Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/7

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VII

La capitale de la Californie, renaissant pour la troisième fois de ses cendres, présentait, à ce moment, un spectacle des plus étranges et laissant bien loin les récits les plus accusés de mensonge et d’exagération. Dans ses rues à peine tracées, s’entassaient et grouillaient côte à côte, Anglais, Américains, Français, Chinois, Espagnols, Indiens, Portugais, Allemands, Arabes, Italiens, Tatars, Indoux, Peaux-rouges, Peaux-jaunes, Peaux de toutes couleurs.

Une ville de bois, pavée d’or ; déguenillée, insolente, sordide, effrénée, étincelante ; la liberté absolue, dans son épanouissement le plus sauvage ; la loi de lynch pour tout code ; point de magistrature, point d’armée, point de police, point de culte ; une folie frénétique, une activité dévorante, une convoitise sans bornes ; l’égoïsme le plus féroce partout, tel était San-Francisco, caravansérail du monde, Babel moderne avec la confusion des langues.

À San-Francisco, tous les pays avaient envoyé leurs échoués, leurs désespérés, leurs insatiables. Autour des roulettes en plein vent se heurtaient les débris des cinq parties du monde ; anciens ministres, anciens notaires, anciens gardes mobiles, anciens dandys, anciens princes, anciens nababs, anciens chefs de tribus, anciens moines, anciens prêtres, anciens dieux. La femme seule manquait partout, — on s’en apercevait bien.

C’est encore à la correspondance de M. de Raousset que nous allons demander le complément du tableau.

«. . . . . . . . . . . En savez-vous maintenant assez sur la Californie, pour vous faire une idée de ce que deviennent nos Français, nos voyous de Paris, nos anciens troupiers, notre plèbe remuante et passionnée, ignorante, brutale, spirituelle et enthousiaste, après deux ou trois ans de cette vie californienne ? Ici, la licence individuelle n’est tempérée que par la résistance facultative de chacun. Le même homme est souvent et en même temps gendarme, juge et bourreau. . . . . . . . . . . . .

» Dans ce pêle-mêle, un marquis de *** est commis de son ancien coiffeur, passé banquier. Un ancien banquier, ex-millionnaire, sollicite une place de croupier dans la maison de jeu d’un ancien Hercule, qui manie aujourd’hui plus d’or qu’il n’a fait jadis de boulets de quarante-huit… M. H.…, ancien colonel de hussards, lave et repasse des chemises ; un ex-lieutenant de vaisseau est porteur d’eau ; le vicomte de … est garçon de cabaret et aspire au jour où il passera cabaretier ; je ne sais quel duc est décrotteur. . . . . . . . . . Vous faites-vous maintenant une idée, je le répète, du dévergondage, de la licence, de la négation de toute loi où l’on arrive après deux ou trois ans de ce carnaval ? . . . . . . . . . . Et pourtant ! avec cette justice fantasque, cette force armée nulle, cette police absente, cette organisation problématique, tout marche ! Ô philosophes ! ô politiques ! ô théoriciens ! ô gouvernocrates ! . . . . . . . . . . »

M. de Raousset arrivait à San-Francisco avec des ressources dérisoires pour un pays où le blanchissage d’une chemise coûte plus cher qu’en Europe la chemise neuve. Incapable de commerce, répugnant aux travaux serviles, il demanda son pain des premiers jours à sa carabine de chasse.

Mais le gibier, bien que prodigieusement abondant, désertait déjà un pays ou se trouvaient des tireurs aussi acharnés et aussi habiles que MM. de Pindray, Garnier, Gaston de Raousset et quelques autres. Cette ressource ne pouvait être que momentanée.

Le comte se rappela les filets achetés en route et se fit pêcheur. Il partait à deux heures du matin sur la baleinière et revenait le soir, de l’air dont Dioclétien devait vendre ses laitues, offrir sa pêche aux raffinés du port. La pêche rapportait à peu près de quoi vivre, mais une rencontre terrible qu’il fit par une nuit de brouillard, avec le Sénator (le plus grand des steamers américains), et dans laquelle il ne dut son salut qu’au hasard, le dégoûta de ce métier où le péril n’avait pas de compensations assez grandes.

