Le Comte de Cavour
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 185-210).
◄  06
LE
COMTE DE CAVOUR
ETUDE DE POLITIQUE NATIONALE ET PARLEMENTAIRE

I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Historia documentata della diplomazia europea in Italia, per Nicomede Bianchi. — IV. Documens inédits, etc.

VII.
LA DERNIÈRE VICTOIRE D’UNE POLITIQUE. — LA MORT ET l’HÉRITAGE DE CAVOUR.[1].

Avoir fait d’un rêve une réalité, avoir réussi à conduire presqu’au terme une révolution de nationalité, sans la laisser se perdre dans les convulsions, en la couvrant devant l’Europe du nom et du prestige d’une monarchie traditionnelle, rajeunie par la popularité du patriotisme, c’était la fortune de Cavour aux premiers mois de 1861.

Assurément, ce que le hardi Piémontais avait fait jusque-là, il ne l’avait pas fait tout seul. S’il n’avait pas rencontré sur son chemin tant de conditions, tant de circonstances favorables, une situation européenne se prêtant à toutes les entreprises, un petit pays solide et vigoureux instrument d’action, un roi soldat et patriote, des complicités d’opinion et de sentiment national, des auxiliaires de toute sorte secondant ses desseins par l’habileté ou par l’audace s’il n’avait pas trouvé tout cela il n’aurait pas pu réussir. Son génie à lui avait été de combiner ces élémens multiples, de les manier avec une entente profonde de tous les ressorts de la politique, et s’il avait réussi jusqu’au bout, c’est qu’il avait su tout préparer. Au fond, ce qui venait d’arriver, ce dernier acte du drame dénoué à Ancone et à Naples, n’était encore, après tout, que le couronnement, peut-être précipité et imprévu, de la pensée qui depuis douze ans ne cessait de procéder par des extensions successives, allant du lendemain de Novare à la guerre de Crimée, du congrès de Paris à la guerre de 1859, de la paix de Villafranca aux annexions et à l’unité. Cette unité, née au dernier moment dans un tourbillon, et on pourrait presque dire conquise sur les passions révolutionnaires autant que sur les Bourbons ou sur le pape, cette unité, elle existait désormais. Elle embrassait l’Italie des Alpes au Phare, moins Venise et Rome, ces deux points immobiles devant lesquels elle devait s’arrêter pour l’instant. Elle avait son roi, son armée, son parlement, son premier ministre. C’était fait. Cavour, tout enivré qu’il fût, comme bien d’autres, de cette prodigieuse transformation, pour laquelle il ne s’était décidé que lorsqu’il l’avait vue possible, Cavour lui-même cependant ne pouvait se dissimuler que tout n’était pas fini. Il sentait bien qu’après le roman et l’aventure l’œuvre du politique restait tout entière, épineuse, compliquée, et au milieu de ses soucis de victorieux, sans douter de l’avenir, mais aussi sans céder à de vaines illusions, il écrivait : « Ma tâche est plus laborieuse et plus pénible maintenant que par le passé. Constituer l’Italie, fondre ensemble les élémens divers dont elle se compose, mettre en harmonie le nord et le midi, offre autant de difficultés qu’une guerre avec l’Autriche et la lutte avec Rome... »

C’était là tout l’homme, patient à préparer les événemens, prompt à l’exécution, et, à chaque pas nouveau qu’il faisait, préoccupé d’assurer le terrain conquis, de le défendre contre l’ennemi extérieur ou intérieur.


I.

La question restait en effet des plus graves. Cavour, qui savait ce que les autres ne savaient pas, qui avait sans cesse l’œil fixé sur l’Europe comme sur l’Italie, Cavour ne pouvait s’y tromper, et il ne perdait pas un moment pour se mettre en mesure de vaincre ou de déjouer les difficultés de toute sorte qui l’entouraient.

La première de ces difficultés était évidemment dans un choc toujours possible avec l’Autriche ouvertement défiée. Si la situation de l’Italie vis-à-vis de l’Autriche était déjà périlleuse lorsqu’il ne s’agissait que de l’annexion de la Toscane ou de la Romagne, elle l’était bien plus encore lorsque l’Italie entière s’unissait sous l’influence d’une passion ardente de nationalité, lorsque Venise devenait le mot d’ordre d’une dernière revendication. Moralement la guerre existait par la violation de tous les traités, par la nature même de cette révolution italienne dont chaque progrès menaçait la puissance impériale sur le Mincio et sur l’Adige. D’un moment à l’autre, les hostilités pouvaient éclater; l’Autriche pouvait profiter de la crise du midi, et plus d’une fois, dans ces cruels momens, Cavour l’avait craint. Aux derniers jours de 1860, il écrivait, non sans une certaine émotion, à Mme de Circourt : « Peut-être allons-nous être mis à une rude épreuve. L’Autriche, à ce qu’il paraît, songe à profiter de l’absence du roi et de nos meilleures divisions pour nous attaquer. Nous nous préparons à lui opposer une résistance désespérée. Si Cialdini et Fanti sont à Naples, nous avons ici La Marmora et Sonnaz, qui ne se laissent pas intimider. Nous sommes prêts à jouer le tout pour le tout. Le pays est calme comme si le ciel était sans nuages; il connaît le danger, mais il n’en est pas effrayé, car il sait que la cause est assez grande pour qu’on doive faire pour elle les derniers sacrifices... » L’Autriche, il est vrai, était restée immobile : elle n’avait pu obtenir de la Russie et de la Prusse l’appui ou les encouragemens qu’elle avait compté trouver dans une entrevue alors fameuse, l’entrevue de Varsovie, et d’un autre côté elle se sentait toujours gênée par l’attitude énigmatique du cabinet des Tuileries, par la protection dont la France devait dans tous les cas couvrir la Lombardie. Elle ne se tenait pas moins sous les armes, prête à entrer en campagne, résolue à ne plus s’arrêter si on commettait la faute de l’attaquer, et en réalité désirant peut-être un prétexte, ne fût-ce que quelque tentative de volontaires, dont elle aurait pu se prévaloir devant l’Europe. Cavour se gardait bien de donner ce prétexte; il mettait au contraire là plus énergique vigilance à empêcher tout ce qui aurait pu ressembler à une agression armée. Après avoir craint d’être lui-même attaqué, il n’avait pas tardé à démêler le jeu autrichien. « Il est évident, écrivait-il vers le mois de mars 1861 au comte Vimercati, à Paris, — il est évident que l’Autriche veut être provoquée; nous ne lui rendrons pas ce service. »

Contenir l’Autriche sans lui céder, laisser en quelque sorte toujours ouverte la question de la Vénétie, sans aller follement, prématurément au devant d’une lutte qui pourrait être mortelle pour l’Italie, c’était la préoccupation de Cavour à ce moment critique. Il avait besoin, pour réussir, non-seulement de déployer la prudence la plus déliée vis-à-vis de l’Autriche, mais encore de retrouver des intelligences en Europe, de dissiper les préjugés et les ombrages qu’avaient suscités les derniers événemens, de réconcilier en un mot toutes les politiques à cette idée de l’unité italienne, d’une puissance nouvelle. Avec l’Angleterre, ce n’était pas difficile. Le cabinet de Londres se faisait son garant, son protecteur auprès des gouvernemens, même à Vienne. Qu’il promît de ne point attaquer l’Autriche à main armée sur le Mincio, de ne pas donner le signal d’une guerre européenne, l’Angleterre ne lui demandait rien de plus. Ce n’était pas aussi aisé avec la Russie et la Prusse, qui avaient témoigné leur mécontentement par une rupture éclatante et par le rappel de leurs ministres de Turin. Malgré tout, Cavour ne désespérait pas de calmer les deux puissances du Nord, au moins la Prusse, qu’il ne cessait de flatter dans ses ambitions secrètes, qu’il comptait rallier à sa cause. Il avait eu l’habileté de ne pas prendre trop au sérieux la rupture qui lui avait été signifiée; il n’attendait qu’une occasion de renouer avec la Prusse, et, dès les premiers jours de 1861, au moment où le prince-régent, celui qui devait être l’empereur Guillaume, allait ceindre la couronne, il envoyait le général La Marmora avec une mission particulière à Berlin.

