siciles, » maître d’un royaume, ce jour-là tout changeait étrangement. La question se rapprochait et se précisait ; elle était d’autant plus grave que Garibaldi, dans sa confiance de victorieux, semblait plus que jamais disposé à ne rien écouter, et que par le fait maintenant rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
Entraîné par son propre instinct, poussé par son entourage, vivant dans une atmosphère excitante de guerre et de révolution, s’inquiétant fort peu de l’anarchie qu’il laissait se déchaîner sous son nom à Naples et dans les provinces, Garibaldi ressemblait à un halluciné impatient de s’élancer. Il ne dissimulait ni ses projets audacieux ni son animosité contre Cavour, et à ce moment même, dans une conversation avec le ministre anglais, sir Henry Elliot, qui était allé pour le modérer, pour le détourner au nom de l’Angleterre de pousser plus loin ses entreprises, il se dévoilait tout entier. « Je vous parlerai, disait-il à sir Henry Elliot, en toute franchise, sans vous rien cacher de mes desseins, qui sont justes et clairs. J’entends aller jusqu’à Rome. Quand nous serons maîtres de cette ville, j’offrirai la couronne de l’Italie unie à Victor-Emmanuel. Ce sera à lui de délivrer Venise; dans cette guerre, je ne serai plus que son lieutenant... Dans les conditions présentes de l’Italie, le roi ne peut se refuser à cela sans perdre sa popularité et sa haute position. Je suis certain, permettez-moi de vous le dire, qu’en conseillant de laisser Venise à son destin, lord Russell ne représente pas fidèlement l’opinion du peuple anglais... » Vainement sir Henry Elliot s’efforçait-il de dissiper ses illusions et lui déclarait-il que le peuple anglais, tout sympathique qu’il fût pour l’Italie, ne lui pardonnerait pas de provoquer une guerre européenne : Garibaldi ne s’arrêtait pas pour si peu. — « Mais enfin, disait sir Henry Elliot, avez-vous bien calculé, général, toutes les conséquences d’un choc des armes italiennes avec la garnison française de Rome? Si cela arrive, c’est aussitôt l’intervention de la France, qu’il est de l’intérêt de votre pays d’éviter. » À ces mots, Garibaldi s’emportait et s’écriait : « Eh quoi ! Rome est une ville italienne, et Napoléon n’a pas le moindre droit de nous en interdire la possession. Cavour, par la cession de Nice et de la Savoie, a traîné la Sardaigne dans la boue et l’a jetée aux pieds de l’empereur. Je ne crains pas la France, et jamais je n’aurais consenti à une aussi profonde humiliation. Quels que soient les obstacles, quand même il y aurait danger de perdre tout ce que j’ai gagné, rien ne m’arrêtera. Je n’ai pas d’autre chemin que Rome, je ne crois pas l’entreprise trop difficile, l’unité de l’Italie doit s’accomplir! » Et Garibaldi, tout enivré de son programme chimérique, ne se bornait pas à parler injurieusement de Cavour dans une conversation avec sir Henry Elliot, il écrivait à un de ses amis de Gênes une lettre retentissante où il déclarait que « jamais il ne pourrait se réconcilier avec ceux qui avaient humilié la dignité nationale et vendu une province italienne. » Il faisait bien plus encore : il expédiait à Turin un de ses confidens avec la mission de demander à Victor-Emmanuel le renvoi des ministres. Il écrivait sans façon au roi : « Sire, renvoyez Cavour et Farini, donnez-moi une brigade de vos troupes, envoyez-moi Pallavicino comme prodictateur, et je réponds de tout. » Encore un moment, la guerre était déclarée au sein d’une immense anarchie : on touchait au paroxysme de la crise.
Ainsi se dessinait une situation violente d’où pouvaient sortir tous les dangers à la fois. Une marche des volontaires du midi sur Rome, c’était fatalement l’intervention de la France, comme le disait sir Henry Elliot, et l’intervention de la France dans ces conditions pouvait tout changer, — même à Naples, où le roi François II avait encore des forces pour se défendre sur le Vulturne et à Gaëte, — même peut-être dans les provinces récemment annexées. Cavour n’entrevoyait pas seulement toutes les conséquences politiques d’une folie aussi caractérisée, il se révoltait dans son âme contre un choc entre Italiens et Français, car s’il n’était pas disposé à « humilier la dignité nationale » devant la France, il avait un sentiment profond de l’alliance cimentée dans le sang des deux pays, et je dirai même de ce que l’Italie devait à l’empereur. — Les menaces de conquête à main armée au sujet de Venise offraient un prétexte trop plausible à l’Autriche, impatiente de saisir une occasion et engagée justement à cette heure dans des négociations pour obtenir l’appui de la Russie et de la Prusse. — Subordonner la solution des affaires de Naples à la revendication de Venise et de Rome, ajourner l’annexion des provinces méridionales, ainsi que le prétendait Garibaldi, c’était laisser la carrière ouverte à toutes les passions, dans un provisoire anarchique et révolutionnaire qui pouvait menacer le royaume du Nord lui-même dans sa sûreté. — Céder aux sommations de Garibaldi réclamant le renvoi des ministres ou même d’un ministre, c’était abaisser le roi, le parlement, les institutions libres, les pouvoirs publics devant une dictature soldatesque. — S’abstenir, on ne le pouvait plus.
