Le Comte de Cavour/05
- I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Documens inédits, etc.
Le jour où Napoléon III, au lendemain de la campagne de 1859, recevait à Saint-Cloud sénateurs, députés et conseillers d’état aussi empressés à exalter sa modération qu’ils l’auraient été à célébrer sa résolution et son énergie, s’il eût continué la guerre, l’empereur semblait saisir cette occasion de commenter et de préciser son œuvre de Villafranca. C’était une scène étrange. Aux adulations des courtisans qui le comparaient à « Scipion » et ne parlaient que des « prodiges » d’une volonté maîtresse d’elle-même, l’empereur répondait de l’accent agité d’un homme qui aurait eu à se défendre d’avoir déserté « par lassitude » la « noble cause qu’il avait voulu servir. » Il songeait peut-être à Cavour en avouant qu’il lui en avait coûté d’interrompre l’œuvre commencée, de « voir dans des cœurs honnêtes de nobles illusions, de patriotiques espérances s’évanouir. » Il invoquait l’intérêt de la France près d’être compromis par l’extension d’une lutte qui, d’un instant à l’autre, pouvait être engagée sur le Rhin et sur l’Adige. « Dès que les destinées de mon pays ont pu être en péril, j’ai fait la paix, » disait-il, et en expliquant pourquoi il s’était arrêté, il se plaisait à montrer les fruits de la victoire : l’influence des armes françaises attestée une fois de plus, le Piémont agrandi d’une opulente province, la nationalité italienne reconnue et organisée par une fédération, les princes maintenus ou restaurés, « comprenant enfin le besoin impérieux de réformes salutaires. » Ce n’était là par malheur qu’une vaine représentation de cour déguisant à peine la vérité des choses. Cette paix improvisée ou bâclée dans un petit village du Mincio, entre deux empereurs également émus des horreurs du champ de bataille, cette paix n’avait rien réglé ; elle mettait fin à la guerre sans doute, elle ne résolvait pas les problèmes déchaînés par la guerre. Elle laissait, à côté de la France et de l’Autriche réconciliées, le Piémont déçu et embarrassé de son rôle, les duchés du centre à demi émancipés et livrés à eux-mêmes, le sentiment national italien irrité et trompé, l’Europe étonnée et soupçonneuse devant l’énigme des entrevues impériales du Mincio.
Je veux préciser cette situation au lendemain du grand conflit interrompu. La France s’est crue intéressée à ne pas pousser plus loin la guerre ; l’Autriche, à son tour, s’est crue intéressée à payer d’une province une paix qui lui laisse la Vénétie avec l’espoir de la restauration de ses princes à Florence comme à Modène. Entre l’Autriche et la France déposant les armes, ce que Villafranca a ébauché, les négociations de Zurich vont l’achever. Les questions italiennes proprement dites, réorganisation, fédération, réformes, sont réservées à un congrès européen. Tout semble décidé ou prévu ; c’est au contraire plus que jamais le commencement de l’imprévu, les solutions ne sont qu’apparentes, et à côté de la politique de Villafranca, de Zurich, du congrès, de la diplomatie officielle, s’ouvre tout à coup une autre phase originale et saisissante, ce que j’appellerai la phase des Italiens eux-mêmes prenant la direction de leurs destinées, déjouant tous les calculs, se chargeant d’interpréter cette paix par laquelle on a cru enchaîner leurs espérances. Cavour disait : « La voie est coupée, nous en suivrons une autre. » Napoléon III, avant de quitter le Mincio, avait dit de son côté au roi Victor-Emmanuel cette parole étrange : « Nous allons voir maintenant ce que les Italiens sauront faire tout seuls. » C’est le secret de cette période qui commence au 11 juillet 1859, de cet autre drame diplomatique, national, qui s’engage aussitôt dans des conditions nouvelles et avec de nouveaux personnages, qui va se précipiter à travers les péripéties les plus inattendues, jusqu’à la crise définitive décidée encore une fois et dénouée par le grand artiste de la révolution italienne.
Les combinaisons de Villafranca avaient l’inconvénient d’avoir été imaginées pour une autre situation et de ne plus répondre aux circonstances, de n’être désormais qu’un expédient insuffisant, contradictoire, dénué de force et de sanction. Évidemment cette confédération par laquelle Napoléon III avait cru sauver une partie de son programme et surtout détourner les difficultés qu’il voyait poindre dans les légations déjà détachées du saint-siège, cette confédération eût été une précieuse conquête, une garantie — avant la guerre. Changez l’hypothèse : la confédération eût été encore possible, même avec les princes restaurés, si la guerre, au lieu de s’arrêter, eût été poussée jusqu’à l’Adriatique, jusqu’à l’indépendance complète par la disparition définitive de la domination étrangère ; alors la France aurait eu plus d’autorité pour la faire accepter, les Italiens auraient eu moins de raison de la refuser. Dans les termes où elle se présentait, avec l’Autriche toujours campée à Venise, maîtresse de positions formidables, dominant encore l’Italie par son influence et ses alliances, la confédération était moins une promesse qu’une menace permanente ; elle laissait l’ennemi, c’est-à-dire la prépotence étrangère, dans la place. C’était la paix, telle qu’elle avait été faite, qui ruinait d’avance l’idée de la confédération, ou si l’on veut, c’était la confédération ainsi organisée qui compromettait d’avance la paix des deux empereurs. Autre contradiction. Les préliminaires du 11 juillet disaient : « Le grand-duc de Toscane et le duc de Modène rentrent dans leurs états… » En même temps l’empereur Napoléon avait exclu l’intervention de la force dans les restaurations princières, il avait réservé les droits et la volonté des populations, de sorte que dans cette œuvre étrange, assez incohérente, les Italiens trouvaient à la fois un mécompte, un stimulant de défiance et un moyen facile d’échapper à la menace d’une combinaison décevante. Tout est là dès la première heure.
Un instant, à la vérité, l’incertitude est poignante et terrible. Cavour vient de s’effacer, paraissant emporter dans sa retraite la dernière chance de la politique nationale et l’esprit de direction. Le nouveau ministère piémontais de La Marmora, Rattazzi, Dabormida, se forme pour l’exécution de la paix, et il est nécessairement obligé d’en faire son programme officiel. A Florence, à Modène, à Parme, à Bologne plus encore qu’à Turin et à Milan, l’acte de Villafranca éclate comme un coup de foudre qui semble livrer l’Italie centrale à l’alternative d’une soumission découragée ou des déchaînemens mille fois plus périlleux d’une résistance révolutionnaire. Une hésitation, un faux mouvement, un désordre peuvent tout perdre et engager les événemens d’une manière irréparable.
Que faut-il pour changer la face des choses ? Il suffit de quelques hommes assez résolus pour ne point s’abandonner, assez fermes pour tout contenir, assez habiles pour saisir par une inspiration soudaine ce qu’ils peuvent trouver encore de ressources dans une situation si nouvelle. Au premier moment sans doute, le cabinet de Turin, ne fût-ce que pour rester en règle avec la diplomatie, ne peut éviter de dégager le Piémont des affaires de l’Italie centrale et d’abdiquer un protectorat ostensible en rappelant ses représentans, Farini qui est à Modène, Boncompagni qui est à Florence, Massimo d’Azeglio qui est à Bologne ; mais aussitôt le lien officiellement rompu se renoue moralement par le choix de ceux qui prennent le pouvoir. Farini ne cesse d’être le commissaire du roi Victor-Emmanuel que pour devenir le dictateur de Modène et de Parme. A Florence, à la place de M. Boncompagni, le baron Bicasoli devient gouverneur de la Toscane. A Bologne, le chef du nouveau gouvernement est un homme peu connu jusque-là, le colonel Leonetto Cipriani, habilement choisi pour ses relations intimes avec les Napoléon. A peine y a-t-il une transition d’apparence, et tous ces chefs, ces dictateurs improvisés, ne perdent pas une heure à s’entendre pour préparer l’évolution qu’ils méditent, pour tenter d’obtenir par la paix plus peut-être qu’ils n’auraient conquis par la guerre. Avant que le mois d’août soit écoulé, des assemblées sont réunies pour régulariser l’interrègne. Entre ces états abandonnés à leur propre sort, une ligue militaire se forme pour la défense commune. De Bologne, de Parme, surtout de Florence partent en même temps des envoyés, le comte Linati, le marquis Lajatico, Bianchi, Ubaldino Peruzzi, Matteucci, qui vont à Turin, à Paris, à Londres plaider la cause nationale. En un mot, pendant que la diplomatie, qui se croit omnipotente, en est encore à ses combinaisons plus ou moins spécieuses, l’Italie centrale s’organise, se met en mouvement et marche à son but invariable.
Ce but, il est indiqué par les événemens, par la nature même de cette situation extraordinaire. Puisque l’Autriche à peine diminuée d’une province reste avec la puissance débordante de l’empire sur le Mincio et sur le Pô, il n’y a plus d’autre ressource que de rassembler le plus de forces italiennes qu’on pourra, de créer ce qu’on appelle le « royaume fort, » de s’attacher coûte que coûte au Piémont. La pensée de a l’annexion » domine tout, et par une combinaison étrange, ce qu’on a fait pour prévenir de plus grands changemens, pour détourner ou suspendre le mouvement de fusion représenté par le protectorat piémontais, est précisément ce qui accélère le travail unitaire, ce qui pousse plus précipitamment vers le royaume subalpin les petits états du centre. « L’Autriche, dans le quadrilatère, écrit familièrement d’Azeglio, c’est l’Italie à sa merci au premier jour. L’Italie ne voit que cela ; elle n’a plus qu’un désir, celui de constituer n’importe où et comment un groupe de provinces capable d’opposer une résistance sérieuse à une puissance qui n’a rien perdu de sa force et qui a redoublé de mauvais vouloir. Comment voulez-vous qu’on songe aux traditions historiques ou aux intérêts de clocher ? Sans la paix, ils auraient gardé quelque influence… Dans la position actuelle, on ne songe qu’à créer des forces… — Voilà ce que le bon sens de l’Italie entière a merveilleusement compris. De là cet élan unanime vers la Sardaigne ; de là l’abandon de toutes les traditions égoïstes, de tous les instincts les plus enracinés, les plus chers au municipalisme italien… » Deux choses expliquent cette évolution soudaine : la nécessité nationale d’abord, puis l’influence de la politique piémontaise de dix ans, la propagande du courage, de l’honneur militaire, du patriotisme éprouvé, du régime constitutionnel, de la liberté régulière et bienfaisante. En d’autres termes, qu’on le remarque bien, même dans l’éclipse de l’homme, c’est encore la politique de Cavour qui triomphe et porte ses fruits : lorsqu’elle semble vaincue à Turin, elle se relève, sous d’autres formes à Modène comme à Florence, avec Farini, Ricasoli, qui à leur tour entrent en scène, et si quelque chose peut prouver la maturité d’une révolution, c’est cette fortune de l’Italie trouvant à chaque heure décisive les ouvriers pour l’œuvre du moment.