A vrai dire, sous l’apparence d’un acte de courtoisie royale de Victor-Emmanuel à l’égard du souverain prussien, ce n’était que la continuation ou le renouvellement après la guerre et les annexions de la mission du marquis Pepoli avant la guerre de 1859. Cavour procédait en tentateur et en politique au regard perçant. Il s’étudiait à rassurer la Prusse sur ses intentions pacifiques, en lui persuadant que cette question de la Vénétie, qui l’inquiétait, n’avait pas l’importance que l’artificieuse Autriche voulait lui donner pour la défense allemande. La Marmora était surtout chargé de répéter dans toutes ses conversations à Berlin que les deux gouvernemens avaient des intérêts communs, que l’un et l’autre tiraient leur force de l’idée nationale qu’ils représentaient, que l’Italie constituée ne pouvait être qu’une alliée naturelle et utile pour la Prusse, appelée à conquérir l’hégémonie en Allemagne. Le roi Guillaume n’avait pas encore eu le temps de s’accoutumer à ces perspectives qu’une autre main hardie allait bientôt lui ouvrir « par le fer et le feu. » Il recevait le général La Marmora avec faveur, sans dire un mot sur les événemens qui venaient de s’accomplir au-delà des Alpes. Le ministre des affaires étrangères, M. de Schleinitz, acceptait volontiers la conversation et il avait un langage à demi réservé, à demi sympathique, expression de l’attitude indécise de la Prusse. « Sans doute, disait-il, entre le Piémont et la Prusse il y a une analogie qui frappe ; mais nous ne pouvons approuver tout ce que vous avez fait. J’admets bien que dans les circonstances critiques où vous étiez vous n’avez pas pu faire autrement ; pour notre part, nous vous avons suscité le moins d’embarras possible. Quant à Venise et à sa situation malheureuse, soyez certains que nous ne jetterons pas de l’huile sur le feu, si tôt ou tard l’Autriche est disposée à la céder ; seulement alors il faudra nous entendre pour assurer les intérêts de l’Allemagne da côté de l’Adriatique… Je comprends votre désir de voir la Prusse reconnaître le royaume d’Italie : ne nous mettez pas le couteau sur la gorge, nous ferons tout pour avoir de bonnes relations avec le gouvernement de Turin ; ce sera à la fine perspicacité du comte de Cavour de nous fournir l’occasion de faire un pas de plus… » Cavour n’en demandait pas davantage ; en laissant à l’avenir ce que l’avenir devait en effet réaliser, il avait réussi pour le moment, puisqu’il voyait tout à la fois la Prusse moins hostile, l’Autriche plus isolée.

Un autre élément de cette situation si incertaine encore et toujours périlleuse, un autre embarras, c’était Rome, cette question romaine qui touchait à tout, qui intéressait l’Italie dans la constitution définitive de son unité, la France dans la protection dont elle couvrait la papauté, l’Europe et le monde catholique dans l’indépendance du pontificat. Cavour en sentait le poids et en mesurait les difficultés. « Je ne vous cache pas, écrivait-il à ce moment, que, même dans les jours de plus graves préoccupations, ma pensée est toujours fixée sur la question romaine… » Au point où en étaient les affaires italiennes, il ne pouvait éviter ce problème de « Rome capitale, » de la papauté temporelle, que l’irrésistible logique des événemens lui imposait, dont les passions révolutionnaires, surexcitées à l’appel de Garibaldi, pouvaient se faire une arme redoutable et un programme. Il savait bien d’un autre côté qu’il ne lui était pas permis de procéder avec ce qui restait du pouvoir temporel, avec Rome et le patrimoine de saint Pierre, comme il avait procédé avec la Romagne, les Marches ou l’Ombrie, — qu’il ne pouvait ni tenter ni laisser tenter quelque surprise de la force, en présence de l’Europe catholique inquiète et surtout de la France campée dans la ville éternelle. Cavour avait le sentiment profond de ces difficultés qui pouvaient être l’écueil de l’unité, et, pour faire face à cette situation si compliquée, il redoublait d’efforts et d’habileté, multipliant les combinaisons, n’excluant aucune transaction compatible avec l’intégrité nationale. Il sortait à peine des grandes crises du midi que déjà il engageait à Rome même, autour du pape, ces pourparlers mystérieux qu’il ne désespérait pas de voir réussir. Pendant qu’il faisait de la diplomatie avec les cardinaux, il se servait de l’éclat des débats parlementaires pour dérouler devant l’opinion italienne et européenne ses plans de politique libérale, et il ne se bornait pas là. Au même instant, il était déjà tout entier à une négociation intime avec la France, pour obtenir de l’empereur la reconnaissance du royaume d’Italie, et, par une application nouvelle du principe de non-intervention, le rappel de la garnison française de Rome.

C’eût été pour Cavour un succès décisif, un commencement de réalisation de cette partie de son programme par laquelle il déclarait que rien ne devait être fait que d’accord avec la France à Rome, et, pour atteindre ce but, il ne refusait pas les garanties qu’on lui demandait. C’était une phase de plus dans cet éternel travail diplomatique entre Turin et Paris. Le prince Napoléon servait d’intermédiaire dans cette négociation secrète. Aux premiers jours d’avril 1861, il communiquait à Cavour les vues de l’empereur au sujet des affaires de Rome. « L’empereur, qui occupe Rome depuis douze années, écrivait le prince Napoléon, l’empereur ne veut pas que le départ de ses troupes soit interprété comme un démenti donné à sa politique et comme une retraite devant l’unité italienne accomplie en dehors de ses conseils; mais il désire rappeler ses soldats de Rome et se tirer ainsi d’une fausse position. Le gouvernement italien a un intérêt de premier ordre à voir cet acte se réaliser, et dès lors il doit passer par-dessus des difficultés secondaires et transitoires. La politique de non-intervention appliquée à Rome et au patrimoine de saint Pierre pourrait servir de base à un accord. Le pape étant considéré comme souverain indépendant, la France rappellerait sa garnison de Rome sans que l’Autriche pût prendre sa place, et à son tour le gouvernement italien prendrait l’engagement envers la France, non-seulement de s’abstenir de tout acte hostile contre le gouvernement pontifical, mais encore d’empêcher toute attaque armée soit des volontaires de Garibaldi, soit d’autres Italiens... Sans reconnaître au pape le droit de recourir à l’intervention étrangère, l’empereur voudra probablement que le gouvernement italien reconnaisse au gouvernement pontifical le droit d’organiser une armée catholique en dehors de ses sujets, sous la condition que cette armée reste une force défensive sans pouvoir devenir un moyen d’action offensive contre l’Italie. L’immense avantage de cet accord pour vous est de renouer aussitôt vos relations diplomatiques avec la France, tandis que l’Autriche peut reprendre la guerre d’un moment à l’autre, et de voir Rome libre d’une garnison étrangère... »

La situation se trouverait ainsi réglée pour le moment : c’était la pensée de l’empereur traduite par le prince Napoléon, et l’avenir resterait réservé si la papauté temporelle, laissée seule en face des Romains, venait à ne pouvoir se soutenir par elle-même. Cavour, de son côté, se hâtait de répondre : «J’avoue qu’au premier instant j’ai été effrayé des difficultés et des dangers que présente l’exécution du projet auquel l’empereur donnerait son agrément, pour arriver à une solution provisoire de la question romaine. Les engagemens que nous devrons prendre et les conditions où se trouvera Rome après le départ des troupes françaises nous créeront d’immenses embarras vis-à-vis du pays, du parlement, des Romains, et surtout avec Garibaldi; mais, quand il n’y a que deux chemins à suivre, il faut savoir choisir le moins dangereux, quels que soient les précipices qu’on puisse y rencontrer encore. Je n’ai pas tardé à me convaincre que nous devons accepter les propositions qui nous sont faites : l’alliance française restant la base de notre politique, il n’y a pas de sacrifices auxquels je ne sois disposé pour qu’elle ne soit pas mise en question... » Les deux alliés de Plombières, malgré une rupture momentanée et plus apparente que sérieuse, se sentaient toujours attirés l’un vers l’autre; ils se retrouvaient encore une fois pour s’entendre sur la condition nouvelle de Rome et de ce qui restait de la papauté temporelle au milieu de l’Italie unifiée. En réalité, c’est là l’origine, la première ébauche d’une combinaison qui ne devait se préciser dans un acte de diplomatie officielle que trois ans plus tard, mais qui se préparait déjà entre Cavour et Napoléon III pendant ces mois agités du commencement de 1861.