Que faire? Cavour n’en était pas à saisir toute la gravité de la crise, à chercher une issue. Depuis quelques jours déjà, il ne cessait d’écrire à ses agens : « Voilà le moment critique! Nous touchons au dénoûment ; il faut qu’il réponde à nos espérances et aux vrais intérêts de l’Italie! » C’est alors que Cavour, sans plus perdre une heure, puisait dans son audace, dans le sentiment de sa responsabilité, une de ces résolutions par lesquelles un homme arrivé à la dernière extrémité joue le tout pour le tout. Il ne voyait qu’un moyen de sortir de là, de trancher le nœud du problème : reprendre ouvertement l’initiative, la direction de ce mouvement près de s’égarer, en acceptant l’unité dans ce qu’elle avait de réalisable et en marchant sur la révolution pour l’arrêter dans ses folies meurtrières, pour l’empêcher de compromettre la cause nationale d’une manière peut-être irréparable; mais pour se rendre maître des événemens à Naples, pour unir le midi au nord, il fallait se frayer un chemin à travers l’Ombrie et les Marches, resserrer dans son dernier asile l’état pontifical, et pour avoir raison de Garibaldi, la force des armes ne suffisait pas, il fallait la force morale des institutions libres habilement opposées à une fantaisie soldatesque. Cavour se décidait à deux actes : — l’intervention et la convocation du parlement. Lui aussi, il s’appropriait, il murmurait dans sa pensée le mot fameux : andremo al fondo ! mais il s’arrangeait de façon à dégager de la crise nouvelle l’indépendance de l’Italie fortifiée et la monarchie de Savoie plus que jamais affermie.
Accepter l’unité en plein travail pour ainsi dire, en pleine conquête, considérer la révolution de Naples comme un fait accompli qu’il ne restait plus qu’à enregistrer, avant que le roi François II eût livré sa dernière bataille, pénétrer à travers les Marches jusqu’à la frontière napolitaine pour empêcher Garibaldi de refluer vers le nord ou d’aller se jeter follement sur Rome, c’était assurément un acte extraordinaire. Cavour lui-même n’en doutait pas; pour le coup, il ne croyait pas faire des choses régulières, et il ne saluait le droit international que pour lui demander avec son air dégagé la permission de passer outre. Il ne se sentait absous que par la nécessité nationale qui le pressait et par l’évidente imminence du péril. Encore avait-il besoin de colorer ses entreprises, et c’est ici qu’éclatait le danger de ces bruyantes manifestations d’hostilité, de ces armemens auxquels la cour de Rome se livrait depuis le commencement de 1860. On n’avait pas vu qu’en créant une armée on créait aussi la tentation de s’en servir, surtout avec un chef brûlant d’aller à l’ennemi. On oubliait que la force de la papauté était encore dans sa faiblesse matérielle, comme on l’a dit si souvent, et que tout ce qu’on faisait était trop peu pour une sérieuse action militaire ou trop pour le vrai rôle du saint-siège. Pie IX, dans son pieux et profond instinct le sentait, il n’avait qu’une médiocre foi en ces armemens qu’il regardait quelquefois avec une finesse moqueuse, en demandant si l’on croyait reconquérir ainsi les provinces perdues. Le cardinal Antonelli, plus touché de raisons humaines, le sentait moins. M. de Mérode, le belliqueux prélat, le pro-ministre des armes, ne le sentait pas du tout. Les défenseurs compromettans de la papauté temporelle s’étaient plu à faire de Rome un camp de catholicisme militant, le rendez-vous de cette armée cosmopolite qui excitait l’irritation des Italiens et dont le chef du cabinet piémontais avait six mois auparavant signalé le danger. C’était justement le prétexte qu’il saisissait maintenant, en envoyant dès le 7 septembre au cardinal Antonelli la sommation de « désarmer ces corps dont l’existence est une menace continuelle pour la tranquillité de l’Italie[2]. » Il trouvait encore un autre prétexte dans quelques députations de l’Ombrie et des Marches accourues à Turin pour demander la protection du roi.
Cavour n’avait pas le temps d’attendre s’il voulait devancer Garibaldi qui arrivait déjà à Naples; il se servait de tout, et en appuyant sa sommation de la menace d’une prompte exécution militaire, il se hâtait de commenter pour l’Europe cette brusque entrée en action. L’habileté de Cavour était de préciser la question, de faire de l’intervention piémontaise une garantie contre les déchaînemens révolutionnaires, d« mettre en réserve l’affaire de Venise, dont la solution devait être laissée au temps, et de prodiguer les marques de respect au pape en le rassurant au moins sur l’intégrité du patrimoine de Saint-Pierre. L’ordonnateur de l’invasion des Marches finissait même en témoignant, comme il le disait, « la confiance que le spectacle de l’unanimité des sentimens patriotiques qui éclatent aujourd’hui dans toute l’Italie, rappellera au souverain pontife qu’il a été, il y a quelques années, le sublime inspirateur de ce grand mouvement national. » Il avait besoin de toutes ses ressources pour se tirer de cette nouvelle campagne.
Que malgré toutes les explications et les protestations l’Europe dût s’émouvoir de ce coup de théâtre, que l’Autriche pût être tentée die chercher dans ces complications nouvelles l’occasion qu’elle ne cessait de poursuivre, Cavour s’y attendait bien, il s’attendait à tout. Il avait du moins pris la précaution, avant de s’engager, de confier ses projets à la France, d’avoir l’air de consulter le chef du gouvernement français. Il avait envoyé le ministre de l’intérieur Farini et le général Cialdini à l’empereur qui passait à Chambéry. Napoléon III n’avait nullement dit le mot qui lui a été si souvent prêté : fate presto! il avait écouté en silence, avec une certaine préoccupation, comprenant parfaitement l’acte qui se préparait, reconnaissant la sagacité de Cavour, mais se refusant à toute promesse, à tout engagement, et au lendemain de l’entrevue de Chambéry il répétait encore : « Si le Piémont croit cela absolument nécessaire pour se sauver lui-même et pour sauver l’Italie d’un abîme de malheurs, soit; mais c’est à ses risques et périls; qu’il réfléchisse bien que si l’Autriche l’attaque, la France ne peut le soutenir... » Pour celui qui avait traité souvent avec l’empereur, qui avait plus d’une fois entendu ce langage, qui était accoutumé aux réserves, aux indécisions de cette pensée compliquée, cela suffisait. Cavour connaissait Napoléon III. Il savait ce qui s’était passé à Rome précisément à propos de la formation de cette armée, — que lui Cavour allait disperser. Il savait l’imprudence de toutes ces manifestations semi-politiques, semi-religieuses, qui pendant quelque temps s’étaient succédé au Vatican, qui étaient dirigées contre l’empire autant que contre l’Italie[3]. Il savait enfin, pour l’avoir lu dans la brochure le Pape et le Congrès, que Napoléon III, protégeant le pouvoir temporel à Rome et dans la Comarca, abandonnait les Marches aussi bien que la Romagne.