Rien de plus dramatique et de plus singulier que cet épisode, cette lutte où pendant six mois l’instinct italien est aux prises avec toutes les difficultés intérieures comme avec la diplomatie des plus grandes puissances, dont il finit par avoir raison. Un de ces chefs de l’Italie centrale, Luigi-Carlo Farini, était un médecin romagnol d’origine, Piémontais d’adoption, cœur chaud et dévoué, esprit brillant et instruit, qui avait écrit avec ses souvenirs une Histoire des États romains. Mêlé dans sa jeunesse aux mouvemens libéraux de sa province natale, mais étranger aux sectes, il avait été tour à tour ministre du pape avec l’infortuné Rossi en 1848, puis député et ministre à Turin avec Cavour, dont il partageait toutes les idées, dont il soutenait passionnément la politique. Représentant du roi Victor-Emmanuel à Modène pendant la guerre, il avait le mérite de ne point hésiter un instant. Au premier bruit de la négociation des empereurs, avant même de rien savoir, il avait télégraphié à Turin : « Ne me laissez pas sans instructions. Sachez bien que si, par suite de conventions à moi inconnues, le duc fait quelque tentative, je le traiterai en ennemi du roi et de la patrie. Je ne me laisserai pas chasser d’ici, dût-il m’en coûter la vie. » Rappelé par le cabinet piémontais, il était resté à Modène chef acclamé d’un gouvernement provisoire, relevant tous les courages, lançant du haut du vieux palais d’Este ce mot significatif, que l’Italie n’avait pas « contre-signé la paix de Villafranca. » Avant de s’éloigner de Turin, Cavour avait eu le temps de lui écrire : « Le ministre est mort, l’ami applaudit à votre résolution. »
Farini avait probablement tout sauvé par cette initiative ; il avait empêché une brusque restauration qu’aurait pu aisément tenter le duc réfugié au camp autrichien avec sa petite armée, de même que quelques troupes laissées par d’Azeglio en face des Marches empêchaient l’irruption des Suisses du pape dans la Romagne. Le premier moment passé, Farini saisissait bientôt l’occasion d’aller plus loin, étendant sa dictature de Modène à Parme, puis à Bologne même, et formant une sorte d’état provisoire sous le vieux nom latin de l’Emilie. Il n’avait du reste qu’une pensée, dont il poursuivait fiévreusement la réalisation : préparer quand même, à tout prix, la fusion avec le Piémont. « Le coup est fait, écrivait-il le jour de son entrée à Bologne, il n’y a plus qu’un seul gouvernement. A l’année nouvelle, de Plaisance à la Cattolica, lois, règlemens, les noms mêmes, tout sera Piémontais. Je ferai fortifier Bologne ; de bons soldats, de bons canons contre ceux qui voudront combattre l’annexion, voilà ma politique ! » C’était en effet toute sa politique. Farini eût peut-être encore échoué cependant, même avec sa réunion de l’Emilie, s’il n’y avait eu dans un de ces états de l’Italie centrale, en Toscane, un autre chef imprimant au mouvement son énergique et fière originalité, le baron Bettino Ricasoli.
Celui-là a été réellement après Cavour ou avec Cavour et dans un cadre précis un des grands acteurs de la transformation italienne. Par lui la Toscane s’est engagée irrévocablement dans la voie de l’unification, et l’adhésion de la Toscane était bien plus décisive que celle des petits duchés. Le baron Bettino Ricasoli avait marqué un moment en 1848 dans les révolutions de son pays comme un des chefs du parti modéré. Il avait même été de ceux qui avaient rappelé le grand-duc réfugié à Gaëte et qui avaient eu l’amertume de voir le prince se laisser ramener à Florence avec une escorte autrichienne ; il avait aussitôt renvoyé tout ce qu’il avait de décorations grand-ducales, et il s’était retiré dans son beau domaine de Brolio, du côté de Sienne, se livrant aux expériences agricoles, mêlant dans sa vie indépendante les devoirs d’un patronage presque féodal, la culture de l’esprit, le goût des arts, restant toujours l’allié d’opinion de cette classe patricienne et libérale des Capponi, des Ridolfi, des Corsini, des Peruzzi. Comme bien d’autres, il avait suivi avec un intérêt croissant la politique piémontaise, et un des premiers, aux approches du conflit avec l’Autriche, il avait donné le signal du réveil à Florence. Ministre de l’intérieur pendant la guerre, sous le protectorat piémontais représenté par M. Boncompagni, président du conseil à la paix de Villafranca, il n’avait désormais, comme son collègue de Modène, d’autre pensée que l’annexion, et nul certes ne pouvait mieux que lui donner un air de grandeur à cette abdication de l’autonomie toscane devant l’idée de la patrie italienne.
Il n’avait rien d’un politique ordinaire ; il ressemblait à un personnage d’Holbein avec sa taille droite et raide, sa tenue sévère, sa dignité froide et néanmoins courtoise, sa mine haute et fine et son geste impérieux. C’était un Toscan de vieille race, continuant la tradition de ce Ricasoli d’autrefois, capitaine des guelfes dans les guerres de la Romagne, qui, voulant un jour obtenir un décret du « conseil des vingt-quatre » de Florence, mettait les conseillers sous clé et les affamait jusqu’à ce que le décret fût voté. Le baron de nos jours, sans affamer personne, avait-la volonté de fer de son aïeul au service d’une idée moderne, d’un désir national dont il se faisait au pouvoir le représentant passionné et altier. C’est lui qui une nuit, au Palais-Vieux, disait à un de ses compatriotes partant pour la France : « Allez, dites à ces messieurs que j’ai douze siècles d’existence, que je suis le dernier de ma race, et que je donnerai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour maintenir l’intégrité de mon programme politique. » Et ce qu’il disait, il l’exécutait à sa manière, non avec le génie large et souple d’un Cavour, mais avec la résolution d’un homme redouté pour son énergie, respecté pour son désintéressement et son patriotisme, imposant l’obéissance autour de lui. En voyant passer grave et imperturbable ce ministre, ce dictateur, qui, au lieu de demander des émolumens au trésor, donnait au contraire de sa fortune, qui travaillait depuis six heures du matin jusqu’après minuit, le peuple ne le payait pas en vaines acclamations qu’il eût dédaignées ; il se sentait en sûreté sous un tel guide et avait pour lui cette considération que Royer-Collard mettait au-dessus de la popularité.
L’acte dont Ricasoli poursuivait l’accomplissement n’avait dans sa pensée rien de révolutionnaire ; c’était un acte réfléchi de nécessité nationale qu’il prétendait pousser jusqu’au bout sans le laisser dévier, sans le laisser compromettre ou altérer par les intrigues des uns, par les agitations des autres. Le dictateur florentin n’ignorait pas qu’il vivait au milieu de dangers de toute sorte. Il avait compris surtout que la première condition de salut était un ordre intérieur strictement maintenu ; il sentait que tout ce qui ressemblerait à un désordre, tout ce qui tendrait à compliquer la question par des invasions révolutionnaires au delà de la frontière, serait un affaiblissement pour la cause nationale, un prétexte pour les fauteurs de restaurations ou pour les interventions étrangères, — et il ne voulait offrir aucun prétexte. Aussi se montrait-il inflexible contre toute velléité d’agitation ou de division. Mazzini s’était flatté de faire de la Toscane un centre d’opérations dont il serait le chef toujours invisible. Ricasoli lui faisait signifier, non sans une hautaine ironie, que, s’il le prenait, il l’empêcherait de nuire en le mettant « sous clé » dans son château de Brolio, — jusqu’à la constitution définitive de l’Italie. Les républicains étaient sévèrement consignés à la frontière. Guerrazzi lui-même, l’ancien président du ministère démocratique de 1848, ne pénétrait qu’avec peine en Toscane. Le brillant Montanelli, avec ses rêves de royaume d’Étrurie pour le prince Napoléon, n’était toléré que parce qu’on ne le craignait guère. Garibaldi, dont on avait accepté les services, à qui on avait confié le contingent toscan dans la ligue militaire formée pour la défense commune, Garibaldi n’échappait pas plus que les autres à l’autorité du terrible baron. Un moment avec les soldats toscans et des volontaires romagnols il voulait envahir les Marches, l’Ombrie ; s’il l’avait fait, c’était l’intervention immédiate de la France, on le savait à Florence aussi bien qu’à Turin. Ricasoli n’hésitait pas un instant à réprimer les velléités belliqueuses de Garibaldi, à couper court à des fantaisies de dictature militaire qui se manifestaient, et Garibaldi pliait, il se retirait en grondant, mais sans rien tenter, à Caprera. L’obstination de Ricasoli, secondée par des conseils venus de Turin, détournait peut-être un péril mortel.