Ce n’était là encore cependant qu’une partie des difficultés de la situation nouvelle. La complication la plus sérieuse, la plus immédiate, était à l’intérieur, à Naples, dans ces provinces méridionales brusquement annexées au royaume du nord. Je ne parle même pas de la défense de François II à Gaëte, de cette dernière résistance d’un jeune et malheureux souverain prolongeant la lutte pendant près de quatre mois, comme pour laisser à l’Europe le temps de lui porter secours. Le drapeau bourbonien, qui restait planté sur le rocher de Gaëte jusqu’au 13 février 1861, ne représentait plus qu’une cause vaincue. La vraie difficulté était bien moins dans cette protestation militaire, sans écho et sans espoir, que dans l’état moral, politique, de ce pays du midi livré tout à coup à une sorte de transition orageuse, à la désorganisation d’un interrègne révolutionnaire. Tant que l’annexion ne s’était étendue qu’à des régions comme la Lombardie, la Toscane, la Romagne ou Parme, elle avait été facile. Le Napolitain, représentant tout un royaume, séparé du nord par les mœurs, par les traditions, le Napolitain, passionné, spirituel, mobile, exubérant, formait à l’extrémité de l’Italie une masse incohérente et rebelle aux assimilations. Tout ce qu’il y avait d’anarchie accumulée depuis longtemps par un régime démoralisateur faisait explosion. Au sein d’une liberté sans limite, tous les partis exploitaient naturellement les passions, les fanatismes, les instincts de désordre d’une population impressionnable, facile à enflammer contre les lois, contre les impôts, contre l’ordre nouveau. Les défenseurs du régime déchu organisaient sous une couleur politique un véritable brigandage; le mazzinisme, de son côté, faisait des provinces méridionales le quartier-général de ses agitations en se servant du nom de Garibaldi. Vainement le cabinet de Turin essayait de régulariser ce chaos et envoyait dans le midi lieutenans sur lieutenans, Farini d’abord, puis le prince de Carignan avec M. Nigra, puis M. Ponza di San-Martino : ces provinces du sud, livrées à toutes les excitations, turbulentes, indisciplinées plutôt qu’hostiles, restaient une énigme d’anarchie pour les Piémontais qui se succédaient à Naples. Ce midi risquait d’être une autre Irlande au flanc d’un royaume à peine constitué, de sorte que Cavour se trouvait au même instant en face de toutes les complications intérieures et extérieures d’une œuvre inachevée.

Il avait raison de le dire, il n’avait pas encore le droit de se reposer dans sa conquête. Il avait tout à la fois à négocier l’avènement de l’Italie nouvelle auprès de l’Europe, à fixer sa politique sur Venise et sur Rome, à poursuivre la pacification du midi, l’assimilation législative et administrative de tant de provinces diverses, la réorganisation militaire du nouveau royaume, la fusion de six ou sept budgets dans un seul budget, chargé, dès le premier jour, d’un déficit de 500 millions! Quelquefois, malgré son entrain et sa trempe vigoureuse, il se sentait saisi d’une indicible émotion, il se demandait s’il pourrait aller jusqu’au bout de cette œuvre dévorante où il prodiguait son activité et sa vie; il retrouvait aussitôt tout son courage. Il se raidissait contre les difficultés dont il se voyait assailli, qui lui venaient des divisions, des ressentimens personnels, des choses et des hommes, même souvent des hommes les plus élevés, — de toutes ces questions d’organisation qu’il prétendait conduire et résoudre au milieu de la liberté la plus complète, car pour lui il ne voulait ni de la dictature pour simplifier l’unification, ni de l’état de siège pour pacifier Naples. C’est par la discussion qu’il entendait réussir, au risque d’avoir encore à passer par de redoutables épreuves. Sa force était dans le parlement, dans la confiance du pays, dans son immense autorité sur l’opinion, dans le concours de l’élite nationale, des esprits libéraux ralliés à sa pensée. Sa faiblesse était dans une situation encore mal apaisée et indécise, où tout pouvait dépendre d’un entraînement, de l’audace d’un chef populaire, où les passions incandescentes, surtout dans le midi, pouvaient se jeter dans quelque aventure du côté de Rome, de Venise, et où une tentative folle risquait de ruiner les combinaisons de la politique la plus prévoyante.

Que fallait-il pour raviver une lutte comme celle que Cavour avait eu à soutenir avec Garibaldi au mois d’octobre 1860? Peut-être un prétexte, un incident imprévu, et ni les incidens ni les prétextes ne manquaient à ce printemps de 1861, — un de ces printemps orageux du siècle qui, selon le mot de lord Palmerston, débutaient comme des lions. Le prétexte du moment, c’était la dissolution ou la réorganisation de l’armée méridionale, c’est-à-dire des volontaires qui avaient fait avec Garibaldi la campagne de Sicile et de Naples. Évidemment on ne pouvait laisser subsister cette force irrégulière, bonne tout au plus pour une aventure comme l’expédition de Sicile ou pour les grandes circonstances. Le ministre de la guerre, le général Fanti, ne le voulait pas dans l’intérêt militaire, Cavour lui-même ne pouvait y consentir dans l’intérêt diplomatique. On y avait mis de justes ménagemens : avec les chefs principaux, les Bixio, les Cozenz, les Medici, on faisait des généraux qui ont été dignes de leur fortune ; on offrait à nombre d’officiers les moyens d’entrer définitivement dans l’armée nationale; on maintenait enfin le principe de l’institution des volontaires. L’armée méridionale, telle qu’elle avait existé, ne restait pas moins dissoute, — et peut-être aussi le ministre de la guerre commettait-il quelques maladresses de langage dans l’exécution de ces délicates mesures. Il n’en fallait pas plus pour réveiller chez Garibaldi les animosités les plus vives, les colères les plus violentes, et c’était là justement l’occasion d’un de ces conflits que Cavour ne recherchait pas, dont il s’inquiétait au contraire, mais qu’il acceptait sans esprit de provocation comme sans faiblesse. On sentait que la querelle du mois d’octobre n’avait été que mal apaisée, qu’elle pouvait à chaque instant se ranimer dans tout son feu et peut-être aussi avec tous ses dangers.


II.

Le malheur de Garibaldi était de ne pas se contenter d’être un personnage à part, de prendre ses fantaisies guerrières ou révolutionnaires pour une politique, et de croire naïvement qu’il pouvait tout se permettre.

Arrêté dans ses projets sur Rome et sur Venise, après l’annexion de Naples, Garibaldi avait emporté dans son île de Caprera l’amertume d’un cœur déçu et irrité, plein d’un immortel ressentiment contre Cavour. Il s’était retiré en laissant à ses compagnons un ordre du jour par lequel il leur donnait rendez-vous pour le printemps. En attendant, du fond de sa retraite, qu’il n’avait pas même quittée pour aller au parlement réuni à Turin, il jetait feu et flamme. Il laissait échapper les déclamations et les mots d’ordre d’agitation. S’il s’était borné à se faire le défenseur de l’armée méridionale, des volontaires, ou même à réclamer l’armement national, il serait resté dans son rôle, et ses impétuosités de patriotisme, eussent-elles dû. passer pour imprudentes, n’auraient rencontré que des sympathies; mais il ne s’en tenait pas là. Avec son intempérance tribunitienne et soldatesque, il s’attaquait à tout, il diffamait le gouvernement et ceux qui soutenaient le gouvernement; il signalait presque comme le parti de la trahison les modérés, les libéraux, les parlementaires qui reconnaissaient dans Cavour leur premier représentant et leur guide. A une délégation des ouvriers de Milan qui allait lui porter une adresse à Caprera, il disait entre autres choses : « Je compte toujours sur la main calleuse des hommes de ma condition pour la très sainte rédemption de cette terre, et non sur les menteuses promesses des politiques trompeurs, — Malgré les tristes effets d’une politique vassale, indigne du pays, et malgré tout ce que peuvent faire et dire la foule de laquais qui appuient cette politique monstrueuse, anti-nationale, l’Italie doit être, elle doit exister...» Peu après, en acceptant la présidence de l’association unitaire italienne, il prodiguait les mêmes violences, les mêmes excitations; il recommandait à ses compatriotes de se défendre de cette lâche peur que veulent inspirer ceux qui ont trainé l’honneur italien dans la boue... »

C’est avec ces déclamations que le Cincinnatus de Caprera demandait l’armement national! Il abusait étrangement de sa popularité, de son prestige de conquérant des Deux Siciles. Il ne voyait pas qu’il soumettait l’unité italienne, à peine créée, à une épreuve plus redoutable peut-être que celles qu’elle avait connues, qu’il atteignait d’un seul coup le roi, l’armée, le parlement, auquel il appartenait lui-même, et que, si un homme, quel qu’il fut, pouvait parler ainsi, il ne restait plus que la dictature d’une volonté sans frein, d’un ressentiment implacable. Assurément Garibaldi n’avait pas calculé l’effet de ces paroles ardentes, injurieuses, qui remuaient sans doute les passions dans le pays, qui pouvaient trouver un écho dans le Midi, et qui allaient aussi retentir d’une autre manière à Turin, dans les chambres, où elles excitaient les plus vives susceptibilités. Le gouvernement n’était pas seul à s’émouvoir; les députés se montraient résolus à ne pas laisser passer l’outrage, et c’est là que ce conflit singulier prenait une véritable gravité. On se disait qu’il fallait en finir, que pour l’honneur même des institutions libérales le parlement était tenu de sauvegarder sa dignité, dût-il atteindre le plus populaire des hommes et lui montrer qu’il ne pouvait avoir l’inviolabilité de l’injure.

