Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/6

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VI

Découragé par tant de mécomptes, lassé de luttes, dégoûté du gâchis, comme il disait en sa langue énergique et colorée, Gaston revint à Paris dans les premiers jours de mai 1850. À ce moment, la Californie tournait toutes les têtes. Des récits fantastiques arrivaient par chaque courrier d’Amérique sur ce pays de l’or, où la fortune avait de si étranges caprices. Un jour suffisait quelquefois, disait-on, pour faire du dernier des misérables l’égal du financier le plus opulent. Les matelots désertaient les navires pour courir aux mines fabuleuses ; les soldats, envoyés à leur poursuite, rompaient les rangs, jetaient bas les armes et creusaient le premier filon venu. À l’arrivée de M. de Raousset, Paris comptait déjà une vingtaine de sociétés californiennes.

M. de Raousset avait trente-deux ans ; le temps des étourderies était passé. Il commençait à voir la vie sous un jour nouveau, et précisément à ce moment, où il eût eu besoin de grandes ressources pour des entreprises sérieuses, il se trouvait réduit en quelque sorte à l’indigence. Il n’était pas homme à se lamenter les bras croisés. Son parti fut bientôt pris ; il irait demander au nouveau monde cette fortune que la vieille Europe et la jeune Afrique avaient dévorée.

Il fit appel à quelques amis, s’équipa rapidement, et prit courageusement, à bord d’un steamer anglais, un hamac de troisième classe. Où allait-il en réalité ? — Il n’en savait rien. Au lieu de cet air épuisé d’une civilisation vieillie, il voulait respirer l’air libre, et, tête baissée, il se jetait dans l’inconnu !…

Pauvre Gaston ! combien de mains ont cordialement serré la sienne au départ, qui ne croyaient pas à la dernière étreinte ! Combien de voix lui ont dit : au revoir, sans se douter qu’elles disaient : adieu !

M. de Raousset a raconté dans une longue et charmante lettre son voyage de Southampton à San Francisco. Nous la donnons en entier, persuadés que le lecteur préférera son récit pittoresque à une narration de nous, nécessairement moins fidèle et plus pâle.

« À bord de l’Ecuador, 22 juillet, par le 10e de lat., 84e de long.

» L’Ecuador est un petit steamer qui danse à cette heure sur la grande houle du Pacifique. Malgré ces détestables conditions, je vais essayer de l’écrire, mon cher ami, conditions mauvaises en effet, car les plumes en fer me poursuivent jusqu’à tes antipodes.

» Il est midi ; le soleil est en ce moment perpendiculaire au pont du navire. Le passager stupéfait cherche vainement son ombre ; la houle est forte et mon chien hurle sur l’avant ; pauvre bête, comme son maître, il aspire à la liberté. Singulier navire ! Le pavillon est anglais, le capitaine américain, l’équipage un peu de partout. Du reste, il marche bien, et si nous trouvons du charbon à San Blas, sur la côte du Mexique, nous pourrons être dans vingt-cinq jours à San Francisco.

» Seul à bord, probablement, je pense et j’écris. Une centaine de passagers sont vautrés, de çà, de là, dormant et suant, seules choses que puisse faire un étranger dans ces torrides régions. Tout ce monde-là vient de États-Unis, la plupart sont, d’origine. Espagnols, Allemands ou Français. La soif de l’or les traîne tous par le même chemin. la Californie est au bout. Combien peu, sans-doute, y trouveront la satisfaction de leurs désirs, et moi-même, quel sort m’attend au terme de ce voyage !

» Certes ! j’ai déjà bien souffert. Depuis mon départ de l’Europe, je vis aux dernières places, à peine nourri, point couché, confondu avec des goujats, j’ai encore vingt-cinq jours à subir cette existence. Loin de la voir s’améliorer, je la vois s’aggraver en Californie, cependant je ne me repens pas et je m’applaudis d’avoir pris cette résolution. Au milieu même de ma misère actuelle, et plus que jamais, je sens que je ne puis vivre en France, à moins d’y posséder la vigoureuse indépendance de la fortune. Y parviendrai-je ? Dieu le sait. Moi, j’espère à peine. Je me trouve amené tout naturellement à penser à ta propre vie, mon cher E… Pauvre ami, comment fais-tu pour être malheureux ? car tu l’es ? Que te manque-t-il ? à mes yeux, rien, puisque tu possèdes une bonne partie des choses que je désire, et qu’il ne tient qu’à toi de te donner le reste. Si à cette heure tu grouillais comme moi, pêle-mêle avec un tas de galapians, parqué dans un navire où l’on étouffe, avec de la viande salée et de l’eau exécrable ; si tu en étais là, de quelle auréole charmante ta vie actuelle t’apparaîtrait entourée ! Je te le disais à Paris, je te le répète aujourd’hui, essaye. Quitte la France avec six chemises et point de domestique, fais-toi misérable, mais réellement misérable pendant un an ou deux ; voyage, fais le tour du monde, et quand tu retrouveras ta mère, Paris, tu ne penseras plus à te plaindre, tu seras heureux.