En un mot, le redoutable Florentin entendait rester maître dans son domaine de l’Arno, qu’il ne voulait ni livrer à une dictature soldatesque, ni laisser envahir par les démagogues, ni même laisser absorber dans une fusion qu’on lui proposait avec Modène, Parme et les légations. Vainement en effet à un certain moment on essayait de l’attirer dans une sorte de ligue politique qui aurait complété la ligue militaire ; vainement Farini et le marquis Pepoli s’efforçaient de lui démontrer l’avantage qu’il y aurait à réaliser une fusion partielle et temporaire, prélude de la réunion définitive au Piémont, — à se présenter devant l’Europe avec l’autorité d’un seul gouvernement, d’une même diplomatie parlant au nom de l’Italie centrale tout entière. Ricasoli déclinait absolument cette combinaison, et il la déclinait par une raison caractéristique. Il soutenait qu’on allait offrir à l’Europe les « élémens tout prêts d’un royaume séparé, » et d’un royaume séparé de l’Italie centrale, même avec les légations ; il n’en voulait à aucun prix, pas plus avec un Napoléon ou tout autre prince nouveau qu’avec un grand-duc lorrain. L’annexion au Piémont restait son dernier mot, parce que l’annexion c’était le « royaume fort » en face de l’Autriche, c’était l’Italie constituée, armée, et devant l’Italie seule il entendait abaisser la brillante couronne de l’indépendance toscane. Il se refusait à une combinaison qu’il croyait dangereuse, il ne marchait pas moins d’accord avec Farini, et c’est ainsi que pendant six mois, par l’œuvre de quelques hommes, l’Italie centrale offrait le spectacle de populations unies dans un même sentiment, disciplinées, résistant à tous les entraîmens comme à toutes les provocations. Un seul crime, le meurtre du colonel Anviti, attristait Parme, et aussitôt éclatait une protestation universelle. « Si on m’avait annoncé il y a deux mois ce qui se passe maintenant, écrivait familièrement d’Azeglio, j’aurais ri au nez du prophète. Qui aurait cru possible de voir les Romagnols doux et sages, les Toscans énergiques et tous les clochers à l’esprit dix fois séculaire crouler avec un si parfait ensemble dans toutes les villes italiennes ? »
Il est vrai, même avec l’habile hardiesse des chefs et la docilité des populations, même avec tant de complicités intérieures conspirant ensemble, cette campagne de l’Italie centrale n’aurait pu aller jusqu’au bout, si elle n’avait eu pour elle la faveur des circonstances les plus inattendues, le trouble profond de l’Europe au lendemain de Villafranca. Les Italiens avaient l’avantage d’une idée fixe, d’une politique précise en face d’une diplomatie qui ne savait plus ce qu’elle voulait ou ce qu’elle pouvait, au milieu des incohérences et des contradictions de toutes les politiques. Leur génie était de rester maîtres d’eux-mêmes et de savoir profiter de tout dans un des plus curieux imbroglios où se soient agitées les affaires humaines, dans cette mêlée de six mois où l’Autriche, la France, l’Angleterre, le Piémont jouaient une si étrange partie, en ayant toujours l’air de préparer un congrès, — qui ne devait jamais se réunir.
L’Autriche, dans ces nouvelles péripéties du lendemain de la guerre, n’avait évidemment qu’un rôle et qu’un but. Réduite à céder une de ses plus brillantes provinces, elle tenait à garder ce qui lui restait de domination, directement dans la Vénétie, indirectement par les restaurations qui lui avaient été promises dans les duchés. Elle se serait prêtée peut-être à quelques-unes des combinaisons proposées par la France pour une confédération dont Venise aurait fait partie ; avant tout elle demandait l’exécution des traités, elle s’attachait fiévreusement à ces restaurations dont on l’avait flattée, et elle ne cessait de rappeler à la France, comme au Piémont, que, si on ne lui donnait pas les restaurations, elle serait déliée d’un autre côté, même en Lombardie, des engagemens de la paix. A vrai dire, elle était dans son droit, elle avait pour elle la légalité diplomatique de Villafranca, de Zurich ; mais l’Autriche, moralement diminuée par la défaite, plus que jamais suspecte aux Italiens, à peu près abandonnée par ses alliés européens et assaillie par surcroît d’embarras intérieurs dans l’empire, l’Autriche était, en définitive, impuissante. Elle ne pouvait que se démener inutilement, avec une impatience mêlée d’amertume, devant ces révolutions de l’Italie centrale où elle n’avait plus la liberté d’intervenir par une pression de la force : elle ne pouvait pas passer le Pô. Elle n’avait plus d’autre ressource que d’opposer à chaque acte qui s’accomplissait une série de vaines protestations dont on se jouait à Florence, et d’en appeler à l’Europe qui se taisait ou qui encourageait l’Italie. L’Autriche avait assez de se défendre dans cette situation, plus menacée que menaçante, d’une puissance réduite à une retraite désespérée, à peu près délaissée par tout le monde. La Russie l’abandonnait à son isolement. La Prusse, contre laquelle le cabinet de Vienne était plein de ressentiment, qu’il accusait de trahison, la Prusse commençait à réfléchir sur l’exemple des Italiens et ne sortait pas d’une certaine réserve. L’Angleterre allait bien plus loin. Par une évolution aussi étrange qu’inattendue, après avoir été l’alliée de l’Autriche jusqu’à la veille de la guerre, après avoir défendu jusqu’au bout les traités de. 1815, l’Angleterre n’attendait que le lendemain de Villafranca pour passer tout à coup au camp italien ; elle prodiguait désormais à ses nouveaux cliens les sympathies et les encouragemens.
La politique anglaise n’était plus à ce moment aux mains des tories, de lord Derby et de lord Malmesbury, elle venait de passer aux mains des whigs, de lord Palmerston, de lord John Russell, et l’Angleterre des whigs se montrait aussi chaleureuse pour l’indépendance italienne qu’elle avait été tiède jusque-là. Elle était peu favorable à une fédération qui offrait à ses intérêts commerciaux moins de garanties qu’une simple extension du Piémont, le pays de la liberté économique. Elle n’avait naturellement rien à dire a des combinaisons qui démembreraient le pouvoir temporel du pape. Elle était la première à défendre contre l’Autriche la liberté des Italiens du centre, le droit qu’ils avaient de disposer d’eux-mêmes, de se réunir au Piémont s’ils le voulaient. Elle se faisait en vérité la gardienne du principe de non-intervention, et la patronne des ambitions ou des espérances les plus étendues des Italiens. Pas plus que les tories, les whigs n’entendaient assurément engager l’Angleterre par la promesse d’un secours armé ; ils promettaient du moins « tout l’appui moral possible, » c’était le mot de lord Palmerston, et de Londres le représentant de la Sardaigne, le marquis Emmanuel d’Azeglio, pouvait écrire à Turin : a Les ministres anglais ont toujours soin d’ajouter, en parlant de l’annexion, qu’elle serait considérée par l’Angleterre comme l’arrangement préférable. L’Angleterre reconnaît à l’annexion le double avantage de nous rendre plus indépendans et de respecter les vœux des populations. » Les ministres de la reine semblaient vouloir regagner le temps perdu en se montrant plus Italiens que les Français qui venaient de combattre pour l’Italie, en flattant, en aiguillonnant la passion nationale au-delà des Alpes. Pourvu qu’on s’abstînt d’attaquer l’Autriche dans la Vénétie, on pouvait se permettre tout le reste à Florence comme dans les états du pape !
Le mobile à peine déguisé de cette politique d’excitation était une défiance croissante à l’égard de l’empereur, la crainte de voir la France remplacer l’Autriche en Italie, soit par une influence directement exercée, soit par quelque royaume à demi feudataire sous un Napoléon, et les ministres anglais croyaient neutraliser l’ascendant français en stimulant les annexions. Lord John Russell, comme chef du foreign-office, se livrait à cette propagande avec une candeur impétueuse qu’il a toujours elle, qui a plus d’une fois effrayé et embarrassé ses compagnons de pouvoir. Il ne s’apercevait pas qu’il s’exposait à plus d’une contradiction, qu’après avoir enflammé les Italiens il serait mal venu à vouloir les détourner de la guerre pour Venise, et qu’en favorisant l’extension du Piémont, il allait au-devant d’une éventualité qu’il redoutait, — cette cession de la Savoie à laquelle l’empereur avait renoncé à Villafranca, mais que la création d’un puissant royaume de l’Italie du nord devait faire revivre. Les Italiens ne pouvaient s’y méprendre, et s’ils étaient assez habiles pour se servir de l’appui de l’Angleterre, ils n’ignoraient pas que la question était pour eux moins à Londres qu’à Paris, dans le pays qui avait encore son armée campée en pleine Lombardie.
Ce que voulait réellement, ce que ferait la France, c’était là le point essentiel. Lord Palmerston prétendait qu’il y avait deux politiques à Paris, il n’avait pas eu de peine à pénétrer ce mystère. Depuis le premier jour, ces deux politiques existaient, se confondant ou se contrariant tour à tour : l’une avait triomphé par la guerre, par les proclamations excitatrices de Milan, l’autre avait triomphé par l’acte prématuré et incomplet de Villafranca ; maintenant les deux politiques se retrouvaient encore dans l’interprétation, dans l’exécution de la paix, et certes si les conditions de Villafranca avaient une chance d’être réalisées et maintenues jusqu’au bout dans leur intégrité, c’était par la présence au pouvoir, par l’action du ministre des affaires étrangères de France.
Le comte Walewski, homme parfaitement loyal, ne tenait pas seulement à faire honneur aux engagemens pris avec l’Autriche ; il était lui-même par ses opinions, par ses traditions et ses instincts, favorable à tout ce qui pouvait restreindre la révolution italienne, aux restaurations ducales, à la limitation de l’influence piémontaise. Il ne voulait à aucun prix de l’annexion, et il n’hésitait pas à faire sentir le poids de l’autorité impériale, de la diplomatie française à Turin comme à Florence, comme à Bologne. Dès les premiers instans, il avait expédié agens sur agens, M. de Reiset, le prince Poniatowski, autrefois ministre de Toscane à Paris, maintenant envoyé à Florence pour proposer la restauration lorraine, et le comte Walewski se montrait aussi étonné qu’impatient des résistances que sa diplomatie rencontrait. Il se faisait l’illusion de croire que tout ce qui se passait à Florence n’avait rien de sérieux, que ce n’était qu’une conspiration de parti « soudoyée par les Piémontais, » une œuvre révolutionnaire « conduite avec fermeté et hardiesse par le baron Ricasoli. » Il ne parlait pas autrement que l’Autriche ! A Paris, dans ses entretiens avec les envoyés toscans, avec le marquis Lajatico, M. Ubaldino Peruzzi, M. Matteucci, le comte Walewski tenait le langage le plus acerbe, le plus menaçant. Le ministre français ne craignait pas de déclarer que les Toscans devaient « plier la tête, » il témoignait le regret qu’on eût laissé connaître aux Italiens qu’il n’y aurait pas d’intervention armée. Entretiens pénibles d’où les envoyés toscans sortaient blessés sans avoir « plié la tête ! » Un autre jour, le comte Walewski faisait venir le ministre de Sardaigne, et il lui disait : « Je n’entends pas ouvrir avec vous une discussion ; je veux simplement vous mettre au courant de l’état des choses et vous demander votre concours pour amener votre gouvernement à se mettre d’accord avec nous dans la question de l’Italie centrale. Il faut montrer à ces populations ce qu’a d’inévitable le retour du pape dans les légations, des Lorrains à Florence, de François y à Modène. Si le Piémont nous prête la main, nous lui donnerons en compensation Parme et Plaisance ; s’il s’obstine dans les annexions, il suscitera à l’Europe de nouveaux malheurs, et il en portera la peine méritée… » Le ministre français agissait de toute façon, sur tous les points à la fois, pour assurer le succès de ses idées.