Qui prendrait l’initiative? Si c’était le gouvernement, ce serait peut-être trop officiel, et d’ailleurs le président du conseil ne voulait pas paraître relever des offenses qui s’adressaient à lui plus qu’à tout autre; si c’était un député trop engagé par ses opinions ou obscur, la démonstration parlementaire pourrait s’égarer ou ne point avoir toute sa portée, il y avait dans le parlement un homme fait pour le rôle, c’était le baron Bettino Ricasoli. Par son action énergique et décisive dans les événemens qui avaient préparé l’unité, par ses relations avec Garibaldi pendant l’interrègne de l’Italie du centre, par son indépendance personnelle comme par son caractère, il réunissait toutes les conditions et il était de taille à se mesurer avec tout le monde.

L’ancien dictateur de Florence venait justement d’arriver à Turin, et, à sa première apparition dans la chambre, il ne laissait pas de produire une certaine impression avec sa démarche grave, sa fière mine, sa tenue empreinte d’une dignité naturelle et sévère. Sa présence inspirait une curiosité mêlée de respect. Le baron florentin, comme bien d’autres, s’était senti blessé des violences de Garibaldi; il se chargeait spontanément de relever le défi, de venger les institutions, et par lui toute démonstration parlementaire prenait nécessairement le caractère le plus sérieux. Ricasoli se proposait de demander au gouvernement des explications sur les mesures qu’il avait prises ou qu’il devait prendre à l’égard de l’armée méridionale et sur le développement des forces militaires de la nation; mais avant tout il avait un premier compte à régler, il voulait mettre fin aux anxiétés qui régnaient depuis quelques jours, et c’est au milieu d’une assemblée inquiète que, le 10 avril, il se levait, commandant aussitôt le silence autour de lui.

On le connaissait comme dictateur de Florence, on ne savait pas encore ce qu’il pouvait être comme orateur ni même ce qu’il allait dire, lorsque, d’un accent net, vibrant et impérieux, qui s’échauffait par degrés, il laissait tomber ces mots foudroyans : « Une calomnie a circulé sur un des membres de l’assemblée. On a attribué au général Garibaldi des paroles hostiles à la majorité du parlement. Ces paroles ne peuvent avoir été prononcées par lui. Je le connais, je lui ai serré la main au moment où il a pris le commandement de l’armée du centre; nous étions alors animés des mêmes sentimens, nous étions tous deux également dévoués au roi. Nous avons juré tous deux de faire notre devoir : J’ai fait le mien!.. Qui donc pourrait avoir l’orgueil de réclamer pour lui le privilège du dévoûment et du patriotisme et de s’élever au-dessus des autres? Une seule tête parmi nous doit dominer toutes les autres, celle du roi. Devant le roi, tous doivent s’incliner, toute autre attitude serait celle d’un rebelle... C’est Victor-Emmanuel qui a fait notre nation... Quand le libérateur de l’Italie est le roi, et quand tous les Italiens ont marché sous ce chef magnanime à la libération, il n’y a ni premier ni dernier citoyen. Celui qui a eu la fortune de pouvoir remplir son devoir plus généreusement, dans une plus large sphère d’action, d’une manière plus profitable à la patrie, et qui l’a véritablement rempli, celui-là a un devoir plus grand encore, c’est de rendre grâce à Dieu qui lui a accordé ce précieux privilège, donné à peu de citoyens, de pouvoir dire : J’ai bien servi ma patrie, j’ai entièrement rempli mon devoir ! »

A mesure que ces paroles, accentuées par le geste, martelées, vibrantes, retentissaient comme le jugement inflexible de la conscience et du patriotisme, un frémissement parcourait l’assemblée tout entière qui éclatait en acclamations. Cavour lui-même, qui n’avait jamais entendu son terrible émule de Florence et qui ne l’avait pas trouvé toujours facile dans les affaires de l’Italie centrale, Cavour s’était pris d’abord à écouter curieusement, puis il partageait l’émotion universelle, et en sortant il disait à un de ses amis : « Aujourd’hui, j’ai compris et senti ce que c’est que la véritable éloquence. » D’autres ont prétendu qu’il aurait dit : « Si je mourais demain, mon successeur est trouvé ! » Dans tous les cas, la royauté, le parlement, les institutions, la dignité de toute une politique, venaient de recevoir une satisfaction par cette harangue pleine d’une sévérité altière, qui changeait singulièrement les rôles en faisant de Garibaldi un accusé, en l’assignant pour ainsi dire devant ses juges. Garibaldi, sous peine d’être un rebelle, — et malgré toutes ses violences de langage il ne l’était pas, — Garibaldi ne pouvait évidemment décliner cette sommation. Avant tout, dès son arrivée à Turin, comme s’il eût senti lui-même la gravité des paroles du baron Ricasoli, il se hâtait de publier une lettre par laquelle il désavouait, non sans quelque fierté, toute pensée d’attaque contre le roi et contre la représentation nationale; mais ce n’était encore que le premier acte.

Peu après en effet allait éclater en plein parlement le choc décisif qui était devenu inévitable, pour lequel on avait pris rendez-vous, et que la présence de Garibaldi devait rendre plus dramatique. La vérité est qu’on ne savait trop ce qui allait arriver. Depuis une semaine, Turin se remplissait de volontaires accourus comme pour escorter et soutenir leur chef. La sage ville piémontaise, très fidèle à son roi, se montrait peu favorable à tout ce bruit, peu enthousiaste pour l’ancien dictateur de Naples; elle voyait, non sans impatience et sans inquiétude, un conflit où son esprit solide restait dans tous les cas la garantie du gouvernement. Au jour fixé, le 18 avril, la séance s’ouvrait avec une certaine solennité. Le corps diplomatique avait voulu assister à la scène; les tribunes pliaient sous le poids d’une foule passionnée. On attendait, lorsque tout à coup paraissait Garibaldi, vêtu de son costume étrange, de la légendaire chemise rouge et du manteau américain. A son entrée, les tribunes publiques éclataient en applaudissemens, la chambre restait immobile et froide. Ce premier moment passé, le baron Ricasoli, reprenant son interpellation, interrogeait le gouvernement sur l’armée méridionale et sur la réorganisation militaire de la nation. Le ministre de la guerre à son tour, le général Fanti, répondait par un exposé complet des mesures qu’il avait adoptées, que lui imposait la nécessité. Fanti, sans faiblesse, sans diplomatie, s’efforçait de montrer qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait pour les volontaires, pour les officiers garibaldiens, pour une institution de circonstance, sans courir le risque d’introduire dans l’armée régulière des rivalités désastreuses, de blesser les intérêts ou les susceptibilités militaires. C’était un discours de ministre correct qui se défendait. Garibaldi se levait alors, et la scène s’animait.

Au premier moment, Garibaldi, assez dépaysé sur ce nouveau théâtre, ne laissait pas de s’embarrasser dans des phrases laborieuses et d’embarrasser ses amis; mais bientôt, laissant de côté les circonlocutions, allant droit au point vif de la situation, à l’antagonisme signalé par le baron Ricasoli, à la question personnelle en un mot, il s’écriait : « Je n’ai donné aucun motif au dualisme. Il m’a été fait des propositions de réconciliation, c’est vrai. Ces propositions n’ont jamais été qu’en paroles. L’Italie sait que je suis l’homme des faits, et les faits ont toujours été en opposition avec les paroles... Toutes les fois que le dualisme a pu nuire à la cause de mon pays, je me suis incliné, et je m’inclinerai toujours... Je laisse cependant à la conscience des représentans italiens ici présens de dire si, moi, je peux donner la main à qui m’a fait étranger en Italie!.. »

L’agitation commençait à se manifester par de vives interruptions, lorsque Garibaldi, revenant à l’armée méridionale, qui était, disait-il, « le principal objet de sa présence dans la chambre, » poursuivait avec une exaltation croissante : « Ayant à parler de cette armée, je devrais avant tout raconter ses actes glorieux. Les prodiges accomplis par elle n’ont été obscurcis que lorsque la main froide et ennemie du ministère a fait sentir sa malfaisante influence. Quand par amour de la concorde et horreur d’une guerre fratricide provoquée par ce même ministère... » À ces mots, avant même que la phrase fût achevée, la tempête se déchaînait, les protestations s’élevaient de toutes parts; cette fois la vraie lutte avait éclaté! Cavour, transporté d’indignation, s’agitait au banc des ministres, interpellant le président de la chambre. « Il n’est pas permis de nous insulter ainsi, disait-il; faites respecter le gouvernement et les représentans de la nation. Nous demandons le rappel à l’ordre! » Le président Rattazzi, fort embarrassé et plus que médiocre dans cet orage, ne trouvait rien de mieux que de recommander à Garibaldi d’exprimer son opinion de manière à n’offenser personne. « Il a dit, s’écriait Cavour, que nous avions provoqué une guerre fratricide; c’est bien autre chose que l’expression d’une opinion. » — « Oui, une guerre fratricide ! » répliquait Garibaldi avec emportement. Une agitation extraordinaire remplissait l’assemblée. Aux protestations des députés demandant le rappel à l’ordre se mêlaient les applaudissemens frénétiques des tribunes peuplées de garibaldiens. Défis injurieux, apostrophes violentes se croisaient et se succédaient dans un tumulte indescriptible. Le président se voyait réduit à suspendre la séance.