» Mais, niais que je suis, je te fais de la morale, je te donne des conseils… comme si cela servait jamais à quelque chose ! Tu veux que je te parle plutôt de moi et de ce qui m’entoure. Laisse-moi maudire cette exécrable plume de fer et le navire qui roule, et je te satisfais.

» Je suis parti de Southampton le 17 mai, à bord de l’Avon, superbe steamer de 4,800 tonneaux. On assure que les passagers y jouissent de tout le confort imaginable. Le fait est que j’ai vu de vastes approvisionnements de moutons, de volailles et de légumes frais ; une vache même était à bord ; mais, ô malheureux E…, j’avais une place de matelot, et je ne puis te parler que de la viande salée et du biscuit de l’Avon. On n’en meurt pas, c’est tout ce que je puis dire. T’imagines-tu ce que c’est que de se trouver sans transition, comme je l’ai fait, dans un cercle de matelots et de domestiques ? La première heure est une heure cruelle. Certes, on ne manque pas de bonnes raisons qui font appel à plus de stoïcisme, mais pour moi, comme pour toi, la vie est faite de sentiments. Il y avait à bord une douzaine de Français, un vicomte de bon aloi, de Touraine, je crois, réactionnaire fougueux quoique ne manquant pas d’esprit, un gentilhomme breton, assez Gazette de France, bon diable et fort têtu ; un M. de Navailles, payeur à la Guadeloupe, homme bon, spirituel et sensé ; deux Bretons inoffensifs, quoique capitaines au long cours ; un monsieur qui, ayant beaucoup voyagé, se croyait dans l’obligation de se montrer très-réservé ; un épicier de Bordeaux, gasconnant comme un forcené, un M. Jocrisse, et enfin le frère d’un banquier californien. . . . . . . . . . . . Ces MM. ont bien voulu reconnaître, après quelques jours de traversée, que je pouvais, quoique passager de l’avant, frayer avec eux sans les compromettre. Cette société m’a fait paraître le temps plus court, bien qu’en dignes Gaulois nous ayons braillé politique pendant les trois quarts de la traversée.

» Je devrais, mon cher E…, en bon voyageur, si je l’étais, te faire une description détaillée de Madère avec la pittoresque avant-garde de Porto-Santo. Ces paysages-là sentent le maître. Salvator n’eut pas mieux fait. Crêtes sombres dont les silhouettes hardies coupent le ciel, rochers calcinés que lèche l’indigo des vagues, horizon blanc, ciel de feu, tout cela, mon ami, vaudrait la peine qu’on charge sa palette ; mais songe que j’écris sur un pont qui tremble, et que mon amitié pour toi est seule assez forte pour m’empêcher de briser l’atroce bec de fer que je tiens entre mes doigts. Le moyen d’être peintre et poète dans de pareilles conditions !

» L’épicier bordelais me joignit sur le pont, en face de cette île, sœur des des Fortunées, et m’apprit que Madère produit un vin fort estimé ; je le remerciai du renseignement et l’assurai que j’en vérifierais l’exactitude à notre arrivée à terre. Quoique passager prolétaire, j’avoue que je n’y manquai pas. Il nous est mort à bord un major anglais qui allait à la Jamaïque ; mort d’eau-de-vie, s’il vous plaît, comme il convient à un major anglais. L’eau-de-vie l’a conduit au delirium tremens et de là au tétanos. Tu sais comment on enterre à bord. Le mort cousu dans un sac est jeté à l’eau. C’est assez triste.