Dès lors il savait d’avance la mesure dans laquelle la politique française pourrait se mouvoir, et quant à l’attaque de l’Autriche dont avait parlé Napoléon III, il n’en était pas à la pressentir. Il comprenait le danger d’une attaque autrichienne pendant que les principales divisions piémontaises seraient dans le midi. Il ne s’endormait pas; il avait déjà des rapports avec des Hongrois, il mettait tout en œuvre pour réunir des forces en Lombardie et il écrivait à La Marmora : « Dans les graves circonstances où est la patrie, je suis sûr que tu ne trouveras pas singulier que je me tourne vers toi avec la même confiance que je t’ai toujours témoignée quand nous étions collègues et amis... Je me flatte que tu ne me refuseras pas ton concours pour préserver le pays des périls qui peuvent le menacer. L’invasion des Marches, rendue nécessaire par l’entrée de Garibaldi à Naples, donne à l’Autriche un prétexte pour nous attaquer. La France le reconnaît et parait peu disposée à s’y opposer par les armes. Nous ne devons compter que sur nous. Je crois, il est vrai, peu probable un mouvement agressif de l’Autriche, qui dans les conditions intérieures de l’empire serait périlleux pour elle. Tout est cependant possible... » Au fond, il calculait que la France ne se dégagerait pas aussi aisément de toute solidarité avec l’Italie, et que dans tous les cas elle restait intéressée à contenir l’Autriche. De toute façon, il avait fait ce qu’il avait pu : il veillait sur le Mincio d’où pouvait partir l’attaque, il ne cessait de négocier avec les Tuileries, il était sûr de l’Angleterre, qui en ce moment même défendait avec une vivacité singulière à Vienne le Piémont et sa politique d’intervention, — et c’est ainsi qu’il s’élançait.
Faire vite! Cavour n’avait pas besoin que l’empereur lui dît ce mot, — qui eût été certainement étrange, venant de celui qui l’aurait prononcé et s’adressant à celui qui l’aurait recueilli. Le hardi politique était le premier convaincu que la rapidité, la dextérité et la précision pouvaient seules assurer le succès. Avant même que le signal fût donné, il avait tout préparé, — il avait pris pour le moment le ministère de la guerre avec le ministère de la marine et le ministère des affaires étrangères. D’un côté il hâtait la marche vers la frontière de l’armée relativement considérable, et à dessein considérable, qui devait engager la campagne sous le général Fanti et le général Cialdini. D’un autre côté, il écrivait à Persano : « le général Cialdini entrera dans les Marches et se portera rapidement devant Ancône ; mais il ne peut espérer se rendre maître de cette place s’il n’est secondé énergiquement par notre escadre... Dites-moi ce que vous croyez nécessaire pour le succès de cette entreprise, et comment vous entendez la réaliser... » Cette entreprise, savamment préparée, brusquement engagée dès le 11 septembre, elle était accomplie d’une manière foudroyante, en quelques jours, par le concours de l’armée et de la flotte. Aussitôt les protestations éclataient de toutes parts : elles venaient de la Russie, de la Prusse, de la France, qui rappelaient successivement leurs ministres. Cavour marchait escorté de protestations; il les écoutait, il ne s’en troublait pas. Aux admonestations de la Prusse, que lui portait le comte Brassier de Saint-Simon, il répondait : « Je suis fâché que le cabinet de Berlin juge si sévèrement la conduite du roi et de son gouvernement. J’ai la conscience d’agir conformément aux intérêts de mon souverain et de mon pays. Je pourrais répondre avec avantage à tout ce que dit M. de Schleinitz ; mais, de toute façon, je me console en pensant que, dans cette occasion, je donne un exemple que, probablement dans quelque temps, la Prusse sera très heureuse d’imiter. » A la France il ne répondait guère, et ne s’inquiétait pas de l’empressement que le cabinet des Tuileries mettait à se dégager. Il avait deviné ce que la cour de Rome en ce moment même ne voyait pas, ou ce qu’elle affectait de ne pas voir, c’est que la France pourrait protester par le rappel de son ministre, mais qu’elle s’en tiendrait là, que l’empereur se bornerait à couvrir la sûreté du pape et le patrimoine de saint Pierre dans un rayon tout militaire. Il laissait le cardinal Antonelli et la diplomatie française se débattre à Rome pour savoir si l’empereur avait dit qu’il se verrait « forcé de s’opposer à l’agression piémontaise, » ou s’il avait dit qu’il « s’opposerait par la force. » Grave question que Cavour se chargeait de résoudre par ses succès !
Pendant ce temps, en effet, l’armée piémontaise tranchait le nœud. Elle allait rencontrer un moment devant elle, il est vrai, une poignée d’hommes réunis par des convictions désintéressées, conduits par un chef digne d’une meilleure fortune ; mais que pouvait le malheureux Lamoricière dans la situation fausse où il se trouvait? Il n’avait plus même d’illusions, il avait vu de près les incurables désordres de l’administration romaine. Il savait qu’il n’avait pas une armée à mettre en face d’une armée sérieuse. Si un instant il avait cru ce qu’on lui disait d’une intervention de la France, il avait été promptement détrompé. Engagé d’honneur, il pouvait dire encore avec sa vivacité et son entrain de soldat : « Si nous sommes seuls, Dieu combattra pour nous; nous en appellerons à notre droit et à flamberge, notre bonne épée ! » Il ne pouvait qu’illustrer d’un dernier reflet une défense que le choc de Castelfidardo brisait, qui allait expirer dans la place d’Ancône pressée par l’armée de Cialdini et par la flotte de Persano, bientôt réduite par le feu à capituler. Cela fait, la question des Marches était tranchée. L’armée piémontaise, gagnant la frontière napolitaine, restait maîtresse de la situation, et, chose étrange ! l’infortuné François II, qui ne pouvait plus rien pour lui-même, venait, sans le vouloir et sans le savoir, de rendre un singulier service à Cavour : il avait arrêté Garibaldi sur le Vulturne, — et c’était fort heureux, car le terrible homme, plus entêté que jamais, aurait bien pu, s’il n’eût été arrêté, pousser sur Rome avant l’arrivée des Piémontais. Maintenant il ne le pouvait plus. Cavour voyait la fortune sourire à son audace de toute façon, par la promptitude de la conquête des Marches et par la résistance des « royaux » napolitains.