A vrai dire, cette scène, en réveillant toutes les irritations de la majorité de la chambre, avait consterné les amis les plus sincères de Garibaldi, et lorsqu’après une interruption de quelques instans la délibération recommençait, l’un d’eux, un des combattans de la Sicile et du Vulturne, Bixio, se faisait l’organe de ce sentiment de tristesse. Bixio s’efforçait de pallier les violences de langage de son ancien chef en renouvelant un patriotique appel à la conciliation. « Le comte de Cavour, se hâtait-il de dire, est certainement un cœur généreux. La première partie de la séance d’aujourd’hui doit être oubliée. C’est un malheur qu’elle soit arrivée; il faut qu’elle soit effacée de notre esprit... » Cavour, malgré la blessure qu’il avait reçue et l’émotion qu’il n’avait pu contenir dans le premier moment, Cavour se dominait assez pour répondre à l’appel de Bixio, pour oublier l’injure et entrer en explications. « Ce n’est pas, disait-il aussitôt, que je me flatte de voir rétablie la concorde à laquelle vient de nous convier l’honorable député Bixio. Je sais qu’il y a un fait qui a ouvert un abîme entre le général Garibaldi et moi. J’ai cru accomplir un devoir douloureux, le plus douloureux de ma vie, en conseillant au roi, en proposant au parlement d’approuver la cession de Nice et de la Savoie à la France. Par la douleur que j’ai éprouvée, je peux comprendre celle que doit ressentir le général Garibaldi, et s’il ne me pardonne pas cet acte, je ne lui en fais pas un reproche... » En même temps, le président du conseil ne dédaignait pas de répondre à certaines susceptibilités ou à certaines préventions de cet irritable orgueil. Garibaldi à son tour finissait par se calmer à demi, exprimant un désir qui, selon lui, pouvait atténuer les dissentimens. « Bien que j’aie les sentimens d’un adversaire pour le comte de Cavour, disait-il, je n’ai jamais douté qu’il ne soit, lui aussi, ami de l’Italie. Mon désir serait que l’honorable comte, usant de sa puissante influence, fît adopter la loi sur l’armement national proposée par moi, et qu’il voulût bien renvoyer les forces qui restent encore de l’armée méridionale sur un terrain où elles pourraient servir l’Italie en combattant la réaction de plus en plus menaçante. Voilà mon désir ! » En fin de compte, c’était toujours cette question des volontaires, de l’armée méridionale, reparaissant sous la forme d’un désir, après avoir paru sous la forme d’une injonction.

Tout ce qu’il pouvait pour détendre une situation violente, pour aider à la conciliation, même pour ramener Garibaldi à la raison, Cavour était prêt à le faire. Prompt à retrouver son sang-froid après un premier mouvement d’indignation légitime, il sentait bien vite que tous ces conflits imprudemment soulevés, passant du parlement dans le pays, pourraient devenir une guerre civile à laquelle l’unité naissante ne résisterait peut-être pas ; aussi, quant à lui, aucun sacrifice, aucun effort ne lui coûtait, ni l’oubli des injures personnelles ni les concessions de détails. Il n’y avait qu’une chose, la chose essentielle, il est vrai, — à laquelle il se refusait absolument, parce qu’il y voyait un autre danger, le danger extérieur. Il ne voulait à aucun prix paraître souscrire au désir de Garibaldi, accepter une sorte d’organisation active des volontaires qui ressemblerait à une préparation de guerre offensive et qui pourrait compromettre tout le travail de diplomatie auquel il se livrait, dont il avait seul le secret. « Nous ne voulons pas, disait-il résolument, des corps de volontaires en activité dans la rigoureuse signification de ce mot. Nous ne voulons pas d’un acte qui serait une vraie provocation, parce que nous ne croyons pas devoir suivre une politique provocatrice.»

La vraie question était là, et pendant trois jours il combattait avec une inépuisable habileté, non pas précisément pour ramener une chambre déjà convaincue, dévouée à ses idées, mais pour empêcher une équivoque de se glisser, sous prétexte de conciliation, dans un vote irréfléchi. Il voulait, puisque la lutte était engagée, que le résultat fût clair et décisif. « Vous connaissez la politique du ministère, disait-il en s’élevant bien au-dessus d’un conflit personnel ; nous l’avons exposée devant le pays et devant l’Europe… Nous avons répété plus d’une fois, sous des formes diverses, que pour nous la question italienne ne serait pas finie tant que l’indépendance de la péninsule ne serait pas entièrement réalisée, tant que les grandes questions de Rome et de Venise n’auraient pas reçu une solution complète; mais en même temps nous avons déclaré que la question de Rome devait être résolue pacifiquement, sans hostilité ni désaccord avec la France. Nous ne considérons pas les soldats français à Rome comme des ennemis. De même à l’égard de Venise nous avons dit avec modération, avec fermeté, que l’état présent de la Vénétie était incompatible avec une paix stable; mais nous avons reconnu aussi que dans l’état de l’Europe nous n’avions pas le droit d’allumer une guerre générale. En d’autres termes, nous avons déclaré que, pour Rome, notre politique reposait sur l’alliance française, et que, pour Venise, nous devions tenir compte des intérêts européens, des conseils des gouvernemens amis, des puissances qui, dans des momens difficiles, nous ont prêté un concours efficace et profitable. Voilà notre politique. Il y en a une autre sans doute. On peut déclarer que l’Italie est dans un état de guerre tempéré par une espèce de trêve tacite, trêve à Rome, trêve à Venise, et que par suite de cet état il est non-seulement opportun, mais indispensable, de prendre toutes les mesures nécessaires pour une guerre prochaine, immédiate. Voilà les deux systèmes en présence. Nous vous disons franchement que pour nous la première politique est la seule qui convienne à la nation... L’autre peut être pratiquée aussi, elle est très périlleuse, hérissée de difficultés, d’obstacles et d’écueils, enfin elle peut être adoptée. Ce qui serait fatal, ce qui conduirait à une ruine certaine, ce serait de pratiquer un jour une politique, le lendemain une autre politique, de ne pas suivre devant le pays, bien plus encore devant l’Europe, une ligne franche, nette, sincère... L’Angleterre nous pardonnerait plus facilement une folie que si elle pouvait croire que nous avons voulu l’induire en erreur... » C’est sous l’impression de ces paroles que le vote d’un ordre du jour proposé par le baron Ricasoli, accepté par le gouvernement, dénouait le conflit.

Ce qui avait commencé dans l’émotion et le bruit, ce qui aurait pu devenir une crise redoutable, finissait assez placidement; le drame avait un épilogue dû à la diplomatie du roi, qui employait son influence à ménager, sinon une réconciliation personnelle assez difficile, du moins une rencontre du président du conseil et de Garibaldi dans un appartement du palais. Peu de jours après, le 27 avril, Cavour écrivait au comte Vimercati à Paris : « Mon entrevue avec Garibaldi a été courtoise sans être affectueuse; nous sommes restés tous deux dans des termes de réserve. Je lui ai fait connaître toutefois la ligne de conduite que le gouvernement veut suivre, tant à l’égard de l’Autriche qu’à l’égard de la France, en lui déclarant que sur ces points il n’y a aucune transaction possible. Il m’a déclaré à son tour accepter ce programme et être prêt à prendre l’engagement de ne pas contrarier les vues du gouvernement. Il s’est borné à me demander de faire quelque chose pour l’armée méridionale. Je ne lui ai fait aucune promesse, mais je lui ai dit que je chercherais un moyen d’assurer plus complètement le sort de ses officiers. Nous nous sommes séparés sinon amis, au moins sans aucune irritation.» Encore une fois Garibaldi disparaissait pour rentrer dans son île de la Méditerranée, et de cette épreuve, un instant si menaçante, la politique de Cavour sortait plus que jamais intacte, libre, sanctionnée par le vote du parlement, par la défaite et l’éclipse de son terrible adversaire.


III.

Au moment où Cavour livrait cette dernière et décisive bataille de la raison, de la prévoyance contre l’instinct désordonné d’un héros populaire à tête vide, il était encore dans toute sa force. Il avait même paru avec une sorte d’éclat nouveau, comme dans la plénitude d’une généreuse maturité.