Oui sans doute, c’était la politique du comte Walewski ; mais il y avait en même temps la politique de l’empereur. Napoléon III avait beau faire, il ne pouvait se dérober à la responsabilité de ces mouvemens italiens accomplis sur son passage, au bruit de ses proclamations retentissantes. Il avait dit aux Italiens de se lever, de s’organiser, de suivre le drapeau de Victor-Emmanuel, de disposer de leurs destinées : les Italiens s’étaient levés, ils disposaient d’eux-mêmes, ils agissaient « tout, seuls, » — qu’avait-il à répondre ? Évidemment il croyait avoir fait beaucoup par la paix de Villafranca, il pensait du moins avoir assuré à l’Italie une mesure d’indépendance et de progrès compatible avec les circonstances, et une fois engagé, il ne pouvait désavouer aussitôt son œuvre. En apparence, il ne parlait pas autrement que son ministre des affaires étrangères. Lui aussi, dans ses relations avec la diplomatie, dans ses communications incessantes avec Victor-Emmanuel, dans ses conversations avec les délégués italiens qui venaient vers lui, il commençait par mettre hors de doute les obligations de Villafranca. Il se croyait d’autant plus tenu à une certaine ostentation de loyauté qu’il se sentait suspect et surveillé de toutes parts en Europe. Il portait la peine de sa réputation, à ce que disait le prince Napoléon.
L’empereur cependant ne tardait pas à subir l’influence des événemens ; un singulier travail semblait s’accomplir dans cet esprit dont personne n’avait jamais le dernier mot, et dans tous les cas le langage de Napoléon III, bien moins absolu que celui du comte Walewski, se prêtait à toutes les interprétations. Lorsqu’on essayait de sonder les intentions de l’empereur en lui demandant s’il s’intéressait à la restauration des princes dépossédés, il répondait qu’il n’avait « aucun intérêt personnel à désirer le rétablissement des ducs lorrains, » et il ne parlait qu’avec un sourire d’incrédulité de la candidature du prince Napoléon à une couronne de l’Italie centrale. Lorsqu’on lui demandait si les engagemens par lesquels il se déclarait lié n’avaient pas une limite, il répondait assez mélancoliquement que sans doute ils avaient une limite, — « la limite du possible. » Lorsqu’enfin on cherchait à savoir de lui jusqu’où pouvait aller la pression étrangère en faveur des restaurations dans les duchés, il n’hésitait pas à dire : « Aucune violence ne sera faite aux Italiens. » Et il faisait mieux, il déclarait au prince de Metternich, à Compiègne, que, si l’Autriche passait le Pô, ce serait la guerre immédiate avec la France. Un jour, à l’occasion d’une démarche tentée auprès de lui à l’instigation de M. Peruzzi, il répondait : « M. Peruzzi me paraît être un homme sagace, il doit comprendre que, lorsqu’on me demande mes intentions au sujet de la Toscane, je ne puis dire que ce que j’ai dit ;… mais que les populations votent, et quand il sera démontré que les conventions de Villafranca ne peuvent être exécutées qu’au mépris des principes de droit populaire de qui je tiens mon pouvoir, je pourrai changer d’avis[2]… »
C’était fort significatif. En invoquant toujours l’œuvre de Villafranca, l’empereur l’abandonnait par degrés ; il rouvrait lentement la porte à toutes les combinaisons possibles, même à celles qui impliquaient un démembrement de l’état pontifical, et ce qu’il ne pouvait pas dire, ses amis le disaient pour lui. Le docteur Conneau était parfois auprès des Toscans l’écho de ses pensées les plus intimes. A Londres, l’ambassadeur de France, M. de Persigny, ne se faisait faute de désavouer le langage du comte Walewski. C’était un confident dévoué de Napoléon III, ambassadeur auprès d’une des premières puissances de l’Europe, qui allait répétant partout que l’empereur reconnaissait s’être trompé dans les affaires italiennes, qu’il n’insistait plus et qu’après tout il dépendait des Italiens, de leur résolution, de leur sagesse, d’échapper aux obligations de Villafranca. Avant qu’il fût longtemps le ministre sarde à Londres, le marquis Emmanuel d’Azeglio était en mesure d’écrire à Turin : « J’ai lu la lettre autographe de Napoléon remerciant le gouvernement anglais pour sa protestation contre l’intervention étrangère… Ici on pense que le langage officiel si différent de ce qui est dit dans cette lettre n’a d’autre objet que de maintenir l’Autriche tranquille. L’empereur ajoute qu’il n’aura aucune peine de voir les événemens donner tort à ses prévisions premières. Tous les hommes d’état d’ici, y compris l’ambassadeur français lui-même, sont d’avis qu’il nous faut marcher résolument, promptement, mais prudemment, en prenant pour règle qu’en réalité à Paris on ne demande qu’à se laisser forcer la main… »
Au fond, dans les mystères de sa politique, Napoléon III avait une double pensée. Il ne demandait pas mieux en effet que d’avoir la main forcée, comme on le disait, de pouvoir se dégager le mieux possible et de couvrir du nom de l’Angleterre vis-à-vis de l’Autriche l’inexécution des engagemens de Villafranca et de Zurich. Qui avait eu le premier cette idée, de l’Angleterre ou de l’empereur ? Peu importe ; lord Cowley avait été l’intermédiaire utile d’une négociation par laquelle les ministres de la reine Victoria se prêtaient à faciliter l’évolution, lente et obscure encore, du souverain français. Napoléon III avait une autre pensée dont il ne faisait pas confidence aux ministres anglais. En se préparant à tolérer l’abrogation tacite des traités qui le liaient à l’Autriche, il tenait à ne pas se dévoiler, à se réserver jusqu’au bout. Il voulait laisser aux Italiens, avec la liberté, la responsabilité de ce qu’ils allaient faire, de cette création d’un grand royaume, qu’il n’encourageait pas ostensiblement et dont il était décidé à demander le prix. Et lui aussi, il s’abusait étrangement comme lord John Russell, comme lord Palmerston. Si les ministres anglais ne paraissaient pas s’apercevoir qu’en poussant aux annexions de l’Italie centrale ils allaient offrir à l’empereur un prétexte de faire revivre ses prétentions sur la Savoie, l’empereur, de son côté, ne voyait guère où le conduirait cette tentation qui n’avait pourtant rien d’extraordinaire. Les uns et les autres semblaient se faire un jeu de débrouiller ou d’embrouiller l’écheveau. en attendant qu’une main hardie vînt trancher le fil.
Dans ce travail confus des politiques, le plus embarrassé était encore le Piémont, placé entre toutes les influences, tour à tour attiré ou retenu par l’Italie et par l’Europe. Que le Piémont fût en connivence avec l’Italie, ce n’était point un mystère. Il la soutenait dans ses efforts, il la couvrait souvent de sa diplomatie, il lui prêtait ses officiers, il était en un mot pour elle le point de ralliement, un centre irrésistible d’action. Le Piémont ne se sentait pas moins obligé de maintenir officiellement une certaine distinction d’intérêts et de situations. Il avait des ennemis dangereux aux frontières, une armée française en Lombardie, des négociateurs à Zurich, des difficultés partout. Il était enchaîné par tous les liens d’un état régulier. Le Piémont ne pouvait ni braver ouvertement l’Autriche, qui après tout se bornait à réclamer l’exécution de la paix, ni se dérober aux pressions de la France dont les soldats campés à Milan lui servaient de protection, et le plus souvent au contraire il avait à concerter sa politique, même son langage, avec Paris. Le roi devait consulter sans cesse l’empereur, à qui il envoyait tantôt le général Dabormida, tantôt le comte Arese, ce loyal gentilhomme milanais toujours bien venu aux Tuileries, et Victor-Emmanuel, en recevant les députations qui allaient lui offrir la couronne, ne pouvait que leur promettre de défendre leurs droits, de patronner leurs vœux, sans oser ou sans pouvoir encore accepter d’être leur souverain. Le Piémont enfin se trouvait dans cette condition singulière d’un pays réduit à reculer devant ce qu’il désire le plus et à paraître repousser ceux qui s’offrent à lui.
Le problème pour les Italiens du centre était de passer à travers toutes ces difficultés de la situation la plus compliquée, ayant tout à la fois affaire au Piémont, à la France, à l’Angleterre, à l’Europe. Ils avaient compris qu’en maintenant l’ordre, en accomplissant une révolution nationale de la façon la moins révolutionnaire possible, ils auraient raison de tout, et que l’essentiel pour eux était de durer, de marcher. A l’acte de Villafranca, ils avaient répondu par les assemblées qui avaient proclamé la déchéance des anciens princes et proclamé le principe de l’annexion. Au traité de Zurich, ils avaient répondu par le vote de la régence du prince de Carignan, que la diplomatie atténuait et qui ne restait pas moins un pas décisif de plus. Aux hostilités et aux défiances, ils répondaient chaque jour par le calme, par l’opiniâtreté de leurs vœux. C’était le miracle de la politique des Ricasoli, des Farini. Maintenant les complications arrivaient à un point où il fallait en finir, où une solution devenait nécessaire pour tout le monde. Les provinces de l’Italie centrale avaient tenu six mois sans se laisser ébranler, sans se démentir un seul jour, elles avaient assez d’un périlleux provisoire. Le Piémont ne pouvait aller plus loin avec un ministère dictatorial, — celui du lendemain de Villafranca, — qui ne semblait plus de force à dominer les embarras du moment et qui commençait à devenir impopulaire pour ses indécisions aussi bien que pour ses lois d’assimilation de la Lombardie. L’Europe elle-même touchait à un congrès qu’elle redoutait en paraissant l’appeler, et où allait vraisemblablement éclater l’impuissance des gouvernemens dans la confusion universelle.