Le coup avait été habilement monté, c’est bien certain. La partie militaire était gagnée; la partie politique l’était bien plus encore, j’ose le dire, et si, dans une affaire comme l’invasion des Marches, il y avait de ces violences ou de ces subterfuges devant lesquels ne recule pas quelquefois un homme hardi aux prises avec les difficultés d’une situation hasardeuse, l’action politique, parlementaire, révélait ce qu’il y avait de supériorité, de libérale confiance dans cette nature si puissante et si fine. Au milieu de ces troubles, de ces conflits en apparence inextricables, Cavour recevait de toutes parts des excitations à prendre la dictature, à demander tout au moins des pleins pouvoirs au parlement. Il restait absolument sourd à ces suggestions, et comme un jour, au plus fort de ses embarras, Mme de Circourt lui avait, communiqué une lettre d’un personnage considérable qui lui proposait un expédient de ce genre, il répondait : « Je suis très flatté de l’opinion que votre illustre ami manifeste à mon égard, mais je ne puis la partager. Il se méfie trop de la liberté et il compte beaucoup trop sur l’influence que je possède. Pour ma part, je n’ai nulle confiance dans les dictatures et surtout dans les dictatures civiles. Je crois qu’on peut faire avec un parlement bien des choses qui seraient impossibles à un pouvoir absolu. Une expérience de treize années m’a convaincu qu’un ministère honnête et énergique, qui n’a rien à redouter des révélations de la tribune et qui n’est pas d’humeur à se laisser intimider par la violence des partis extrêmes, a tout à gagner aux luttes parlementaires. Je ne me suis jamais senti si faible que lorsque les chambres étaient fermées. D’ailleurs je ne pourrais trahir mon origine, renier les principes de toute ma vie. Je suis fils de la liberté, c’est à elle que je dois tout ce que je suis. S’il fallait mettre un voile sur sa statue, ce ne serait pas à moi de le faire. Si l’on parvenait à persuader aux Italiens qu’il leur faut un dictateur, ils choisiraient Garibaldi et pas moi, et ils auraient raison ! La route parlementaire est plus longue, mais elle est plus sûre… »
L’idée que Cavour portait dans les affaires était celle d’un grand libéral, du plus grand des libéraux, sachant assurément imaginer des expédiens s’il en avait besoin, mais mettant au-dessus de tout cette politique qui a été le secret de sa force, qu’il a pratiquée jusqu’au bout avec une sorte d’audace. Ce qu’il disait à Mme de Circourt sous la forme d’une confidence pleine d’abandon, il le répétait au même instant d’une manière plus énergique encore, plus raisonnée, en serrant de plus près cette situation où il se trouvait engagé, en précisant la nature, les conditions de ce mouvement italien qu’il avait à conduire. C’est à Salvagnoli de Florence qu’il écrivait : «... Vous vous rappelez combien les journaux anglais ont blâmé les Italiens d’avoir suspendu les garanties constitutionnelles pendant la dernière guerre. Renouveler cette mesure aujourd’hui, dans un moment de paix apparente, aurait les plus funestes effets sur l’opinion publique en Angleterre et sur tous les libéraux du continent. A l’intérieur, cela ne remettrait pas la concorde dans le parti national. Le meilleur moyen de montrer combien le pays est loin de partager les idées de Mazzini et les rancunes de quelques autres est de laisser au parlement toute liberté de censure et de contrôle. Le vote favorable qui sera accordé par la grande majorité des députés donnera au ministère une autorité de beaucoup supérieure à toute dictature. Votre conseil ne ferait que réaliser l’idée de Garibaldi, qui tend à obtenir une grande dictature révolutionnaire à exercer au nom du roi, sans contrôle de la presse libre, sans garanties individuelles et parlementaires. Je suis convaincu au contraire que ce ne sera pas le moindre titre de gloire pour l’Italie d’avoir su se constituer en nation sans sacrifier la liberté à l’indépendance, sans passer par les mains dictatoriales d’un Cromwell, mais en se dégageant de l’absolutisme monarchique sans tomber dans le despotisme révolutionnaire. Aujourd’hui il n’y a d’autre moyen d’atteindre ce but que de demander au parlement la seule force morale capable de vaincre les sectes et de nous conserver les sympathies de l’Europe libérale. Retourner à des comités de salut public, ou ce qui est la même chose à des dictatures révolutionnaires d’un seul ou de plusieurs, serait tuer à sa naissance la liberté légale, que nous voulons comme compagne inséparable de l’indépendance de la nation. »
Ainsi il parlait dans l’intimité comme en public, prétendant toujours résoudre les questions les plus compliquées, aussi bien que les plus simples, par la liberté, par les pouvoirs légaux au sein de la liberté, faisant tour à tour du régime parlementaire le plus grand moyen d’action ou le plus puissant instrument de modération. C’est dans ces idées que dès le début du conflit avec Garibaldi il avait décidé la convocation des chambres, et le jour où le parlement se réunissait à Turin, au commencement d’octobre, pendant que la crise du midi se déroulait encore, il ne rusait pas, il ne voulait surtout ni envenimer, ni dissimuler le conflit; il précisait la situation : urgence d’appeler les provinces méridionales à se prononcer sur l’annexion, nécessité de clore la période révolutionnaire par la création définitive d’un royaume de 22 millions d’Italiens, gravité de ce fait nouveau de l’intervention « d’un homme justement cher au pays, » témoignant sa défiance envers le cabinet. « Un dissentiment profond, disait-il, s’est élevé entre le général Garibaldi et nous; ce dissentiment, nous ne l’avions pas provoqué... Que pouvait faire le ministère? Passer outre sans savoir si le parlement ne partageait point les idées de Garibaldi sur sa politique? Si nous avions fait cela, on nous aurait reproché avec raison de n’avoir pas consulté le parlement dans une circonstance aussi critique... Nous retirer?.. Si la couronne fût venue à changer de conseillers à la requête d’un citoyen, quelque illustre et bien méritant qu’il puisse être, elle aurait porté un coup mortel à notre système constitutionnel... Nous ne pouvions que convoquer le parlement, nous l’avons fait... C’est au parlement de décider... Si votre vote nous est contraire, la crise ministérielle s’accomplira, mais en conformité des grands principes constitutionnels. S’il nous est favorable, il agira sur l’âme généreuse du général Garibaldi. Nous sommes sûrs qu’il en croira les représentans de la nation plutôt que les mauvais citoyens dont le triste travail est de séparer des hommes qui ont énergiquement et longtemps lutté pour la cause nationale... » Et la discussion se terminait par un vote à peu près unanime de confiance pour le gouvernement, accompagné d’un vote non moins unanime d’admiration pour Garibaldi, auquel le ministère n’avait garde de se refuser.