L’œuvre, en s’agrandissant ou en se compliquant, semblait trouver en lui d’inépuisables ressources de vigueur et d’activité. Il avait besoin de sa robuste constitution et de sa puissance d’esprit pour suffire à tout. Au même instant, il s’occupait de nouer les relations de l’Italie avec la Suède, le Danemark, le Portugal; il était dans le feu de ses négociations avec l’empereur au sujet de Rome, il suivait les affaires fort troublées de Naples; il mettait la main aux finances, à la marine du nouveau royaume, et chaque jour il était au parlement, prenant part à toutes les discussions. Il n’avait point sans doute à conquérir une majorité qui ne lui manquait pas; il avait à la diriger, à défendre son inexpérience des surprises, des votes imprudens que seul il pouvait détourner. En réalité, c’était une vie dévorante, faite pour briser le tempérament le plus énergique. La lutte avec Garibaldi avait surtout porté un rude coup à Cavour. L’effort par lequel il avait réussi à se contenir, à rester maître de lui-même au milieu de l’orage, l’avait profondément ébranlé. Les excès de travail ne pouvaient que lui être meurtriers. Encore le 29 mai il se trouvait au parlement, discutant avec animation un projet dont on voulait faire une sorte de manifestation en faveur des combattans républicains de Rome en 1849, et ce jour-là encore plus que les jours précédens il laissait voir une certaine surexcitation, une certaine impatience de la contradiction dont on s’étonnait. Le soir, en rentrant chez lui, il semblait fatigué et sombre. « Je n’en peux plus, disait-il, mais il faut travailler quand même, le pays a besoin de moi ; peut-être cet été pourrai-je aller me reposer en Suisse… » Dans la nuit, il se sentait pris d’une violente indisposition : l’athlète était déjà vaincu !

Le mal ne tardait pas à s’aggraver en effet. Un instant, il parut céder aux premiers soins, aux saignées, le remède habituel à Turin, et Cavour lui-même se croyait hors d’affaire. Le 31 mai encore, il tenait à réunir ses collègues du ministère autour de lui ; il travaillait avec M. Nigra, avec M. Artom. Ce n’était que l’illusion d’un homme tourmenté de l’idée qu’il n’avait pas le temps d’être malade. À dater du 1er  juin, les remèdes commençaient à devenir impuissans, tout espoir s’évanouissait d’heure en heure. Cavour entrait dans une agonie de quelques jours entrecoupée de fièvre, d’accès de délire, de momens lucides pendant lesquels tout ce qui l’avait occupé revenait à son esprit. Avec sa nièce, la marquise Alfieri, toujours attentive autour de lui, avec ses amis Farini, Castelli, il s’entretenait de tout ce qu’il avait encore à faire, de l’emprunt de 500 millions qui se préparait, de la reconnaissance du royaume d’Italie par la France, d’une lettre du comte Vimercati attendue de Paris, de la marine qu’il fallait créer. Il se préoccupait de Naples, il en parlait avec insistance. « L’Italie du Nord est faite, disait-il, il n’y a plus ni Lombards, ni Piémontais, ni Toscans, ni Romagnols, nous sommes tous Italiens ; mais il y a encore les Napolitains. Oh ! il y a beaucoup de corruption dans leur pays. Ce n’est pas leur faute, pauvres gens, ils ont été si mal gouvernés !… Il faut moraliser le pays ; mais ce n’est pas en injuriant les Napolitains qu’on les modifiera… Surtout, pas d’état de siège, pas de ces moyens de gouvernemens absolus ! Tout le monde sait gouverner avec l’état de siège. Je les gouvernerai avec la liberté, et je montrerai ce que peuvent faire de ces belles contrées dix années de liberté. Dans vingt ans, ce seront les provinces les plus riches de l’Italie. Non, pas d’état de siège, je vous le recommande… » Victor-Emmanuel voulut aller visiter son glorieux ministre, et celui-ci, reconnaissant le roi, lui dit : « Oh ! Maesta, j’ai bien des choses à vous communiquer, bien des papiers à vous montrer ; mais je suis trop malade, il me sera impossible d’aller vous voir, je vous enverrai Farini demain, il vous parlera de tout en détail. Votre majesté n’a-t-elle pas reçu la lettre de Paris ? L’empereur est bon pour nous maintenant… » Quelquefois aussi Cavour se plaignait du trouble de sa tête, prétendant que son mal était là. Il sentait la pensée expirer en lui ! Jusqu’au bout, il restait ce qu’il était, ce qu’il avait voulu être. Il avait recommandé qu’au moment voulu on appelât le curé de la Madone des Anges, le frère Jacques, avec qui sept ans auparavant il s’était entendu, et, fidèle à sa promesse, le frère Jacques, appelé par la marquise Alfieri, accourait au chevet du grand agonisant. Cavour resta une demi-heure seul avec le prêtre, puis le prêtre sorti, il fit appeler Farini et lui dit : « Ma nièce a appelé fra Giacomo, je dois me préparer au grand passage de l’éternité; je me suis confessé et j’ai reçu l’absolution. Je veux qu’on sache, je veux que le bon peuple de Turin sache que je meurs en bon chrétien. Je suis tranquille, je n’ai jamais fait de mal à personne... » Dans la même journée, le « bon peuple de Turin, » qui suivait avec anxiété les progrès de la maladie, accompagnait tout en larmes le prêtre portant le viatique au plus illustre citoyen de la capitale piémontaise. L’honnête prêtre, ému lui-même, consolait, dit-on, une parente du comte en lui rappelant « qu’aucun homme au monde n’avait su mieux que celui-là pardonner et secourir. » Une des dernières paroles échappées à Cavour s’adressait au frère Jacques, récitant auprès de son lit les prières des mourans : «Frate, frate, lui disait-il en lui serrant la main, libera chiesa in libero stato! C’est presque en prononçant ces paroles, quelques minutes après, le 6 juin 1861, à six heures trois quarts du matin, que le comte Camille de Cavour rendait à Dieu une des âmes les plus nobles qui aient animé un être mortel.

Il semblait en quelque sorte foudroyé, en pleine action, comme sur un champ de bataille, le lendemain d’une victoire due à la modération autant qu’à la supériorité de son intelligence. « Qui n’a pas vu Turin ce jour-là, a dit Massari, ne sait pas ce que c’est que la douleur d’un peuple. » La ville se remplissait de deuil. Les chambres voilaient d’un crêpe la tribune et le drapeau de leur palais. L’Italie entière répondait au sentiment de Turin. Partout éclatait une stupeur causée par la rapidité de la catastrophe autant que par l’immensité du vide que laissait la disparition d’un seul homme, et cette mort retentissait en Europe comme en Italie.

Amis et ennemis sentaient que le monde contemporain venait de perdre une de ses forces, une de ses lumières. En plein parlement britannique, Palmerston, après Brougham, après Milnes, disait: « Le nom du comte de Cavour restera toujours vivant, et, pour ainsi dire, embaumé dans la mémoire, dans la gratitude et l’admiration du genre humain. Et quand je parle du comte de Cavour, je n’entends pas seulement l’exalter pour les actes de son administration, qui ont le plus étonné le monde, c’est-à-dire pour l’unité de sa patrie. Bien d’autres choses accomplies par lui le rendent non moins grand; c’est lui qui a jeté les fondemens de ce gouvernement constitutionnel qui réjouit aujourd’hui l’Italie; c’est lui qui a fait toutes les affaires de la péninsule et assuré des bienfaits inestimables à ceux qui vivent et à ceux qui vivront après nous. Du comte de Cavour on peut dire avec vérité qu’il a enseigné une morale et décoré une histoire. La morale, c’est qu’un homme d’un génie éminent, d’une énergie indomptable, d’un patriotisme inextinguible, grâce à l’impulsion qu’il sait imprimer à ses concitoyens, en se dévouant à une cause juste, en saisissant les occasions favorables, en surmontant des obstacles en apparence insurmontables, que cet homme, dis-je, peut doter sa patrie des plus immenses avantages. L’histoire, dont il est l’ornement, est vraiment prodigieuse, la plus romantique des annales du monde. Nous avons vu sous sa direction et son autorité un peuple se réveiller du sommeil des siècles... Ce sont des événemens que racontera l’histoire, et celui dont le nom passera avec eux à la postérité, celui-là, si prématurée que soit sa fin, ne sera pas mort trop tôt pour sa gloire et pour sa renommée... » Ainsi on parlait à Londres. Quant à la France, elle ressentait une émotion aussi profonde que sincère, et la fin soudaine de Cavour avait pour premier effet de hâter, au moins sur un point, le dénoûment des négociations secrètes poursuivies depuis deux mois par le grand ministre avec Paris; elle provoquait de la part du gouvernement français la reconnaissance immédiate du nouveau royaume d’Italie; de sorte que, même dans la mort, Cavour triomphait encore et rendait un dernier service à son pays.