De toute façon, les circonstances pressaient, lorsqu’un double coup de théâtre venait changer brusquement la face des choses et décider la situation. A Paris, l’empereur Napoléon III sortait du nuage de ses négociations avec l’Angleterre pour en finir à sa manière. Par une lettre du 31 décembre 1859 ; il proposait au pape Pie IX une combinaison qui plaçait les légations sous le vicariat du roi Victor-Emmanuel et qui avait certes peu de chances d’obtenir la sanction du chef de l’église. Par une brochure, — le Pape et le Congrès, — aussi retentissante que celle de l’hiver de 1859 et destinée au même succès, il achevait de rendre le congrès impossible. Par le remplacement du comte Walewski au ministère des affaires étrangères, il signait l’acte de décès de la politique de Villafranca, de la diplomatie hostile à l’Italie, et c’était un homme jeune encore, aussi habile que résolu, M. Thouvenel, qui revenait de son ambassade de Constantinople pour prendre en main la nouvelle politique extérieure de la France. D’un autre côté, à Turin, Cavour revenait aux affaires, il remontait sur la scène comme le seul homme capable de tenir tête à toutes les difficultés, de remettre le Piémont et l’Italie en marche. L’empereur changeant de politique à Paris et Cavour ministre à Turin, c’était peut-être le commencement de la fin, et dans tous les cas c’était la période de l’action qui se rouvrait. Ce jour-là M. Guizot, juge illustre des fortunes du temps, pouvait dire : « Deux hommes se partagent en ce moment-ci l’attention de l’Europe, l’empereur Napoléon et M. de Cavour. La partie est engagée, je parie pour M. de Cavour. »
La force des événemens ramenait ainsi le premier des Piémontais après le roi, le comte de Cavour, à la direction de ce mouvement italien qu’il avait laissé interrompu au lendemain de Villafranca, qu’il avait cru au moins compromis, et qu’il retrouvait agrandi, fortifié, pénétré en quelque sorte de son esprit. A vrai dire, ces six mois qui venaient de s’écouler n’avaient été perdus ni pour lui ni pour l’Italie ; ils n’avaient fait que mûrir la situation du pays, et préparer pour l’homme un retour plus décisif en le laissant momentanément en dehors de la politique officielle, en lui permettant de réserver sa liberté et la vigueur retrempée de son esprit pour l’heure opportune.
S’il avait emporté dans sa retraite du mois de juillet, dans son voyage en Suisse, un sentiment de déception et d’amertume, il n’avait pas tardé à rentrer en Piémont complètement changé, plein de feu et de confiance. Sa position n’était pas trop facile vis-à-vis d’un ministère à qui les circonstances faisaient une vie laborieuse, qu’il pouvait également embarrasser par ses interventions ou par son abstention. Il ne voulait créer aucun ennui à ce ministère de bonne volonté et de nécessité, et de Pressinge il s’était hâté d’écrire à son ami Castelli : « Saluez Rattazzi, assurez-le de mon concours en tout et pour tout. Je ne ressens de curiosité d’aucune espèce à l’égard des secrets de sa politique. Par choix, je veux plutôt rester tout à fait étranger aux affaires du jour. Toutefois, si Rattazzi jugeait utile un conseil de ma part, je suis toujours prêt à le donner avec franchise… » Et quelques jours après : « Je reprendrai le chemin de Turin pour aller dans un coin donner des conseils, si l’on m’en demande, et me tenir bien tranquille si l’on n’a pas besoin de moi. »
Il ne restait pas moins un personnage embarrassant, et il le sentait lui-même lorsque, quelques semaines plus tard, il écrivait d’une plume libre et légère à Mme de Circourt : « Vous serez peut-être étonnée de me voir dans un état d’incertitude complète, car d’ordinaire je n’hésite guère. Cet étonnement cessera si vous réfléchissez à la position où je me trouve. Ma présence à Turin n’est utile à personne, et elle est gênante pour beaucoup de monde. Bien que très disposé à appuyer le ministère composé d’hommes loyaux et animés des meilleures intentions, je ne puis me remuer sans l’ébranler. D’autre part, je lui nuirais si je persistais à demeurer caché dans mes rizières. On dirait que je boude, et cela me rendrait ridicule. Il me reste la ressource de voyager ; mais où aller ? La politique m’interdit l’Italie, les convenances m’interdisent la France et l’Angleterre. Je n’ai pas le courage d’affronter l’atmosphère froide et lourde des métropoles de l’Allemagne, et je souffre trop du mal de mer pour être tenté par un voyage transatlantique. Je suis donc réduit à chercher ce que je dois faire sans trouver une solution. Il est probable que, faute d’un bon parti à prendre, je n’en prendrai aucun, et que je me laisserai guider par le hasard… » Voilà un homme bien embarrassé ! mais Cavour était de ceux qui ont des intelligences avec le hasard, et cette fois le hasard avait décidé qu’il resterait dans son Piémont, tantôt à Turin, tantôt à Leri, toujours prêt, à la disposition des événemens et de son pays.
Cavour aurait eu beau faire, il ne pouvait pas cesser d’être pour tous le premier guide de l’Italie et de s’intéresser à l’œuvre commune. Il n’était plus ministre, et la manière même dont il avait cessé de l’être n’avait fait que grandir sa popularité en l’identifiant avec une crise nationale. De tous les côtés de l’Italie, on le consultait. A Leri ou à Turin, il recevait plus que jamais toute sorte de visites d’Italiens ou d’étrangers, un jour lord Clanricarde, — « qui a voulu absolument venir, » — un autre jour la députation de Parme, dont faisait partie Verdi, ou la députation toscane qui venait offrir la couronne au roi Victor-Emmanuel. Ce qui se passait à Florence, à Bologne, à Modène, avait ranimé toute son ardeur et ses espérances. Sans être au pouvoir, il restait au centre du mouvement, cordial avec tous, conseillant la prudence ou la hardiesse, suggérant un expédient, s’inquiétant surtout de l’honneur de cette révolution qui s’accomplissait. Au premier bruit du meurtre du colonel Anviti à Parme, il s’était hâté d’écrire au comte Bardesono dont Farini avait fait un ministre : « Je ne doute pas que vous saurez remplir vos nouveaux devoirs comme ceux que vous avez remplis jusqu’ici, et si le peuple de Modène s’abandonnait à des excès semblables à ceux qui sont arrivés à Parme, vous saurez vous faire tuer pour empêcher que la cause italienne soit déshonorée par des actes du plus sauvage vandalisme… Dites à Farini que, s’il ne montre pas la plus extrême énergie contre les assassins de Parme, la cause de l’Italie court les plus grands dangers… » Aux Toscans, il disait : « Agissez vite, faites un gouvernement libéral, résolu à résister soit aux pressions diplomatiques, soit aux assauts armés… Si la Toscane maintient l’esprit national, elle peut sauver tout… »
Après avoir maudit la paix de Villafranca, il en parlait avec une exaltation qui aurait pu passer pour de l’ironie, tant le commentaire démentait la pensée première de l’œuvre, et il n’allait pas tarder à écrire au prince Napoléon : « Les conséquences de la paix de Villafranca se sont développées admirablement. La campagne militaire et politique qui a suivi ce traité a été plus avantageuse à l’Italie que la campagne militaire qui l’a précédé. Elle crée pour l’empereur Napoléon III des titres à la reconnaissance des Italiens plus grands que les batailles de Magenta et de Solferino. Que de fois dans la solitude de Leri ne me suis-je pas écrié : Bénie soit la paix de Villafranca ! » Plus ces conséquences, si peu prévues par l’auteur du traité, se développaient, plus Cavour se passionnait et se préoccupait de les assurer. De jour en jour, il se mêlait plus vivement à l’action ; par tous les côtés, il rentrait dans les affaires, même dans les affaires officielles, et naturellement une heure venait où il ne fallait qu’une occasion pour refaire de lui le ministre nécessaire d’une situation nouvelle.
Tout le ramenait au pouvoir, deux choses lui en facilitaient l’accès. Il est bien certain que, dans le premier moment, la paix, telle qu’elle venait d’être conclue, avait créé entre l’empereur et le comte de Cavour des rapports difficiles. Napoléon III n’avait pas ignoré les éclats de la colère du ministre piémontais, il avait cherché à les adoucir ; au fond, il n’avait aucune amertume contre celui qui avait été son confident à Plombières, et si l’ancienne intimité avait subi une épreuve, elle n’avait disparu qu’à demi. Cavour était assez habile pour ne pas se brouiller avec l’empereur, qui de son côté retrouvait promptement son goût pour ce génie facile et plein de ressources. Napoléon III songeait si peu à l’exclure du pouvoir qu’il n’avait pas hésité, au moment où le congrès devait se réunir, à le demander au roi Victor-Emmanuel comme plénipotentiaire. Cavour avait accepté, et il écrivait avec sa bonne humeur habituelle à un ami : « Si vous faites cet hiver une course à Paris, vous me trouverez à l’hôtel de Bristol. J’ai pris l’appartement qu’occupait le comte Buol en 1856, toujours pour envahir le territoire autrichien… » La disparition du comte Walewski, les dispositions personnelles de l’empereur tranchaient la difficulté pour Cavour à Paris, et à Turin même tout se réunissait pour le rappeler au gouvernement.
Le ministère qui existait depuis six mois, qui avait certes fait œuvre de dévoûment en acceptant la mission de conduire la politique piémontaise dans une crise de transition ingrate, ce ministère pliait sous le poids des circonstances ; il ne répondait plus aux nécessités du moment. La Marmora restait l’organisateur vigilant et actif de l’armée nouvelle, c’était toujours son rôle depuis dix ans. Le cabinet, dans sa direction diplomatique et intérieure, avait toutes les allures d’un pouvoir honnête, bien intentionné et médiocre. Il hésitait à prendre un parti décisif sur l’Italie centrale, qui le pressait ; il multipliait les lois d’assimilation qui froissaient les Lombards sans contenter les Piémontais : il ne se hâtait pas de réunir le parlement, gardant au-delà de la guerre les pleins pouvoirs votés pour la guerre et prolongeant par indécision une dictature dont il était le premier embarrassé. Rattazzi lui-même, bien que préoccupé de se créer un parti, une politique, n’avait pas l’ampleur d’un ministre dirigeant, et cette insuffisance, qui laissait les esprits flottans, provoquait des malaises, des scissions pénibles. Bref, de jour en jour, les affaires semblaient se nouer et appeler une main plus vigoureuse. Cavour, après avoir soutenu le ministère, ne pouvait fermer les yeux sur les dangers d’une situation que les incertitudes devaient compromettre. Admis plusieurs fois dans les conseils, il voyait qu’il fallait en finir, et, au dernier instant, un dissentiment avec le ministère au sujet de la réunion du parlement suffisait pour donner le signal de l’évolution. Peut-être Cavour mettait-il dans tout cela une certaine impétuosité qui ne ménageait pas toujours l’amour-propre d’anciens collègues. Il cédait à cette « impatience de ressaisir le pouvoir » dont parle un de ses plus fidèles et de ses plus intelligens collaborateurs, M. Artom, à cette « surexcitation joyeuse » que lui donnait la vue des « horizons nouveaux rouverts devant lui. » Il se sentait nécessaire, et de toutes parts aussi, en Italie comme en Europe, on le sentait nécessaire. Dès le mois d’octobre, le marquis Lajatico avait écrit de Londres : « Aujourd’hui il nous faut Cavour ministre ! » A la fin de 1859, lord John Russell le désignait en quelque sorte au pouvoir en lui témoignant le désir d’avoir avec lui une conférence, et lorsque tout était fait, aux premiers jours de 1860, Massimo d’Azeglio écrivait : « Maintenant nous allons marcher, j’en ai la conviction ; une main ferme reprend le gouvernail. »
Que se proposait-il donc en revenant ainsi, porté en quelque sorte par un reflux des événemens, par le courant de l’opinion intérieure et extérieure ? Il n’était pas de ceux qui ont la passion du pouvoir pour n’en rien faire. Évidemment Cavour avait, comme toujours, une pensée nette et arrêtée, une politique puisée dans la situation même et adaptée à cette situation.