M. de Raousset n’était pas venu en Californie, on le pense bien, pour gagner seulement son pain : il comprit bien vite qu’il fallait sortir de la fantaisie s’il voulait arriver à un résultat. Le mouvement du port était incroyable ; en travaillant résolument de ses bras, il y avait de l’or à gagner. Le comte endossa bravement la chemise rouge du leiter-man, acheta un chaland, prit avec lui deux matelots et se mit à décharger les colis des navires qui arrivaient en rade.

Après quelque temps de ce rude métier, il s’associa à un Français, M. de la M…, dont l’apport numéraire permit d’acheter trois chalands nouveaux. Les affaires de l’association prospérèrent pendant un certain temps. En une semaine on eut jusqu’à 500 piastres de bénéfice net, et cependant le dernier matelot coûtait 5 et 6 piastres par jour. M. de Raousset et M. de la M… étaient à l’ouvrage dès l’aube ; ils travaillaient tout le jour comme des manœuvres, puis, la journée finie, l’habit noir remplaçait la vareuse, les gants blancs couvraient les mains meurtries, et les deux gentilshommes se promenaient en dandies par la ville ou allaient prendre le thé au consulat de France.

La prodigieuse activité des Américains devait bientôt ruiner l’industrie des deux amis. En moins de trois mois, un Warff, travail gigantesque, fut établi jusqu’au milieu de la rade. La décharge des navires se fit directement sur le Warff, et il fallut vendre à vil prix le matériel d’une exploitation désormais impossible.

Cette vente, disons-le bien vite, se fit sans trop de regrets. Le spectacle qu’il avait sous les yeux, les rapports des mineurs, les légendes locales, tout avait concouru à reporter les idées de M. de Raousset sur la possibilité d’une vaste entreprise. Avant d’y songer sérieusement, il fallait sonder le pays, le connaître de visu : n’étant pas assez riche pour faire ce voyage en amateur, M. de Raousset en fit le prétexte d’une spéculation.

À cette époque, sur la place de San Francisco, une vache et son veau se vendaient quatre-vingts piastres ; à San Diégo et à Los Angeles, à quelque deux cents lieues, dans le sud, la même vache coûtait de quinze à vingt piastres seulement. L’affaire était belle à tenter en grand. Les deux amis prirent un troisième associé, nommé Hernando Cortez, et s’embarquèrent sur le Pacifique. Quinze jours après, ils débarquaient à San Pédro, à quelques lieues de Los Angeles.

Arrivés en cette dernière ville, ils achetèrent des chariots, des mules de bat, et franchirent à cheval les cinquante lieues de pays qui les séparaient de San Diégo. À San Diégo, contrairement à tous les rapports, les vaches se trouvèrent plus chères qu’à Los Angeles ; il fallut revenir sur ses pas.

Enfin, après bien du temps perdu en va-et-vient inutiles, un troupeau de vaches et de veaux fut acheté, et l’on reprit la route de San Francisco par les plaines, entre la mer et la Sierra névada.

Ce voyage de retour dura près de trois mois et fut des plus pittoresques. Les vaches vendues comme vaches domestiques étaient plus qu’à demi-sauvages, et la conduite du troupeau se compliquait de mille difficultés. On campait chaque soir autour de grands feux, et chacun des associés avait à faire, à tour de rôle, une faction de deux heures, en vue des attaques possibles des Indiens brancos et des grands ours de la Sierra.

Les incidents ne manquaient pas ; tantôt le troupeau, pris d’estampide, s’enfuyait en désordre, et c’étaient des heures de courses en tous sens pour rassembler les bêtes effarouchées ; tantôt une bande de coyotes, effrontés voleurs, venait jusqu’au milieu des feux, ronger les lazzo en cuir qui entravaient les chevaux. Une autre fois l’alerte était donnée par une bête fauve, poussant, au milieu du silence, un rugissement redouté.