Plus d’une fois dans le premier moment, et même depuis ce jour du 6 juin 1861 qui voyait disparaître tout à coup le créateur de l’Italie nouvelle, on a élevé une question singulière : on s’est demandé si Cavour n’avait pas été servi jusqu’au bout par la fortune, s’il n’était pas mort à propos, — avant les déceptions possibles. Il avait été heureux jusque-là, s’est-on plu à dire, tout lui avait réussi; il pouvait échouer dans cette œuvre qui n’était pas au bout, — et d’Azeglio lui-même, qui avouait avoir été « foudroyé par la mort de ce pauvre Cavour, » qu’il « pleurait comme un frère, » d’Azeglio disait, trois jours après : « Pour lui, c’est peut-être un bien : disparaître avant de descendre, tout le monde n’a pas cette chance. Pour nous, c’est une terrible épreuve; mais, si Dieu veut sauver l’Italie, sera-t-il embarrassé de la sauver sans Cavour? » Eh bien ! ce n’était qu’un sentiment touchant ou une impression excessive d’imaginations ébranlées. Si Cavour ne mourait pas trop tôt pour sa gloire, selon le mot de lord Palmerston, une plus longue vie ne l’aurait pas exposé à « descendre, » comme semblait le craindre d’Azeglio : il n’était pas de ceux qui ont besoin de cette mystérieuse poésie d’une fin prématurée et opportune pour relever ou consacrer leur renommée.

Non, celui qui depuis douze ans passait à travers toutes les difficultés et tous les écueils, qui déployait des ressources toujours nouvelles, grandissant au feu de l’action, ramenant son pays des extrémités de la défaite au sommet d’une fortune inespérée, celui-là n’avait pas à redouter de vivre, d’avoir à se mesurer avec quelques épreuves de plus pour arriver au terme qu’il pouvait désormais entrevoir. Il ne serait pas descendu ou il n’aurait plus été lui-même. Il aurait achevé ce qu’il avait commencé, il était déjà en plein travail. Il aurait poursuivi ses négociations, ses combinaisons, ralliant de plus en plus l’Italie confiante dans sa direction, gagnant de plus en plus l’Europe accoutumée à sa diplomatie inventive et déliée. S’il avait eu encore des luttes à soutenir, il les aurait soutenues avec une autorité croissante. Jamais il n’avait montré plus d’activité, plus de sûreté qu’à l’heure où le mal venait le terrasser sur sa tâche inachevée, et je ne sais sur quoi on s’est fondé pour répéter, bien après d’Azeglio, qu’il avait disparu « à temps pour sa gloire. » Que sa mort fût une crise redoutable, « une terrible épreuve » pour l’Italie, ce n’était point douteux; mais ce qu’on ne pouvait voir encore, surtout dans l’émotion du premier moment, ce qui a été une autre marque de sa grandeur, c’est que même en descendant prématurément au tombeau, il avait déjà fait assez pour que son œuvre ne pérît pas avec lui. En un mot, vivant il serait resté toujours le plus puissant athlète du nouveau royaume qu’il avait fondé; mort, il lui laissait en héritage, avec l’unité presque complète, sa pensée, ses traditions, toute une politique, cette politique qui avait été l’instrument de ses créations, le secret de ses succès, et qui après lui est restée la garantie, la force de l’Italie nouvelle, l’inspiration de l’élite libérale qui a continué son œuvre. Qu’on ne s’y trompe pas en effet : c’est par cette pensée et par ces traditions, c’est en suivant les indications de Cavour, en reprenant souvent ses projets, en réalisant ses combinaisons, que l’Italie a réussi à vivre, à se consolider ou à se compléter depuis quinze ans, et cela est si vrai qu’il y a un phénomène étrange, d’une éloquence significative : toutes les fois qu’on s’est trouvé en présence de difficultés, de questions dont Cavour n’avait pas en quelque sorte préparé la solution ou qu’il n’avait pas éclairées de sa raison lumineuse, on a été embarrassé, et les esprits sincères qui ont eu depuis quinze ans à conduire les affaires de la péninsule dans les momens les plus critiques ne le cachent pas : ils ne se sont jamais sentis plus sûrs d’eux-mêmes que lorsqu’ils ont cru suivre encore ce guide des grandes luttes. Toutes les fois qu’on a paru dévier de la route tracée par lui, il y a eu des mouvemens de doute, des inquiétudes, des menaces de crises. Témoignage survivant de l’influence d’une pensée supérieure!

L’héritage de Cavour, c’est l’Italie mise au rang des nations, c’est cette politique partant d’une idée d’indépendance et de patriotisme, embrassant à la fois l’ordre intérieur, les intérêts économiques, les affaires de religion, la diplomatie, grandissant et se développant sans cesse par le plus prodigieux mélange de dextérité et d’audace, de justesse et d’élévation, de raison pratique et de vigueur inventive. Bien d’autres sans doute avant lui ou autour de lui ont été dévoués à la cause de l’affranchissement national ; Cavour a mieux fait dès le jour où il a pu servir cette idée d’une manière sérieuse : il a su la ramener dans le domaine des choses possibles, réalisables, en l’arrachant à l’esprit de secte, aux utopies stériles et aux conjurations violentes, en la dégageant des fatalités de révolution comme des fatalités de réaction, en lui donnant une force organisée, un drapeau, un gouvernement et des alliances. Et cette œuvre difficile, laborieuse à coup sûr, il l’a poursuivie par un procédé aussi simple que grand, par la liberté pratiquée largement, réalisée sous toutes les formes. Il avait la passion et la science de la liberté, pour laquelle il se sentait fait, et nul plus que lui n’a répudié d’un côté les agitations anarchiques, les complots ténébreux, de l’autre les dictatures, les combinaisons arbitraires, les ressources commodes de l’état de siège. Chef parlementaire dans un petit pays, dévoué, tempérant et ferme, il a su faire de ce pays piémontais un centre d’attraction pour l’Italie; ministre du roi de Sardaigne, il a travaillé à l’agrandissement moral de la maison de Savoie avant de mettre la main à son agrandissement matériel.

C’était au fond un libéral conservateur, un monarchiste constitutionnel dans la plus généreuse signification du mot. Il le disait souvent : « Aucune république n’est en état de donner une somme de liberté aussi réelle et aussi féconde que celle que peut comporter la monarchie constitutionnelle, pourvu qu’on n’en fausse pas les rouages. La forme républicaine adaptée aux besoins et aux mœurs de l’Europe moderne est encore à découvrir. Elle supposerait, en tout cas, déjà achevée cette grande tâche de l’éducation populaire qui sera l’œuvre de notre siècle. » Cavour aimait la monarchie constitutionnelle comme la régulatrice nécessaire d’une action suivie et efficace dans le tourbillon des partis; mais en même temps il n’admettait pas que la royauté pût jamais séparer ses intérêts des grands intérêts nationaux; il entendait que « loin de se mettre à la remorque des pensées et des besoins du peuple, elle devait au contraire prendre les devans lorsqu’il s’agissait de mesures généreuses et réalisables, afin de pouvoir s’opposer avec une autorité suffisante aux passions populaires lorsque la foule obéirait à des entraînemens dangereux... » Faire du gouvernement un guide, un promoteur toujours actif, c’était l’idéal qu’il réalisait avec une dynastie patriote, et c’est ainsi qu’il a résolu son problème. Il a fait de la liberté un moyen d’extension et de conquête pour la monarchie, en même temps qu’il a fait de la monarchie la force régulatrice d’une révolution victorieuse, la garantie de l’unité. Il a si bien identifié les deux causes, que le jour est venu où la maison de Savoie s’est trouvée presque sans effort être la maison italienne et que des républicains, corrigeant un mot fameux, ont pu dire depuis : « la royauté est ce qui nous divise le moins. » C’est là l’originalité et la nouveauté de la politique de Cavour : il a légué à l’Italie une monarchie à laquelle on ne peut toucher sans ébranler l’existence nationale elle-même.