Ce qu’il voulait d’abord, c’était la réunion du parlement le plus tôt possible. Vainement on lui opposait des difficultés de législation, des formalités de bureaucratie, toutes les complications d’un recensement électoral dans les provinces nouvelles : il mettait au-dessus de tout la nécessité d’associer le pays aux résolutions qu’on pouvait avoir encore à prendre. Il y voyait un droit pour le pays, il y trouvait pour lui une force et une garantie. Il savait bien au besoin prendre toutes les responsabilités, il ne voulait pas à un moment si décisif séparer plus longtemps la révolution nationale qui s’accomplissait des institutions libres. Ce qu’il voulait encore et surtout, c’était décider sans plus de retard l’annexion des provinces de l’Italie centrale. Qu’il y eût à compter avec Paris, que l’empereur, redevenu assez impénétrable après ses récens coups de théâtre, ne fût pas à bout de combinaisons, de conditions et de réserves, le chef du cabinet piémontais connaissait l’homme, il savait lire dans sa pensée et traiter avec lui. « Nous devons, disait-il à un confident, user avec la France et l’Angleterre de tous les ménagemens compatibles avec notre dignité et avec le succès définitif de nos vœux… Je ne m’attends pas que l’empereur se prononce en notre faveur sur l’annexion., Je crois même qu’il ne voudra pas le faire, et vraiment ses engagemens de Villafranca ne le lui rendent pas possible ; mais je crois nécessaire de m’assurer qu’il ne nous fera pas une opposition trop décidée. Nous devons l’étudier, tenter son esprit, observer l’attitude qu’il prendra à notre égard, à chaque pas que nous ferons… Dans tous les cas, j’entends admettre les députés de l’Italie centrale au parlement. » Au fond, Cavour comptait sur le respect à demi superstitieux, plus ou moins sincère, de Napoléon III pour le droit populaire, pour la volonté nationale. Et puis il avait en réserve un autre moyen auprès de l’empereur, — la Savoie, dont on n’avait plus parlé depuis Villafranca, qui redevenait un élément décisif de négociation dans l’intérêt italien. Le mérite de Cavour était de voir une nécessité et de l’accepter sans hésitation, de saisir d’un coup d’œil la connexité des affaires de l’Italie centrale et de la cession de la Savoie. « Le nœud de la question, écrivait-il au comte Pepoli, me paraît être, non plus dans la Romagne et en Toscane, mais en Savoie. Bien que je n’aie reçu de Paris aucune communication sur ce point,… j’ai vu que nous faisions fausse route et j’ai pris une autre direction. » En réalité, cette pensée du sacrifice de la Savoie, Cavour la portait au pouvoir : elle était une partie de son programme, ou ce qu’on allait bientôt appeler « un incident de sa politique. »
Une discussion singulière s’est élevée depuis en France pour savoir qui avait eu la principale part dans cette négociation, de M. le baron de Talleyrand, qui venait de remplacer auprès du roi Victor-Emmanuel le prince de La Tour-d’Auvergne, ou de M. Benedetti, qui était alors directeur politique au ministère des affaires étrangères et qui partait subitement pour Turin comme plénipotentiaire. M. Benedetti a écrit : « En 1860, j’ai soudainement reçu l’ordre de me rendre à Turin pour hâter la réunion à la France de la Savoie et de Nice, — réunion qui rencontrait des obstacles inattendus… Parti de Paris le 20 mars, je signai le 24 le traité de cession. » Je ne veux pas diminuer le mérite de nos diplomates. Le fait est que pour cette fois ils n’avaient rien à conquérir, par cette raison bien simple que la question était tranchée d’avance, et Cavour n’avait été nullement pris au dépourvu, lorsque bien avant l’arrivée de M. Benedetti, M. de Talleyrand avait eu la mission d’aller parler officiellement de la Savoie. C’était à Milan, pendant les fêtes de l’hiver de 1860, dans cette lune de miel de l’indépendance. M. le baron de Talleyrand recevait de Paris une dépêche qui le chargeait d’annoncer à Cavour tout à la fois les désirs du gouvernement impérial au sujet de la Savoie et le rappel de l’armée française de Lombardie. Cette double communication signifiait à peu près ceci : Vous allez annexer la Toscane, vous en courez les risques, vous en prenez la responsabilité, nous dégageons la nôtre en rappelant notre armée de Lombardie. Nous ne vous conseillons pas cette annexion, mais comme après tout nous la tenons pour faite, nous vous demandons le prix qui nous est dû. — Cavour ne s’y trompait pas, il n’était surpris que du brusque rappel de l’armée, et il répondait en souriant : « Si les Anglais avaient occupé Gênes dans les mêmes conditions que vous occupez Milan, croyez-vous qu’ils se fussent hâtés comme vous d’abandonner l’Italie ? Enfin, tout est pour le mieux ; nous accepterons cette décision de l’empereur avec plus de plaisir que la seconde partie de votre dépêche. L’empereur tient donc beaucoup à la Savoie et à cette malheureuse ville de Nice ! »
Que le premier ministre du roi Victor-Emmanuel se fût bien dispensé de céder la Savoie, et encore plus la malheureuse ville de Nice, » qu’il ne se crût pas obligé d’aller au-devant du sacrifice, qu’il opposât même dans les détails d’une négociation quelques-unes de ces résistances qui sont pour l’honneur des armes diplomatiques, — eh ! sans doute. S’il avait pu tout garder et ne rien donner, il l’aurait fait. Si après avoir échappé à la nécessité une première fois au lendemain de Villafranca, il avait pu l’éluder encore, il n’y aurait pas manqué ! Il n’avait pas pris son parti sans chagrin, il l’avait pris un peu comme le roi, disant avec finesse, avec un secret serrement, « qu’après avoir donné la fille on pouvait donner le berceau. » Un des témoins les plus assidus de ses délibérations intimes, M. Artom, a raconté que « cet acte fut le seul de sa vie politique où il n’apporta pas cette sorte de sérénité héroïque qu’il déployait dans les situations les plus graves. » Bien que depuis dix ans il eût plus d’une fois trouvé la Savoie hostile à sa politique, il aimait ce pays, qui était pour lui comme une patrie, qui avait donné son vieux nom à la dynastie nationale dont il était le porte-drapeau. Il ne se défendait pas de ces souvenirs au milieu même de ses résolutions, et il pensait ce que d’Azeglio exprimait en écrivant à un Français de ses amis : « Vous sentez qu’il serait indécent de notre part de nous montrer indifférens à une séparation qui nous fait dire adieu à des frères d’armes de huit siècles. Mon sentiment personnel, — partagé, je crois, par tout le monde, — est d’éprouver un sincère regret de nous séparer d’une population qui a des qualités éminentes et rares, contre-balancées par des défauts insignifîans, qui nous a toujours fidèlement suivis dans toutes nos luttes italiennes, qui a rempli nos armées, nos administrations, notre diplomatie d’hommes dévoués, instruits et énergiques. Après cela, nous ne pouvons pas être pour les nationalités en deçà des Alpes et leur adversaire au-delà. Une fois que les Savoisiens auront dit : Nous nous annexons à la France ! ce sera comme un père qui marie sa fille selon ses désirs, l’embrasse le cœur serré, lui souhaite toute sorte de bonheurs et lui dit adieu. » Comme d’Azeglio, Cavour ne disait adieu à la Savoie qu’avec un serrement intérieur ; mais ce n’était pas pour lui une affaire de sentiment. Il avait pris sa décision en politique, pesant ce qu’il faisait, tranchant résolument « le nœud de la question, » comme il le disait, et surtout voyant plus clair et plus loin que ceux-là mêmes qui allaient lui demander une cession par laquelle il prétendait conquérir sa liberté. Si les plénipotentiaires français étaient tentés de s’exagérer leur victoire, ils auraient pu être détrompés au moment où l’acte devenait irrévocable. Cavour se promenait pensif et grave dans son cabinet, il ne se frottait pas les mains cette fois en entendant la lecture du traité déjà préparé. Il signait en silence, et retrouvant aussitôt sa bonne humeur, il s’approchait de M. de Talleyrand, à qui il disait, avec un sourire significatif : « Maintenant vous voilà nos complices ! »
Cavour, en mesurant d’avance toute la portée de l’acte décidé dès le premier jour dans son esprit, n’ignorait pas que cette question de Savoie allait soulever des orages et lui créer toute sorte de difficultés extérieures ou intérieures. Il avait tout accepté, même la chance de la mauvaise humeur de l’Angleterre, qui ne tardait pas en effet à s’émouvoir. Un moment rassurée après la paix par les déclarations du comte Walewski, l’Angleterre retrouvait tous ses ombrages aux premiers bruits d’une négociation nouvelle, et aussitôt elle se mettait à harceler Cavour. Elle le faisait assaillir de questions, de plaintes, d’observations. Lord John Russell prenait sa meilleure plume pour écrire à sir James Hudson : « En parlant au comte de Cavour du bruit relatif à l’annexion de la Savoie, vous ne lui dissimulerez pas que ce serait imprimer une tache à l’écusson de Savoie que de céder à la France le berceau de la famille illustre qui règne en Sardaigne… » Cavour, tout libre qu’il fût avec son ami sir James Hudson, ne laissait pas d’être parfois un peu embarrassé, et je ne sais vraiment s’il ne se tirait pas un peu d’affaire comme ce ministre piémontais du XVIIIe siècle, le marquis d’Orméa, qui, dans une situation semblable, pressé de déclarer si la Sardaigne avait un traité avec la France et avec l’Espagne, demandait qu’on lui mît la question par écrit, a Est-il vrai que le roi de Sardaigne ait contracté une alliance avec la France et l’Espagne ? » Le marquis d’Orméa écrivait bravement au bas : « Cette alliance n’existe pas. « Il n’y avait en effet de traité qu’avec la France ! Cavour agissait un peu de même. A toutes les questions dont on le pressait, il répondait que, « le gouvernement sarde n’avait pas la moindre intention de céder, d’échanger ou de vendre la Savoie. » Il ajoutait, il est vrai, que, « si le peuple de ce pays avait quelque proposition à faire pour l’amélioration de son sort, la proposition serait examinée par la voie parlementaire, et qu’il y serait fait droit de la manière que le parlement en déciderait… » Sir James Hudson savait bien ce que cela voulait dire.