La victoire morale et politique restait à Cavour appuyé sur le parlement, et Garibaldi lui-même, il faut le dire, ne prenait nullement l’air d’un révolté. Il ne disputait plus sur l’annexion immédiate qu’un vote consacrait; il s’empressait d’aller à la rencontre du roi qui entrait avec lui à Naples, et si, en s’embarquant tout à coup presque obscurément pour retourner à Caprera, il gardait une secrète blessure, s’il n’oubliait pas, s’il se réservait de reparaître, il montrait du moins dans sa retraite du moment autant de désintéressement que de simplicité. Le reste, — la dernière résistance de François II à Gaëte, les embarras du lendemain d’une révolution, — n’est plus que l’épilogue du drame. La question napolitaine était tranchée, l’intervention piémontaise avait atteint son but.
Le jour où des élections nouvelles venaient de nommer le parlement de toutes les provinces et où ce parlement se réunissait à Turin pour consacrer l’existence d’un royaume d’Italie, une scène curieuse se passait sur la place du Château. Le vieux Manzoni, malgré son âge et sa santé affaiblie, avait tenu à faire le voyage de Milan à Turin pour assister à ce qu’il appelait le couronnement de l’Italie. Une foule passionnée entourait le palais Madame où délibérait le parlement, lorsque tout à coup Manzoni sortait appuyé sur le bras de Cavour. Aussitôt les applaudissemens éclataient, et le ministre souriant se tournait vers le poète en lui disant : « Voilà pour vous! » Le vieux poète retirait vivement son bras et se mettait lui-même à battre des mains en montrant Cavour. La foule redoublait d’acclamations enthousiastes, et Manzoni tout fier s’écriait : « Eh bien, monsieur le comte, voyez-vous maintenant pour qui sont ces applaudissemens? » Ministre et poète auraient pu se rappeler en ce moment cette première rencontre où ils s’étaient vus vingt ans auparavant chez Rosmini, à la villa Bolongaro, et où Cavour disait en se frottant les mains : « Nous ferons quelque chose ! » Il n’avait point effectivement perdu son temps dans ces vingt années, puisque dans le palais Madame se trouvaient réunis des représentants de Naples et de Turin, de Milan et de Palerme, de Brescia et de Florence, de Bologne et de Gênes ; « quelque chose » avait été fait, et ce « quelque chose » se révélait dans cette explosion de popularité qui accueillait un homme.
Tout n’était pas cependant fini, même par ces prodigieuses annexions qui venaient de s’accomplir. Cavour n’avait pas seulement à poursuivre la pacification laborieuse des provinces méridionales et à maintenir une situation toujours difficile, toujours périlleuse devant l’Europe, il avait à fixer sa politique sous les yeux mêmes de la diplomatie étrangère, à se mettre, pour ainsi dire, en règle sur deux questions qui allaient être sans cesse agitées, qui se dressaient fatalement désormais comme deux redoutables énigmes devant l’Italie unifiée et inachevée : Venise et Rome! L’une de ces questions, celle de Venise, restait la plaie vive par la domination autrichienne laissée au-delà du Mincio ; l’autre était une grande question morale plus encore que territoriale. Elles étaient toutes les deux en réalité aussi difficiles à résoudre qu’à éluder, et Cavour ne sortait d’une crise que pour se retrouver en face de nouveaux problèmes plus délicats et plus épineux que jamais. Avec un peu de révolution et un peu de guerre on avait pu enlever Naples et les Marches; on ne pouvait pas aller avec des volontaires en chemise rouge et des manifestes retentissans à Venise et à Rome; il n’y avait que Garibaldi qui le croyait, et la situation devenait d’autant plus sérieuse que ce n’était plus en vérité le moment de jouer le tout pour le tout, de risquer dans des aventures nouvelles l’existence d’un royaume de 22 millions d’Italiens, l’unité à peine conquise de nom, encore en travail.