Une des expressions les plus caractéristiques du libéralisme de Cavour, c’est assurément cette partie de sa politique qui touche aux affaires religieuses, qui n’a cessé de se développer à travers les événemens jusqu’au jour où elle s’est résumée dans ces mots fatidiques qu’il murmurait encore en expirant : libera chiesa in libero stato ! Ces redoutables et délicates questions, il les avait rencontrées au seuil de sa carrière, même avant d’être ministre, dans le cercle restreint des affaires piémontaises; il les avait vues grandir et se compliquer à mesure que le mouvement italien s’élargissait et allait jusqu’à mettre en cause dans Rome le pouvoir temporel du saint-siège : elles étaient un des élémens du problème national. Il ne pouvait les éviter. Rien cependant ne ressemble moins aux traditions despotiques ou révolutionnaires que l’indépendance de raison et la hardiesse d’esprit avec lesquelles il abordait ces difficultés religieuses. Il se proposait sans nul doute un grand but qu’il ne perdait jamais de vue, — l’émancipation complète de la société civile et nationale; il ne voulait ni infliger des persécutions, ni imposer des servitudes, ni même violenter les mœurs ou l’opinion. Il évitait surtout avec soin de mêler à des discussions et à des actes devant lesquels il ne reculait pas des procédés acerbes, des provocations blessantes, des excès de langage. Par sa nature essentiellement politique, il répugnait à ces luttes passionnées où les inquiétudes religieuses pouvaient être un affaiblissement pour la cause nationale. Dans sa confiance de réformateur, il tenait peu à des réglementations qu’il considérait comme des précautions inutiles, aux exequatur, aux immixtions de l’état dans les affaires sacerdotales; il ne se reconnaissait même pas le droit de surveiller de trop près l’enseignement ecclésiastique. Il n’agissait pas en ennemi de l’église. De l’abolition du pouvoir temporel il prétendait faire un moyen d’affranchissement pour la papauté spirituelle. En échange de la liberté complète qu’il revendiquait pour l’état, il était prêt à donner toutes les libertés, et si on lui faisait remarquer que ce ne serait peut-être pas sans péril, que dans certaines provinces l’autorité civile avait besoin de garder une action sur un clergé fanatique, mal soumis ou hostile, il ne se laissait pas arrêter par ces préoccupations ; il ne doutait pas des effets bienfaisans d’un régime libéral. Il voulait ennoblir la renaissance de l’Italie par quelque acte mémorable, et à M. Artom, qui lui soumettait ses doutes, il répondait avec une sorte d’enthousiasme : « C’est à nous qu’il appartient de mettre fin au grand combat engagé entre l’église et la civilisation… Quoi que vous en disiez, je garde l’espoir d’amener peu à peu les prêtres les plus éclairés, les catholiques de bonne foi à accepter cette manière de voir. Peut-être pourrai-je signer du haut du Capitole une autre paix de religion, un traité qui aura, pour l’avenir des sociétés humaines, des conséquences bien autrement grandes que la paix de Westphalie ! »

Cette intrépidité généreuse et confiante, c’est ce qui a fait la puissance de Cavour. Il y avait pour lui deux choses : il y avait cette conception libérale qui est restée liée à la résurrection italienne, et, en attendant la réalisation de ce beau rêve, s’il devait jamais cesser d’être un rêve, il y avait du moins à vivre tout simplement, à préparer les moyens d’arriver au but. Cavour, en esprit pratique, ne négligeait rien ; au moment même de sa mort, il avait tout combiné, et il laissait la solution toute prête à ses successeurs. Cet arrangement, qu’il négociait avec Paris, qui était déjà près d’être signé et que sa mort seule suspendait, — c’est ce qui est devenu la convention du 15 septembre 1864 ! Ce projet, cet ensemble de conditions, qui était l’objet de négociations secrètes avec le pape et le cardinal Antonelli aux premiers mois de 1861, — c’est ce qui est devenu dix ans plus tard la loi des garanties ! Tout se liait dans cette politique à laquelle l’Italie a dû peut-être de pouvoir entrer à Rome sans ébranler le monde religieux, et dont elle n’est point assurément intéressée à s’écarter.

Ce que je veux montrer enfin, c’est la pensée de Cavour dans ce travail de diplomatie qui, depuis le premier jour de son avènement au ministère, a été, lui aussi, une des parties les plus essentielles de sa politique. C’est par la force du sentiment national, par la propagande libérale du Piémont et du gouvernement constitutionnel que l’Italie s’est faite, je le veux bien ; en réalité, elle n’est devenue possible que par la diplomatie la plus prévoyante et la plus alerte, poursuivant son œuvre tantôt par des traités de commerce, tantôt par la coopération à la guerre de Crimée, par l’entrevue de Plombières, par toutes les combinaisons qui ont précédé ou suivi le concours des armes françaises au moment décisif. Si Cavour ressemblait parfois à un révolutionnaire par son impétuosité ou par la nature de quelques-uns de ses actes, il n’ignorait aucun des secrets du négociateur. Il n’avait pas la futile infatuation de croire que l’Europe fût faite pour l’Italie, il croyait au contraire que l’Italie devait s’adapter à l’Europe; il savait tenir compte des intérêts européens, mesurer les circonstances, et dans son activité infatigable pour conquérir les alliances ou pour les garder, ou pour en augmenter le nombre, toute son habileté consistait à démontrer sans cesse que cet affranchissement d’un peuple auquel il travaillait était la meilleure garantie de paix. Le révolutionnaire se faisait conservateur pour rassurer ou pour gagner les cabinets, en leur prouvant au besoin que par les résolutions les plus audacieuses, par l’accomplissement de l’unité italienne, il restait le défenseur de l’ordre. Pour jouer ce rôle, il avait l’immense avantage de s’appuyer sur une des plus vieilles monarchies de l’Europe depuis longtemps admise parmi les puissances reconnues. Il avait déjà sa place dans toutes les cours, son crédit auprès de tous les gouvernemens, et la force nouvelle qu’il représentait pour traiter avec toutes les politiques.

Placé en face de cette Europe dont il avait à conquérir l’amitié ou à désarmer les défiances, Cavour n’avait assurément aucun parti-pris, et à mesure que les événemens se déroulaient, il ne négligeait aucune occasion d’étendre sa diplomatie. Il n’avait pas tardé surtout à tourner ses regards vers l’Allemagne et la Prusse. Il était intéressé à rassurer la Prusse et l’Allemagne, à leur enlever tout prétexte de joindre leurs armes aux armes de l’Autriche sur l’Adige. C’était pour lui une nécessité du moment autant qu’une question d’avenir; il s’en préoccupait sans cesse. « La Prusse, disait-il, est une de ces puissances qui ont un intérêt direct et immédiat à changer l’état actuel de l’Europe. La Prusse doit se rappeler Olmutz; elle ne peut voir d’un mauvais œil les efforts que nous faisons pour abattre la prépondérance de son heureuse rivale. Nous ne prétendons pas qu’elle ait à tirer l’épée pour nous faire plaisir, mais je crois que lorsque l’Autriche sera affaiblie, la Prusse y trouvera de l’avantage. Elle commettrait donc une grande erreur en épousant la cause de l’Autriche contre nous. Nous ne demandons pas au cabinet de Berlin de nous aider dans la lutte, nous lui demandons de nous laisser faire. » Une autre fois, après une nouvelle tentative pour attirer la Prusse, il disait : « Ce qui n’a pu être fait aujourd’hui se fera plus tard. La Prusse est inévitablement entraînée dans le courant de l’idée nationale. L’alliance de la Prusse avec le Piémont agrandi est écrite dans le livre futur de l’histoire. » Cavour voyait clair, et, sous ce rapport comme sous bien d’autres, il ouvrait la route à ses successeurs; mais au fond, quelque prix qu’il attachât à ménager des relations d’avenir avec l’Allemagne et avec la Prusse, il restait tout entier d’intelligence et d’instinct avec les deux puissances de l’Occident, la France et l’Angleterre.

C’est par elles qu’il avait pu entrer dans les affaires du monde aux beaux jours de la guerre de Crimée. C’est avec le concours des armes françaises qu’il avait pu engager la lutte contre l’Autriche. Son rêve était toujours une intimité de l’Italie avec les deux puissances qui à ses yeux représentaient les plus grandes forces de la civilisation. La reconnaissance à l’égard de notre pays ne lui pesait pas, il l’avouait tout haut, en homme qui se mettait sans effort au-dessus des puérilités et des perfidies de l’esprit de parti, qui savait toujours rester un allié indépendant sans doute, mais un allié. Si quelquefois il n’était pas insensible aux hostilités qui s’agitaient contre lui dans un certain monde parisien, ses préférences réfléchies, et j’ose dire ses sentimens, n’en étaient pas altérés. Il se vengeait sans amertume. « Je ne veux pas médire de la société française, écrivait-il, je lui dois trop. Je me résigne à ce que l’Italie se régénère en dépit des salons de Paris. » Cavour aimait notre nation, à laquelle il ne reprochait que de savoir si peu pratiquer ou garder la liberté. Il faisait de l’alliance française un des fondemens de sa politique, une condition permanente pour les deux pays, et ce qu’on peut dire de mieux, c’est que, s’il eût vécu, il eût réussi peut-être par ses conseils, par une influence chaque jour grandissante, à imprimer un autre cours à des événemens qui ont fini par un désastre pour la France. Dans cette carrière d’un siècle où tant de choses disparaissent, où tant d’autres choses restent en doute, le dernier empire, a-t-on dit, a produit deux grandes nouveautés et deux grands ministres : l’unité italienne et l’unité allemande, M. de Cavour et M. de Bismarck. Je ne veux pas faire des comparaisons où il y aurait plus de contrastes de toute sorte que d’analogies. M. de Bismarck est toujours vivant, et l’avenir est à tout le monde. Le comte de Cavour a disparu de la scène depuis quinze ans, et, quant à lui, il a eu la fortune de réaliser l’affranchissement de son pays par la liberté; il n’a pas fait de son œuvre une menace pour l’Europe, et dans cette reconstitution d’un peuple qui reste la victoire de sa politique, l’héritage d’un cordial et puissant génie, il n’a pas mis la mutilation d’une autre nationalité.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars, du 15 avril, du 1er juin, du 15 juillet, du 15 septembre et du 15 novembre 1876.