» Le 3 juin, nous avons passé le tropique ; je m’attendais à quelques-unes de ces cérémonies qui faisaient la joie des vieux navigateurs ; mais le bonhomme Tropique n’est pas descendu par le grand étai, nous n’avons pas reçu le baptême. Le passage du tropique n’a donné lieu qu’à cette plaisanterie douteuse envers Jocrisse, le passager ; on lui a fait voir le tropique dans une lunette, il est convaincu qu’il l’a vu, voilà tout. La science vient, la poésie s’en va, le positivisme monnayé prend la place de la vieille gaieté de nos pères.

» Le 7 juin, nous avons jeté l’ancre à la Barbade. Ici, enfin, nous apparaît la population nègre dans toute sa profusion. L’Européen disparaît, le mulâtre occupe le haut du pavé. Le soir, nous eûmes un bal de femmes de couleur, bal très-décolleté, comme bien tu penses. Les mulâtresses sautaient aux sons du fifre agréablement accompagné du tambour de basque et du violon ; j’oubliais un basson qui ne faisait, ma foi, pas un mauvais effet. J’espérais voir la bamboula, la vraie danse qui convient à ces sauvages, et je n’ai trouvé que la contredanse importée par les Anglais et les robes à volants. Il n’est pas de colonie anglaise où le nègre ne cherche à paraître Anglais ; je te laisse à penser quelle caricature ce peut être qu’une négresse en chapeau rose, affublée d’une robe à trois volants. En somme, nous avons passé fort agréablement deux jours à la Barbade. L’île est petite, mais très-habitée, très-cultivée, très-florissante.

» De la Barbade à Saint-Thomas, nous longeons presque toujours les Antilles sur la droite. La mer est calme, le ciel constamment orageux. Contrairement à sa réputation, nulle part la mer des tropiques n’atteint la limpidité des parages d’Afrique.

» Le 11, nous étions à Saint-Thomas, beau port d’où le douanier est banni. Là, cher ami, j’ai acheté des filets, précaution que j’ai prise dans le cas où je serais obligé de gagner ma vie à San-Francisco. Je me ferai pêcheur. — Pécheur, marchand de poisson quelle chute ! j’ai bien envie de déchirer cette lettre et d’attendre pour t’écrire que je suis ressuscité. Pêcheur ! c’est très-joli à rêver à l’ombre et au frais en prenant le thé… mais… Allons ! du courage et en avant. On en revient. Que de philosophie je fais maintenant à l’aspect de ces filets. Philosophie, morale, raison, vous venez bien tard !

» Après Saint-Thomas, Porto-Rico, un pays comme tu n’en as jamais vu, un panorama comme tu en as pu rêver, un cadre dans lequel il semble que la vie doit être composée tout entière d’or, de lumière et d’amour. Imagination, faculté douce et cruelle à la fois, que me parles-tu d’amour, de lumière et d’or ? L’Atlantique roule pesamment, les Américains mes compagnons ne laissent voir que des visages sinistres, j’ai la tête étourdie, et ma bourse est à peu près vide !

» Le 14 juin, Saint-Domingue, terre basse, végétation terne, le lendemain la terre se rapproche, s’élève, se boise, verdit et se colore : voilà bien notre belle colonie perdue, dont les révolutions ont fait le ridicule empire de Soulouque. N’ayant pas vu Sa Majesté, ni le duc de Trou-Bonbon, ni le baron du Petit-Trou, ni le prince de la Marmelade, ni le marquis de la Morue, je ne puis l’en parler sans m’exposer à de graves inexactitudes. Quant à leur pays, il est, hélas ! plus beau que la Provence.

» Nous quittons la Jamaïque le 20, c’est la dernière des Antilles que nous verrons, terres bénies où l’homme devrait raffiner la vie et où il ne raffine que du sucre. C’est grand’pitié que de voir ce paradis terrestre ainsi désolé. Ici nous avons changé de navire, nous sommes à bord du Dee, autre navire anglais qui va nous porter à Chagrès. J’ai failli noyer mon bagage en allant à bord, juge de mes transes, mon magot était dans ma malle. Depuis ce jour, je le porte affectueusement autour de ma ceinture.