Eh ! sûrement Cavour songeait à Venise autant que Garibaldi ; il ne pouvait l’oublier, puisque pour elle il avait éclaté si violemment après Villafranca et presque risqué une rupture avec l’empereur; il n« pouvait oublier non plus tout ce qui l’entourait, les dangers qu’une imprudence pouvait à chaque instant provoquer sur le Mincio, et cette imprudence, il ne voulait ni la commettre, ni la laisser commettre. C’était désormais pour lui une affaire de conduite et d’opportunité, où il tenait comme toujours à garder l’opinion pour complice sans la tromper. « Quelque ardente que soit notre affection pour Venise, pour la grande martyre, disait-il, nous devons reconnaître que la guerre contre l’Autriche serait impossible en ce moment; impossible parce que nous ne sommes pas organisés, impossible parce que l’Europe ne le veut pas. Je sais bien qu’il y a des hommes qui font peu de cas de l’opposition des cabinets. Je ne suis pas de leur avis. Je leur rappelle qu’il a été toujours fatal aux princes et aux peuples de ne pas tenir compte de ce que veulent les puissances. D’énormes catastrophes sont venues d’un trop grand dédain pour les sentimens des autres nations. » Et lorsqu’on lui demandait comment alors il entendait résoudre cette question de Venise, il répondait qu’il fallait convaincre l’Europe, désarmer les oppositions, qui ne venaient pas des gouvernemens seuls, — dissiper cette dernière illusion d’une réconciliation possible entre les Vénitiens et l’Autriche, montrer enfin que les Italiens, après s’être constitués en nation, étaient capables de s’organiser, de former un état solide, appuyé sur le consentement des populations. — « Alors, s’écriait-il, l’opinion changera en Europe... Lorsque la vérité ne pourra plus être sérieusement contestée, le sort de la Vénétie éveillera d’immenses sympathies, non-seulement dans la généreuse France, dans la juste Angleterre, mais dans la noble Allemagne. Je crois que le temps n’est pas loin où la majorité de l’Allemagne ne voudra plus être la complice des malheurs de Venise. Quand il en sera ainsi, nous serons à la veille de la délivrance. Cette délivrance s’opérera-t-elle par les armes ou par des négociations? La Providence seule en décidera. «
Évidemment Cavour se donnait le temps de consulter les circonstances tout en sachant bien néanmoins que d’un instant à l’autre le cabinet de Vienne pouvait être tenté de brusquer les choses, et en se tenant prêt aux événemens. La question de Venise n’avait encore rien que de relativement simple. La question de Rome était bien autrement complexe ; elle touchait à tout, à la constitution même de l’unité italienne par le choix de la capitale, aux croyances, aux intérêts et aux traditions du monde catholique, par le pouvoir temporel, aux relations les plus intimes avec la France par la présence prolongée d’une garnison française à Rome. Elle était à la fois nationale, universelle, religieuse, diplomatique, et c’est là que Cavour déployait réellement la puissance d’un esprit merveilleux de pénétration et de netteté, maître dans l’art des ménagements et des combinaisons, absolument dénué de préjugés vulgaires, poursuivant par le libéralisme la solution d’un problème en apparence insoluble.
Cette question de Rome, qu’il avait rencontrée bien des fois sur son chemin depuis vingt ans et qu’il ne pouvait aborder de front lorsqu’il ne représentait que le petit Piémont, il la retrouvait devant lui comme ministre de l’Italie unie, et ce qu’il avait à négocier en réalité n’était rien moins qu’une transformation complète des conditions politiques de la papauté. Il avait un avantage qui tenait à sa nature libre et ouverte, qui avait été plus d’une fois sa force dans toutes ces délicates affaires religieuses. Il n’avait ni haine ni préventions d’aucune sorte à l’égard de l’église. Il jugeait, il est vrai, le pouvoir temporel perdu ; il le croyait aussi incompatible avec la nationalité italienne que peu favorable à la religion elle-même ; il en pariait librement, sans violence, en homme avait un grand problème à résoudre, non des passions de secte à satisfaire, et justement parce qu’il voyait tout en politique supérieur, il pouvait se prêter à ce qui ne serait point incompatible avec l’objet qu’il poursuivait, tout disposé d’ailleurs à offrir à l’église pour son pouvoir perdu les plus larges compensations de liberté et d’indépendance. Un jour, vers ce temps-là, il écrivait à un de ses confidens : « A mon sens, il y aurait deux moyens : l’un ostensible, l’autre secret. Le premier serait de soumettre hardiment la question à l’examen de l’opinion publique : par exemple, si moi ou un autre membre du cabinet, ou même le roi, nous déclarions officiellement, ou dans un discours d’occasion, ou enfin devant le parlement, quelles sont les dispositions du gouvernement au sujet des affaires religieuses. Le second moyen serait d’envoyer un agent secret dont la présence à Rome devrait être ignorée de nos adversaires et partant d’Antonelli; cet agent aurait la pensée tout entière du gouvernement, de façon à inspirer la persuasion qu’il porte réellement des propositions sérieuses et qu’il peut tout recevoir... » Cavour ne se refusait par le fait aucun de ces moyens; il s’en servait alternativement, quelquefois simultanément, en homme qui alliait à une impétueuse logique de pensée la plus rare flexibilité de procédés pratiques.
Il faut bien savoir que, même au plus fort de ses luttes et de ses crises, Cavour ne restait pas longtemps sans avoir des rapports secrets avec Rome. Aux premiers mois de 1860, un aumônier du roi, l’abbé Stellardi, avait été envoyé auprès du pape, avec la mission de proposer un vicariat qui se serait étendu à l’Ombrie et aux Marches en même temps qu’aux Légations. Pie IX avait écouté avec douceur, avec une certaine émotion; il avait même discuté, il avait fini par refuser son adhésion. Au moment de l’invasion des Marches, ou au lendemain, Cavour, loin de chercher à envenimer la rupture, s’efforçait au contraire d’atténuer les ressentimens à Rome, et se flattait de pouvoir tirer parti des événemens. Il se hâtait de rendre sans conditions des prisonniers qu’on lui avait demandés, et dès la fin d’octobre il écrivait à un ami, médecin fixé à Rome, homme intelligent et habile, le docteur Pantaleoni : « J’envoie à Rome une personne chargée de rendre les gendarmes prisonniers. La même personne est chargée de s’informer si le saint-père commence à reconnaître la nécessité d’en venir avec nous à des accords qui pourraient être très convenables pour la cour romaine, qui assureraient son indépendance