On traversait un pays splendide, d’une végétation luxuriante, peuplé de puéblos clairsemés. À perte de vue, des avoines sauvages, hautes de cinq et six pieds, ondulaient comme une mer aux moindres bouffées du vent des côtes : des ranchos s’échelonnaient le long des fraîches rivières qu’on traversait à gué ; de loin en loin, apparaissaient des bouquets d’arbres vingt fois séculaires, chênes immenses, peupliers gigantesques que jamais l’homme n’avait outragés et dont l’antilope et le chevreuil aimaient l’ombre. À chaque pas, des lièvres partaient sous les pieds mêmes des mules ; des compagnies de perdrix s’élevaient à grand bruit d’ailes, des coqs de bruyère s’envolaient en criant. Le rôti du soir était toujours à portée de carabine.

Par moments, il fallait quitter les plaines et s’engager dans la Sierra. Le contraste était saisissant : de grandes roches nues, étincelantes au soleil ; des terrains arides, d’où surgissaient quelques arbustes rares et rabougris ; des mousses courtes et calcinées ; çà et là, dans les crevasses des rochers, à leur ombre, quelques touffes de lavandes. Aussi avec quelle joie, au sortir des montagnes, on retrouvait ces oasis merveilleuses, coupées d’eaux vives, ombragées de grands chênes, parsemées de rosiers sauvages, couvertes jusqu’à l’horizon d’avoines géantes !

De temps en temps on abattait un veau : l’air était si pur que la viande, pendue par quartiers à l’arçon des selles, se desséchait sans se corrompre. Le calme silence de cette solitude inviolée avait des influences pénétrantes et des tentations irrésistibles. On se sentait vivre avec plénitude, sans désirs, sans regrets : le monde entier disparaissait en quelque sorte ! Que de fois, étendus à l’ombre au bord de l’eau, les trois amis se sont-ils écriés : « À quoi bon aller plus loin ? »

C’était toujours M. de Raousset qui, le premier, se réveillait et rompait le charme énervant. Son activité dévorante résistait même à ces langueurs des savanes, dont les plus hardis voyageurs ont subi l’influence. Toujours en courses, de côté et d’autre, il fit quatre à cinq fois les deux cents lieues qui séparent Los Angeles de San Francisco. Mais, en revanche, il put se vanter à bon droit de connaître le pays, rancho par rancho, et de savoir les noms de ses moindres recoins.

De Monteray à San José, le chemin n’est qu’une lande immense et désolée. M. de Raousset se sépara de la petite caravane et alla seul, en avant, en éclaireur. Un grand désappointement l’attendait à San Francisco ; grâce à l’arrivée du bétail[1] américain, grâce surtout à l’annonce de nouveaux convois, les vaches valaient à peine 25 et 30 piastres ! C’était trois mois de fatigues, de dangers et de rude labeur complètement perdus. Décidément M. de Raousset n’avait pas la main heureuse pour le commerce : il rejoignit ses compagnons à San José et raconta piteusement l’état des choses. La déconvenue était grande, mais on s’était donné trop de mal pour pouvoir se contenter de rentrer, tout juste, dans l’argent déboursé. À Stokton, qui est l’entrepôt des mines du Sud, le placement avantageux était certain, disait-on. On partit pour Stokton, et ce long voyage s’allongea encore de quinze jours. Là enfin, vendu directement aux gens des placers, le troupeau fut d’assez bonne défaite ; mais, en somme, la spéculation sur les vaches et les veaux du Mexique fut plus pittoresque que lucrative. C’était encore de la fantaisie.

  1. Cette préférence pour le bétail américain est des plus concevables. Une vache mexicaine est toujours plus ou moins sauvage : pour la traire, il faut la lasser, lui attacher les pieds de derrière et permettre à son veau une forte prélibation. La vache américaine, au contraire, est un animal domestique.