» Sainte-Marthe ! Enfin, nous voici dans la véritable Amérique, l’Amérique espagnole. Des ruines, des mendiants, une race abâtardie, mélange hasardeux de tous les sangs, des fainéants qui pincent de la guitare, des femmes sur les balcons, des enfants tout nus, petits sauvages errant pêle-mêle avec les chiens. De loin en loin un moine, Basile à face plate ; pas un navire, pas une barque dans le port, et tout cela dans un pays admirable : voilà l’Amérique espagnole telle que les révolutions l’ont faite. Après Sainte-Marthe, passons Carthagêne et débarquons à Chagrès. C’est dans les environs de cette ville que débarqua Pizarre. Que ferait Pizarre aujourd’hui ?

» Ici, mon ami, le voyage commence à devenir pittoresque. On remonte la rivière de Chagrès pour traverser l’isthme, mais ne pense pas que le voyageur ait pris possession de ces bords restés dans l’état où Dieu les fit. Le coche d’Auxerre à Joigny ferait lui-même une étrange figure dans les méandres de ce fleuve bizarre. Me voici couché dans une de ces pirogues dont les voyageurs nous racontent des merveilles, creusées dans un arbre, conduites à la pagaye par trois sauvages entièrement nus. De temps en temps, avec mon fusil, je m’amuse à tirer quelque héron qui passe ; l’écho du fleuve se réveille, des bandes de perroquets s’envolent en criant.

» Ne t’imagine pas que Chagrès soit une ville. Un vieux fort à l’entrée de la rivière se cache sous un manteau de verdure ; quelques mendiants sang mêlé y représentent la garnison : sur la rive droite des huttes de roseaux posent pour une ville ; il est vrai qu’en face de cette antiquaille espagnole, le drapeau constellé de la jeune Amérique flotte sur des maisons de bois d’un aspect plus moderne ; ceci c’est la conquête pacifique de l’industrie, l’Espagne et les États-Unis sont là côte à côte, mais ceux-ci vivent et l’autre dort pour ne se réveiller jamais.

» La rivière de Chagrès est d’une splendeur monotone. On chemine entre deux rideaux de verdure ; des arbres gigantesques, des arbustes d’espèces sans nombre, des plantes bizarres, des lianes sans fin plongent dans ses eaux vertes ; des perroquets voltigent en criant dans cette frondaison bariolée comme eux ; des singes escaladent les cocotiers, des serpents se balancent et se mêlent aux lianes ; des caïmans se jouent dans le limon du fleuve. Ceci, mon ami, vaut bien la Durance et le Beuvron ; mais heureux celui qui ne succombe pas à la tentation de quitter leurs rives pacifiques.

» Nos sauvages ont pagayé jusqu’à dix heures du soir ; un pueblo, un village, si tu préfères, marque cette station : j’ai passé la nuit dans la barque ; mes compagnons de route, plus délicats, sont allés se coucher sur une peau de bœuf avec le sol pour matelas et un caillou pour oreiller.

» J’ai pourtant pris d’excellent chocolat dans un de ces pueblos, d’autant meilleur qu’il était servi par une des plus belles créatures que j’aie vues de ma vie ; une femme couleur de terre cuite avec des cheveux crépus ; mais quelles lignes, quelles couleurs et quelles épaules ! Ces bienheureuses épaules sont toujours nues ; aucune espèce de corset n’emprisonne la gorge, gorge superbe, que souvent découvrent les ondulations d’une robe mal attachée. De tout ce que j’ai vu, depuis mon départ, ces épaules sont encore une des beautés les moins incontestables et les plus curieuses ; j’eus tout le loisir de m’en convaincre la veille du jour de mon départ, au bal chez l’alcade de Crucès. Ici, enfin, je rencontrai quelque chose de ce que j’espérais dans les danses du pays. La gracieuse Espagne a laissé sur ces sauvages son cachet comme la roide Albion impose le sien à ses nègres.

» En sortant de ce bal, je rencontrai eu pleine rue une table de jeu tenue par des Américains, une roulette, s’il vous plaît. Les muletiers, les bateliers viennent perdre là les dollars qu’ils extorquent aux voyageurs ; je commençai par m’indigner et je finis par perdre six piastres.