spirituelle bien plus efficacement que les armes étrangères. » Le docteur Pantaleoni, fort mêlé au monde romain, lié avec des membres du sacré-collège, avait eu de son côté la même idée. De là toute une négociation secrète qui remplissait les derniers mois de 1860 et les premières semaines de 1861, à laquelle se trouvait bientôt associé le père Passaglia. D’autres négociations s’entre-croisaient encore; la principale restait celle de M. Pantaleoni. Cavour ne laissait rien ignorer à l’empereur, qui, lui aussi, avait ses projets, mais qui finissait par se rallier au travail mystérieux déjà engagé. De quoi s’agissait-il? Le programme était, avec des avantages plus considérables, la première ébauche du système qui a trouvé depuis son expression dans la « loi des garanties. » Le pouvoir temporel disparaissait tacitement. Le pape restait souverain avec les prérogatives, les droits, l’inviolabilité, les honneurs de la souveraineté. Le saint-père devait avoir un large patrimoine immobilier dans le royaume, garder la propriété absolue du Vatican et de quelques autres palais ou résidences. L’église devenait complètement libre, indépendante dans son ministère spirituel. L’état renonçait à tous ses droits, à toute intervention dans les affaires de l’église. C’était le grand traité de paix depuis si longtemps médité, rêvé par Cavour et résumé dans ce mot, qui a retenti partout : « l’église libre dans l’état libre ! »
Jusqu’à quel point la cour de Rome entrait-elle sérieusement dans cette négociation ? Il est bien certain du moins qu’elle semblait d’abord s’y prêter. Le père Passaglia était l’intermédiaire le plus actif entre Rome et Turin ; le cardinal Santucci acceptait le rôle de négociateur. Les uns et les autres voyaient le pape qui les écoutait, si bien qu’un jour Cavour recevait à Turin cette dépêche : « Le cardinal Santucci a cru devoir tout dire au pape... il lui a parlé de la perte inévitable du temporel et des propositions amicales qui sont faites. Le saint-père s’est montré résigné. Antonelli a été mandé; il a fait d’abord une vive opposition, puis il s’est aussi résigné et il a demandé au pape de les délier, lui et Santucci, du serment, pour traiter de l’abandon possible du temporel. Ils verront Passaglia, et celui-ci me demande de leur part que quelqu’un soit désigné ici ou envoyé de Turin pour négocier. On prie que la personne choisie ne soit pas un avocat! » Et aussitôt le télégraphe en portait la nouvelle vers Paris à l’adresse de l’empereur, qui, à vrai dire, en s’intéressant au succès, ne paraissait pas espérer beaucoup. Cavour, lui aussi, ne se flattait pas sans doute de toucher si vite le but; il croyait néamoins voir une porte s’ouvrir, il redoublait d’efforts, il désignait les négociateurs qui lui avaient été demandés, et il écrivait au père Passaglia : « J’ai la confiance qu’avant Pâques prochain vous pourrez m’expédier le rameau d’olivier, symbole de paix entre l’église et l’état, entre la papauté et les Italiens... » Qu’arrivait-il cependant? Au moment où un premier pas semblait fait vers une négociation, tout changeait brusquement de face. Ou bien le cardinal Antonelli n’avait paru céder que par subterfuge pour mieux pénétrer les desseins de ses adversaires et se donner les moyens de les combattre, — ou bien il avait retrouvé l’espoir d’échapper à la nécessité, il avait cru voir les symptômes d’événemens prochains en Europe, les signes d’une intervention possible des puissances catholiques.
Évidemment un dernier effort avait été tenté pour retenir le pape, à demi entraîné vers la réconciliation. Toujours est-il que le cardinal Antonelli se hâtait de brouiller tous les fils de la négociation, et il donnait même l’ordre au docteur Pantaleoni de quitter les états romains sous vingt-quatre heures ! L’intrigue des adversaires de la paix l’avait emporté, pour le moment, tout semblait suspendu. Cavour n’avait pas réussi par le « moyen secret ; » il avait le « moyen public, » le parlement, et il trouvait une occasion naturelle à propos d’une interpellation qui lui était adressée sur les affaires de Rome au mois de mars 1861. Cette interpellation opportune, elle n’était pour lui qu’une manière de reprendre ou de continuer la négociation au grand jour, devant l’opinion italienne et universelle, en avouant plus que jamais dans toute son étendue, et j’ose ajouter dans sa grandeur, la politique dont il ne cessait de poursuivre la réalisation.
Déjà il avait dit en plein parlement : « L’étoile qui nous dirige maintenant, c’est que la ville éternelle, sur laquelle vingt siècles ont accumulé toutes les sortes de gloire, devienne la splendide capitale du royaume italique. » Ce qu’il avait dit déjà, il le confirmait avec plus de netteté, avec plus d’ampleur au mois de mars 1861. Certainement Cavour ne se laissait pas diriger dans son choix par des entraînemens d’imagination, par des passions d’artiste. Il avouait avec une spirituelle humilité que pour son goût il préférait à tous les monumens de Rome « les rues simples et sévères de sa ville natale. » Il aimait Turin, il ne le sacrifiait pas sans peine, et il lui arrivait de dire : « Ah! si l’Italie pouvait avoir deux capitales, une pour les dimanches, l’autre pour les jours ordinaires ! » Il ne se décidait que par une raison toute politique, parce que Rome seule pouvait dominer de son nom et de sa majesté les rivalités des villes italiennes, par conséquent mettre le sceau définitif à l’unité, — et il voyait un intérêt de premier ordre à le proclamer, pour couper court à tout débat, pour pouvoir dire à l’Europe : Vous le voyez, la nécessité d’avoir Rome pour capitale est reconnue et sanctionnée par la nation tout entière. — « Rome seule, s’écriait-il, doit être la capitale de l’Italie; mais ici commencent les embarras du problème... Il faut que nous allions à Rome, mais à ces deux conditions : que ce soit de concert avec la France, et que la grande masse des catholiques en Italie et ailleurs ne voie pas dans la réunion de Rome au reste de l’Italie le signal de l’asservissement de l’église. Il faut, en d’autres termes, que nous allions à Rome, mais sans que l’indépendance du souverain pontife en soit diminuée, sans que l’autorité civile étende son pouvoir sur les choses spirituelles... »