La meilleure manière qu’eût Cavour de se débarrasser de l’Angleterre était encore de la renvoyer à la France, et c’est ici que l’Angleterre voyait tourner contre elle les efforts qu’elle poursuivait plus que jamais en ce moment même en faveur des annexions de l’Italie centrale. Elle hâtait précisément ce qu’elle savait être le prétexte des revendications de la France sur les Alpes. Elle se prenait dans ses propres filets. Lord Cowley disait à M. Thouvenel que, « selon l’opinion du gouvernement anglais, l’annexion de la Savoie à la France était une question européenne, » et M. Thouvenel répliquait : « Oui, si l’Angleterre veut accepter la proposition que l’annexion de la Toscane à la Sardaigne ne s’accomplira pas sans la coopération et l’assentiment des grandes puissances, nous accepterons la même condition pour la Savoie. » Vainement le ministère anglais promenait partout ses protestations. Lorsqu’il s’adressait à Vienne, l’Autriche lui répondait ironiquement que l’annexion de la Savoie n’avait rien de plus extraordinaire que celle de la Toscane. Lorsqu’il se tournait vers Saint-Pétersbourg, la Russie lui répondait qu’elle ne voyait dans la cession de la Savoie qu’une transaction régulière. Et l’empereur Napoléon III saisissait cette occasion pour accorder à la mauvaise humeur plus retentissante qu’efficace de l’Angleterre, l’opulent dédommagement du traité de liberté commerciale du 23 janvier 1860 ! Ceci simplifiait singulièrement la position diplomatique du gouvernement piémontais vis-à-vis de l’Angleterre aussi bien que vis-à-vis de la Suisse, qui restait seule à réclamer pour une portion de la Savoie neutralisée par les traités de 1815.
Les difficultés intérieures qui pouvaient se rencontrer, qui étaient inévitables, Cavour les avait sûrement aussi prévues. Il n’ignorait pas que la renonciation à deux anciennes provinces pouvait provoquer dans le vieux Piémont et même dans d’autres régions de l’Italie une certaine émotion. Il savait dans tous les cas qu’elle deviendrait un prétexte pour les partis hostiles, pour les agitateurs mazziniens, pour les oppositions de toute sorte intéressées à se faire une arme de tout. Si la Savoie eût été seule en jeu, peut-être la question aurait-elle soulevé moins de passions ; mais Nice ne cessait d’être revendiquée par le parti italien, tout au moins par la fraction la plus exaltée du parti, et, par une fatalité de plus, Nice se trouvait être la patrie d’un chef populaire, de Garibaldi, chez qui l’abandon de sa ville natale allait provoquer un ressentiment profond, amer, contre celui qui, selon son langage, le « faisait étranger dans sa patrie. » Pour les Italiens, Cavour aurait livré un fragment de la terre nationale ; pour les Piémontais de vieille tradition, il aurait sacrifié la partie la plus vigoureuse et la plus solide de l’état ; pour tous, il aurait payé d’un prix démesuré, d’une concession presque humiliante, une alliance équivoque ! Cavour savait à quoi il s’exposait ; mais il ne s’était arrêté ni devant les difficultés intérieures, ni devant les difficultés diplomatiques. Il avait tout mûri et tout accepté, prêt à porter devant le parlement la responsabilité d’un acte où il voyait un gage de politique nationale, — et d’abord la condition première de la réunion des provinces de l’Italie centrale.
C’est au 20 janvier 1860 que Cavour avait repris le pouvoir, et, à dater de ce moment, il se mettait à l’œuvre, poursuivant d’un côté l’annexion de l’Italie centrale, de l’autre les négociations avec Londres ou avec Paris, se servant de l’Angleterre en dépit de sa mauvaise humeur, désintéressant la France par la cession de la Savoie, et triomphant des dernières résistances de Napoléon III par un plébiscite dans la Toscane et dans l’Emilie. Désormais tout se hâtait. Le 11 mars, le vote avait lieu dans les provinces du centre ; le 18, un décret consacrait le résultat en prononçant l’annexion définitive ; le 24, le traité de cession de la Savoie recevait le sceau diplomatique ; le 25 mars, le scrutin s’ouvrait pour des élections législatives dans toutes les provinces du nouveau royaume, de sorte que c’était, non plus devant le parlement piémontais, mais devant le premier parlement italien, qu’allait être portée la question qui résumait pour le moment la politique de Cavour. Le chef du cabinet ne savait pas si bien dire lorsqu’au mois d’avril 1859, quittant une séance parlementaire où l’on venait de voter la loi des pleins pouvoirs à la veille de la guerre, il s’écriait : « Je sors de la dernière chambre piémontaise, la prochaine sera celle du royaume d’Italie ! » Une année après, le pressentiment était une réalité, et Cavour n’avait point à craindre d’être désavoué par une assemblée qui lui devait la vie, dont il restait plus que jamais le guide expérimenté et entraînant.
L’assemblée nouvelle, formée de l’élite de l’Italie, représentait merveilleusement par son esprit le libéralisme national qui depuis dix ans avait décidé le succès de la politique piémontaise, et c’est ce qui en faisait une auxiliaire précieuse, une force de gouvernement sous une main habile. Ce que le premier ministre du roi Victor-Emmanuel avait à lui demander avant tout, c’était un acte de patriotisme et de raison, la sanction du traité de cession de la Savoie et de Nice, et la discussion qui s’ouvrait bientôt avait certes une physionomie curieuse. Une liberté complète régnait naturellement dans cette discussion. L’opposition s’y manifestait sous toutes les formes, même sous la forme excentrique, et Guerrazzi, l’ancien dictateur toscan, prodigue de sarcasmes, pouvait menacer Cavour du sort de Clarendon, condamné à l’exil pour avoir cédé Dunkerque à la France ; mais l’opposition qui aurait pu être la plus dangereuse venait d’un homme en qui Cavour retrouvait un adversaire à la fois passionné et contenu, presque un ennemi, — Rattazzi. On avait là sous les yeux, dans une sorte de drame parlementaire, le contrecoup des dissentimens, des conflits obscurs qui avaient préparé la dernière crise ministérielle dénouée par l’avènement de Cavour et par la chute de Rattazzi. Celui-ci avait reçu visiblement une profonde blessure, et on disait même qu’entre les deux hommes, malgré l’ancienne alliance parlementaire et ministérielle, malgré une intimité de quelques années, il n’y avait plus de rapports personnels. Sous des formes déliées et savamment aiguisées, avec des apparences de modération, avec un art plein de calculs, Rattazzi, dans un discours qui ressemblait à un réquisitoire, dirigeait les traits les plus amers contre le traité qui cédait la Savoie et surtout contre la cession de Nice. — Principe, procédés, négociations, tout avait été malheureux dans cette triste affaire ! On aurait pu réunir les provinces de l’Italie sans plier devant un puissant allié, sans se jeter ainsi à la tête de l’empereur, qui aurait sûrement fini par se résigner aux annexions ! Avec la Savoie, on perdait une force conservatrice et dynastique précieuse dans une crise de transformation ! Avec Nice, on perdait une ville italienne, on déviait du programme italien, de la politique de nationalité pour revenir à une politique de transactions territoriales ! On avait payé le prix des annexions sans obtenir même une garantie ! Rattazzi, tacticien habile, ne parlait pas sans doute, comme Guerrazzi, de Clarendon « dur au roi, âpre au parlement et croyant dans son orgueil pouvoir oser toute chose ; » il n’avait pas de ces violences de représailles, quoiqu’il fît une allusion maligne à la retraite de Cavour au mois de juillet, « moyen certes commode de se tirer d’embarras, disait-il, mais peu fait pour dénouer les difficultés. » De toute façon, il en disait assez pour laisser voir une hostilité implacable et pour obliger le président du conseil à relever tous ces défis d’opposition, à rétablir l’honneur et le caractère de sa politique devant le parlement italien, réuni pour la première fois à Turin.
C’était, à vrai dire, une lutte inégale où Cavour avait pour lui, avec la force des choses, la supériorité d’un esprit aussi habile à embrasser une situation que redoutable pour ses adversaires. On parlait de Clarendon : « Que M. Guerrazzi me permette de lui faire observer, répliquait-il avec fierté, que si le comte de Clarendon, pour défendre sa conduite si violemment accusée, eût pu montrer plusieurs millions d’Anglais délivrés par lui de la domination étrangère, plusieurs comtés ajoutés aux possessions de son maître, peut-être le parlement n’eût pas été aussi impitoyable, peut-être Charles II n’eût pas été aussi ingrat envers le plus fidèle de ses serviteurs. Puisque le député Guerrazzi me donnait une leçon d’histoire, il devait la donner complète. Après avoir dit ce qu’a fait lord Clarendon, il aurait dû dire quels ont été ses adversaires, ses accusateurs, ceux qui se sont partagé ses dépouilles. Il aurait dû dire que ses adversaires formaient cette coterie fameuse d’hommes que ne reliait aucun antécédent, aucune communauté de principes, aucune idée, et que dominait seul le plus impudent égoïsme ; de ces hommes sortis de tous les partis, professant toutes les opinions, puritains, presbytériens, épiscopaux et papistes tour à tour, républicains un jour, royalistes exaltés le lendemain, démagogues dans la rue, courtisans au palais, tribuns dans le parlement, fauteurs de réactions dans les conseils du prince ; de ces hommes enfin dont la réunion forma le ministère que l’histoire a stigmatisé du nom de cabale.., Cela dit, ajoutait-il, je laisse à la chambre, au pays, le soin d’apprécier ce qu’on peut en conclure pour le cas présent… » Et l’assemblée électrisée saluait au passage cette foudroyante apostrophe, dont aucun trait ne lui échappait.