» Sortons de Crucès, traversons l’isthme à dos de mulets et venons à Panama. Mais, avant d’y arriver, je veux te conter la rencontre que j’ai faite dans cet isthme, qui, comme le disent les journaux, est infesté de brigands. Nous cheminions, escortant nos mulets dans une gorge étroite et sombre, nos carabines au poing, l’œil au guet. Devant nous un encombrement s’était formé, des mules et des muletiers se battaient dans la boue ; nous nous mîmes de mieux en mieux sur nos gardes et nous avançâmes. Il y avait là une vingtaine de mulets chargés chacun de deux caisses de médiocre apparence, cinq ou six hommes du pays marchaient auprès, les excitant de la voix et du geste. — Que portez-vous là ? leur demandai-je. — De l’or, me répondit-on, comme on m’aurait dit : du cuivre. — chaque mulet portait deux cents livres ; fais le compte.

» Ces fortunes, ces dix fortunes étaient là sans escorte, au milieu d’une forêt vierge. Je regardai ma carabine d’un air honteux. Les habitants du pays doivent avoir une forte dose de gravité espagnole pour ne pas rire de l’accoutrement guerrier des étrangers qui passent. — J’ai décidément bien du mérite à t’écrire malgré cette plume de fer.

» Panama est encombré de voyageurs, un seul steamer était en partance, et imagine-toi, pour te faire une idée de l’embarras général, que l’épicier bordelais a payé 425 dollars un billet de troisième classe dont le prix est de 150 au bureau. Arrivé à Panama le 25, je crois, je n’en ai pu repartir que le 20 du mois suivant. Enfin, je suis en route depuis quatre fois vingt-quatre heures, et, dans quinze ou vingt jours, probablement, je saluerai la Californie.

» Panama nous a donné un avant-goût du pas. Voici ce qu’est un hôtel dans cette ville. Imagine une grande maison de bois occupée par des rangées de pliants sans draps, sans couvertures, sans matelas. De ces pliants, on en met tant qu’il peut en tenir. Le propriétaire de Mansion-House, mieux avisé, a fait construire tout autour de ses chambres des cases superposées, où s’insinue le voyageur. Chaises, tables et pots de chambre sont ici des meubles inconnus. J’ai vécu quinze jours caserné de cette manière, soigneux de mes affaires, comme tu me connais, et, quoique je fusse pêle-mêle avec des gens, qui, certes, ne sortaient pas de faire leur première communion, on ne m’a rien volé. Ce lodejing-là, mon cher, coûte un dollar par jour. . . . . . . . . .

» Quant à Panama, la ville des moines, églises, couvents, remparts, tout est en ruines. Toute institution, si bonne qu’elle soit, périt par l’abus ; ceci est applicable surtout aux moines espagnols. Édifices ruinés, remparts, églises, couvents, canons abandonnés, population qui dort, c’est ici comme en Espagne.

» Ici surtout apparaît l’envahissement du Nord ; pas une enseigne qui ne soit en anglais, les rues sont pleines de yankees graves, sales et osseux. Le Français se reconnaît à la barbe ; l’Espagnol à quelque chose de monacal dans les allures ; l’Allemand est largement représenté dans toutes les variétés de la grande famille germanique ; toutes les modifications du nègre, depuis le Congo jusqu’au mulâtre blanc ; l’Indien natif et l’Indien croisé d’Espagnol, croisement qui produit plastiquement une des races les plus belles ; le Chilien aux longs cheveux et au regard doux ; je n’en finirais pas, mon cher ami, si je t’énumérais tous ce que l’on rencontre dans les rues de le Panama. Mais, ce que le regard se plaît à chercher, ce sont les splendides épaules des femmes jaunes de ce beau pays. Quand je dis jaunes, c’est que je subis involontairement l’influence du souvenir, car, du blanc européen au noir de Guinée, toutes les couleurs se rencontrent parmi les indigènes.

» Nous avons à bord plusieurs Américains qui retournent en Californie ; l’un a rapporté à New-York vingt mille piastres ramassées aux mines en quatre mois ; un autre a récolté treize mille piastres d’or en onze mois, Un de ceux-là offrait aujourd’hui à un capitaine de navire vingt dollars par jour s’il voulait travailler pour lui aux mines. Ces gens-là m’ont donné des détails de mœurs qui sont la chose du monde la plus fantasque. Le jeu, en Californie, est une fureur ; mais une fureur et une débauche magnifiques. On parle de tables de jeu sur lesquelles le banquier étale un million de dollars, et il se trouve un ponte pour faire banco.

» Adieu, je vais vérifier tout cela par moi-même, je franchis une cataracte, arriverai-je vivant ou noyé ? . . . . . . . . . . . . . »

Le 22 août 1850, M. de Raousset débarquait à San-Francisco.