Ce n’était pas facile sans doute, ce n’était pas non plus impossible. Au sujet de la France, il n’hésitait pas à dire : « Il serait insensé, dans l’état actuel de l’Europe, de vouloir aller à Rome malgré la France... Nous avons contracté une grande dette de reconnaissance envers la France;... mais nous avons un motif plus grave de nous mettre d’accord avec elle. Quand nous avons appelé en 1859 la France à notre aide, l’empereur ne nous dissimula point les engagemens par lesquels il se tenait pour lié envers la cour de Rome. Nous avons accepté son aide sans protester contre les obligations qu’il nous déclarait avoir assumées. Après avoir tiré de cette alliance tant d’avantages, nous ne pouvons pas protester contre des engagemens que jusqu’à un certain point nous avons admis... » Il n’y avait qu’un moyen de dégager la France et de désintéresser avec elle le monde catholique tout entier, c’était de donner à l’église ce que ne pouvait plus lui donner un pouvoir temporel désormais perdu, péniblement étayé depuis vingt ans par un appui étranger, impuissant à se soutenir par lui-même ou à se régénérer par des réformes impossibles; c’était d’assurer la dignité, l’indépendance du souverain pontife et de l’église par la séparation des deux pouvoirs, par une large application du principe de liberté aux rapports de la société civile et de la société religieuse. « Il est clair, poursuivait-il, que, si cette séparation venait à s’opérer d’une façon nette, irrévocable, si l’indépendance de l’église s’établissait de la sorte, l’indépendance du pape se fonderait sur die bien meilleures bases qu’aujourd’hui. Son autorité deviendra aussi plus efficace, n’étant plus liée par tous ces concordats, par tous ces pactes qui ont été et qui seront indispensables tant que le pape sera souverain temporel... L’autorité du pape, loin de diminuer, grandira de beaucoup dans la sphère spirituelle qui lui appartient... » Si ce n’était qu’un grand espoir, si on ne devait pas réussir du premier coup, il ne fallait pas se décourager, il ne fallait pas cesser de répéter : « qu’un accord avec le pape précède ou non notre entrée dans la ville éternelle, l’Italie n’aura pas plutôt déclaré la déchéance du pouvoir temporel qu’elle séparera l’église de l’état et assurera sur les bases les plus étendues la liberté de l’église... » Ainsi il s’avançait dans cette carrière qu’il ouvrait et agrandissait d’une main hardie, disant tout avec un art infini des nuances, résumant toute sa politique dans un ordre du jour proposé par M. Buoncompagni, corrigé par lui-même, qui avait ce triple objet : satisfaire les Italiens par la proclamation de Rome capitale, sauvegarder les relations avec la France, rassurer et désintéresser les catholiques par les garanties les plus libérales en faveur de l’indépendance du saint-siège et de l’église.
N’était-ce qu’une illusion ou une fascination d’esprit, ou un artifice de discussion ? Cavour croyait sincèrement ce qu’il disait, et il croyait agir dans l’intérêt de l’église elle-même autant que dans l’intérêt de l’Italie. Un jour, comme un de ses plus intimes confidens, M. Artom, lui exprimait des doutes, des craintes, il s’écriait avec sa vivacité entraînante : « J’ai plus de confiance que vous dans les effets de la liberté... Ne voyez-vous pas que le moment est venu de résoudre cette question du pouvoir temporel, qui a été de tout temps la pierre d’achoppement de la nationalité italienne, et que le seul moyen de la résoudre est de rassurer le monde catholique sur le sort que l’Italie fera à la papauté? On fait injure au catholicisme lorsqu’on prétend qu’il est incompatible avec la liberté. Ma conviction est au contraire qu’aussitôt que l’église aura goûté de la liberté, elle se sentira comme rajeunie par ce régime salubre et fortifiant... Lorsque l’Europe sera convaincue que ce n’est pas au catholicisme que nous en voulons, elle trouvera naturel et convenable que le drapeau italien flotte à Rome de préférence à tout autre drapeau. L’entreprise n’est pas facile, mais elle est digne d’être tentée... » Cavour, assurément plus que tout autre, était fait pour la tenter. Il n’avait point encore réussi sans doute, mais, après avoir dégagé de toutes les convulsions et de toutes les divisions une Italie nouvelle, il avait fixé au loin, à l’horizon, un dernier but en traçant la route pour y arriver. Il touchait à ce point culminant d’une destinée où un homme puissant par la liberté, environné d’une popularité sérieuse, ayant sans doute encore des luttes à soutenir, ne peut plus être arrêté que par la mort, venant le surprendre en plein travail, — en plein triomphe!
CHARLES DE MAZADE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 mars, du 15 avril, du 1er juin, du 15 juillet et du 15 septembre.
- ↑ Les événemens humains se reproduisent quelquefois à des demi-siècles de distance avec d’étranges analogies. Cavour ne se doutait peut-être pas que par ses procédés sommaires il imitait un peu ce que Napoléon faisait en 1808, le jour où il voulait faire entrer brusquement à Rome, le général Miollis. Napoléon écrivait à son ministre des affaires étrangères, M. de Champagny : « Vous devez faire connaître au sieur Alquier (ministre auprès du pape) que le général Miollis, qui commande mes troupes et qui a l’air de se diriger sur Naples, s’arrêtera à Rome, que le général prendra le titre de commandant de la division d’observation de l’Adriatique... » M. Alquier, aussitôt qu’il apprendrait l’arrivée des troupes aux portes de Rome, devait présenter au cardinal secrétaire d’état une note ou ultimatum, ou « sommation, » portant ceci en particulier : «... Que le rassemblement de sujets napolitains qui a lieu à Rome soit dissous... » Napoléon poursuivait : « Immédiatement après que cette note aura été remise, le sieur Alquier aura soin de veiller à ce que tout soit préparé pour recevoir l’armée... L’empereur n’ambitionne pas une extension de territoire pour ses états d’Italie;… mais il veut que le pape se trouve dans son système... » — Il reste toujours bien entendu cette différence que Napoléon entrait à Rome pour en faire bientôt un département français, et que Cavour n’entrait dans l’Ombrie et les Marches, pays italiens, que pour en faire des provinces de l’Italie.
- ↑ C’était l’époque où, suivant les rapports diplomatiques officiels, l’on recevait les visiteurs aux portes du Vatican en leur demandant s’ils étaient Bretons, et où l’on disait triomphalement : « Le pape reçoit les hommages de la Bretagne! » A un habitant de Lyon qui, bien que fervent catholique, ne croyait pas devoir répudier sa nationalité, on disait : « Monsieur, on est sujet du pape avant d’être sujet de son souverain; si vous ne professez pas ces doctrines, pourquoi êtes-vous ici? » Je rappelle ceci pour montrer que Cavour, étant au courant de tout, avait quelque raison de croire que l’action de l’empereur à Rome serait nécessairement assez tiède.