Non sûrement, Cavour n’avait ni vendu des villes comme le disait le sarcastique Guerrazzi, ni dévié du programme national comme semblait le lui reprocher Rattazzi ; il avait tout simplement accompli un acte qu’il croyait nécessaire, que tout dans l’état de l’Italie et de l’Europe concourait à lui imposer. La vraie raison de la cession de la Savoie, il l’avouait sans subterfuge, avec le sentiment supérieur des circonstances, devant l’assemblée : « c’est que le traité est une partie intégrante de notre politique, une conséquence logique, inévitable de la politique passée, une nécessité absolue pour la continuation de cette politique dans l’avenir. » — Conséquence du passé, condition de l’avenir, cela résumait tout. Rien n’était plus facile sans doute que de se payer de mots, de disputer sur des détails. La vérité est qu’il fallait choisir entre un système d’isolement stérile, probablement impossible, ou de moyens révolutionnaires périlleux, — et la politique des alliances qui depuis dix ans avait conduit de Novare à la guerre de Crimée, du congrès de Paris à la guerre d’Italie, au nouveau royaume dont le parlement restait l’image vivante. Le choix ne pouvait vraiment être douteux. Dans cette voie qu’on avait suivie jusque-là, qui avait conduit au succès, il fallait marcher sans se détourner, ni même s’arrêter, et la condition des alliances une fois admise, où trouver l’allié utile, efficace, si ce n’est en France ? Cavour ne se faisait aucune illusion. Il connaissait l’état de la France, il démêlait et il décrivait avec une sagacité profonde le jeu des partis, les troubles, les hésitations ou les hostilités de l’opinion à l’égard de l’Italie ; il sentait aussi que l’empereur, tout sympathique qu’il fût, tout omnipotent qu’il parût être, avait lui-même à compter avec des difficultés intérieures. Il tenait, avec une prévoyance intéressée, je le veux bien, et à coup sûr habile, non-seulement à lier jusqu’à un certain point le souverain de la France, mais à désintéresser la masse de l’opinion du pays, à maintenir le lien de sympathie entre la nation française et la nation italienne. Les amis les plus dévoués qu’il avait à Paris, qui étaient à demi Italiens, le lui avaient écrit au moment décisif : « Pour l’amour de Dieu, pour l’amour de l’Italie, signez, signez, si vous voulez l’alliance française ;… car si vous hésitez, votre pays ne trouvera plus de sympathie en France… » De là ce traité qui, par son caractère moral, dominait et dépassait les commentaires acrimonieux ou vulgaires dont on l’accompagnait.
Voilà l’impression sous laquelle il avait signé, et qu’il s’efforçait maintenant de communiquer au premier parlement italien, avec une véhémence croissante de raison et d’émotion. « Je le dis avec une conviction profonde, la cession de la Savoie et de Nice était indispensable pour maintenir les masses françaises dans de bons sentimens envers l’Italie. A tort ou à raison, je ne veux pas le discuter, elles croient que ces provinces appartiennent naturellement à la France. C’est peut-être une erreur, mais quiconque connaît bien la France doit convenir de bonne foi que c’est une idée arrêtée. Dès lors, cette cession nous ayant été demandée, si nous eussions répondu par un refus, l’opinion française n’aurait pas tenu compte des difficultés qu’un tel projet pouvait rencontrer de la part de l’Italie. On nous aurait accusés d’ingratitude et d’injustice, on nous aurait dit que nous ne voulions pas appliquer d’un côté des Alpes les principes que nous invoquions de l’autre côté, pour lesquels la France a répandu son sang et son or… En présence de ces faits, le ministère ne devait-il pas accéder à la demande de l’empereur, demande faite, — oui, je puis le dire, — non-seulement au nom des intérêts français, mais au nom de l’alliance de la France avec l’Italie ? Pour moi, je tiens à grand honneur d’y avoir consenti, car il le fallait pour consolider l’alliance française qui nous est nécessaire… Le vrai, le seul bénéfice du traité pour nous, c’est la consolidation de l’alliance non pas tant des deux gouvernemens que des deux peuples. Vous donc, qui êtes le peuple italien, ne vous mettez pas en opposition avec les intérêts français. S’il doit y avoir des froissemens, des contestations, laissez-les tomber tous sur le gouvernement. S’il y a quelque chose d’odieux, que ce quelque chose retombe sur nous, j’y consens. Nous aimons la popularité autant que personne, et souvent, mes collègues et moi, nous avons bu à cette coupe enivrante ; mais nous savons l’éloigner de nous quand le devoir l’exige. Nous savions, en signant, quelle impopularité nous attendait, mais nous savions aussi que nous travaillions pour l’Italie, pour cette Italie qui n’est pas le corps sain dont parlait un député… L’Italie, l’Italie a encore de grandes blessures dans son corps. Regardez du côté du Mincio, regardez au-delà de la Toscane, et dites si l’Italie est hors de danger ! » Et en parlant ainsi il entraînait l’assemblée ; il obtenait l’abandon d’un ordre du jour qu’un homme distingué de Vintimille, depuis président de la chambre, M. Biancheri, avait proposé sur une question de frontières, et qu’il retirait à l’appel du président du conseil. Cavour avait le vote de son traité par 229 voix, tandis que 33 voix protestaient et que 23 députés répondaient au signal d’abstention donné par Rattazzi.
Une année auparavant, le marquis Costa de Beauregard, prévoyant cette séparation qui déjà semblait inévitable, s’était écrié en plein parlement Remontais : « Tant que nous serons unis, vous verrez la Savoie au premier rang combattre les ennemis du Piémont… Si nos soldats, un jour, prennent rang dans les fortes armées de la France, comme nous ils seront trop fiers pour exprimer un regret. » Peu après le vote d’annexion, le roi Victor-Emmanuel passait avec émotion la dernière revue de la vieille brigade de Savoie partant pour la France. L’œuvre par laquelle le chef du cabinet piémontais se proposait d’affranchir sa politique était accomplie.
Au milieu de ces préoccupations cependant, avant la réunion du parlement et dans l’intervalle de ces discussions émouvantes, Cavour avait trouvé le temps de visiter quelques-unes des provinces récemment réunies. Il avait accompagné le roi Victor-Emmanuel à Milan, pendant les fêtes de l’hiver, au milieu des ovations de toute sorte. Il avait revu le vieux Manzoni, qui lui rappelait la conversation qu’ils avaient elle un jour de 1850 dans la maison de Rosmini à Bolongaro. Il avait voulu voir quelques-unes des villes de la Lombardie, Crémone, Brescia, Bergame, et partout sur son passage il avait trouvé un accueil qui lui attestait sa popularité. Peu après l’annexion, il s’était rendu aussi, accompagnant toujours le roi, en Toscane, dans la Romagne, et, chose étrange ! il voyait ces provinces pour la première fois ; il ne connaissait ni Florence ni toutes ces aimables campagnes toscanes. Un matin, à Pise, réveillé au point du jour, dans le silence de la ville encore endormie, il avait avec M. Artom visité le Campo-Santo. Il restait un instant muet, puis il laissait échapper ce mot : « Qu’il ferait bon reposer ici ! » M. Artom lui faisait remarquer en riant qu’il se trouvait en terre sainte, que cette terre qu’ils foulaient avait été rapportée de Palestine au temps des croisades, et il répondait gaîment : « Êtes-vous sûr qu’on ne me canonisera pas un jour ? » Il avait été émerveillé de tout ce qu’il avait vu à Pise ou à Florence, de cette profusion d’œuvres du génie humain, et il prétendait au retour qu’il avait découvert en lui un sens qu’il ne croyait pas posséder, celui de l’art. Ce voyage ressemblait pour lui à un intermède heureux dont il paraissait jouir.
Déjà pourtant, avant même que l’annexion de la Savoie fût accomplie, des bruits étranges commençaient à s’élever en Italie, « au-delà de la Toscane, » selon l’expression du ministre piémontais. On croyait à peine toucher au repos qu’une campagne nouvelle se préparait à travers la Méditerranée, et avec un homme dont toutes les paroles avaient une portée, on aurait pu prendre garde à un mot et à une déclaration que Cavour n’avait pas laissé échapper à la légère. — « Et maintenant vous voilà nos complices ! » avait-il dit au ministre de France en venant de signer le traité sur la Savoie. D’un autre côté, lorsqu’on lui demandait s’il avait obtenu au moins de la France une garantie pour l’annexion de l’Italie centrale, il répondait : « Non-seulement l’union de l’Emilie et de la Toscane aux anciennes provinces du royaume n’a pas été garantie par la France en retour de la Savoie et de Nice, mais je déclare que, si cette garantie nous eût été offerte, nous l’aurions refusée ; une garantie eût comporté un contrôle… » Avec cela, Cavour pouvait conduire loin ceux qui croyaient le tenir, et de cette complicité sans contrôle qu’il se plaisait à constater, il était homme à tirer des fruits plus prodigieux, plus opulens encore que tous ceux qu’il venait de recueillir. Déjà il avait l’œil fixé sur la mer de Sicile et de Naples !
CHARLES DE MAZADE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 mars, du 15 avril, du 1er juin et de 15 juillet.
- ↑ Ces négociations des Italiens avec les Tuileries sont pleines de détails curieux, dont quelques-uns sont des traits de lumière aujourd’hui : M. Peruzzi, dans un des très intéressans rapports de sa mission, racontait une conversation qu’il avait elle avec le prince Napoléon. L’envoyé toscan ne cachait pas que, si on les abandonnait, les Italiens pourraient bien jouer le tout pour le tout, qu’ils entraîneraient le Piémont, et qu’alors l’empereur serait bien obligé de les soutenir. Le prince Napoléon répliquait : « Vous serez bien avancés quand vous aurez été cause de la ruine de l’empereur et de la venue des Prussiens à Paris ! » On répondait que l’empereur s’exposerait bien plus sûrement à la ruine s’il abandonnait l’Italie, que la France, en présence d’une marche des Prussiens, renouvellerait les prodiges de 1792. « Le prince reprit alors, poursuit M. Peruzzi, qu’avant la guerre il espérait dans la guerre, parce qu’il croyait que l’empereur serait un général et disposerait d’habiles généraux, mais qu’aujourd’hui il avait perdu ses illusions, que l’armée elle-même savait qu’elle n’avait ni un empereur général, ni des généraux habiles parmi ceux qui la commandent. » Ces mots sont du mois d’octobre 1859. Je me bornerai à rappeler qu’alors comme toujours il y aurait eu des généraux courageux et habiles pour exécuter, s’il y avait eu un chef habile pour concevoir et pour commander.