Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/5

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V

La révolution ruinait M. de Raousset radicalement : elle brisait sa fortune renaissante, elle mettait à néant ses plans et ses idées ; il eut pu, à bon droit, la traiter en ennemie. M. de Raousset, au contraire, salua avec enthousiasme la jeune République.

Comme tous les hommes de sa génération que n’avait pas énervé le règne de Louis-Philippe, il se sentit profondément remué par ce grand événement. Un horizon radieux s’ouvrait, l’âme de la France se réveillait de sa torpeur, le sang bouillonnait dans toutes les veines et une grande force de rajeunissement se manifestait de tous côtés. Gaston ouvrit son âme à toutes les illusions généreuses. Qu’avait-il à regretter dans ce qui venait de s’écrouler si piteusement ? Le gouvernement de la bourgeoisie l’avait froissé, irrité dans son orgueil de gentilhomme et dans son orgueil de Français. Pour lui, la révolution de février était surtout la banqueroute de cette bourgeoisie arrogante et bornée, et il battait des mains à sa chute.

La république faisait appel à toutes les bonnes volontés, à toutes les vaillances : elle allait réveiller les échos endormis et remuer le vieux monde de fond en comble. Elle apparaissait, non pas les mains pleines de sang comme son aînée, avec des cris farouches et des piques sinistres, mais fière, souriante, et si sûre de sa victoire pacifique que son premier acte abolissait l’échafaud. Un grand poète tenait en main ses destinées, et sa voix calmait comme par enchantement les plus terribles émotions populaires. Comment rester en dehors de ce mouvement généreux ? Comment se condamner à l’inaction au moment où la vie exhubérait, où chaque activité allait trouver son emploi ? Gaston n’hésita même pas. Il réalisa à des prix désastreux ce qui lui restait et accourut dans sa province natale mettre au service des idées nouvelles sa jeunesse et son énergie.

Il serait puéril de faire du comte de Raousset un démocrate socialiste, mais il est aussi impossible de voir en lui, comme certaines susceptibilités n’ont pas craint de le demander à notre complaisance, un royaliste déguisé, hurlant une heure avec les loups. La franchise et la loyauté de son caractère se refusent également à cette duplicité. Gaston avait salué sincèrement la République, il l’avait acceptée, il l’a défendue. Ses professions de foi aux électeurs des Bouches-du Rhône et de Vaucluse, ses discours dans les clubs, ses articles dans le journal qu’il a dirigé pendant un an, le prouvent surabondamment. À coup sûr, il n’eût pas renversé la monarchie, mais la monarchie à bas, il en faisait bon marché. C’était un aristocrate, soit : Alcibiade l’était bien.

Quand il venait dans les clubs de Vaucluse, en habit noir, en gants blancs, les portefaix du Rhône disaient : Vaqui lou conté ! (Voici le comte.) Gaston, en effet, dans cette ville d’Avignon où comtes et marquis ne manquent certes pas, était le comte par excellence. Il est resté le comte jusqu’à la fin de sa vie, quelle que fût sa fortune.

À San Francisco, nous le verrons endosser courageusement la vareuse rouge du travailleur, mais qui parlait du comte, parlait de lui. En Sonore, quand on disait : El conde, chacun savait de qui il était question. C’était un gentilhomme dans la force du terme.

Pendant toute la durée du gouvernement provisoire, le comte fut un tribun éloquent et passionné. Inconnu, pour ainsi dire, de ses concitoyens, il lui fallut une activité incroyable pour poser sa candidature. Il parcourut tout son département ville par ville, bourgade par bourgade. Dédaigneux et fier avec les bourgeois, sollicitant leurs suffrages d’une voix hautaine, il savait à merveille se faire familier et simple avec les paysans et les ouvriers. Il eut de grands succès oratoires, et avec un peu de politique il eût emporté d’assaut cette élection qu’il devait par trois fois manquer de quelques milliers de voix. Par malheur pour lui, trop conservateur pour les démocrates, trop républicain pour les royalistes, il s’est trouvé dans la position fausse des gens qui vivent en dehors des partis, qui ont horreur des coteries et qui n’obéissent qu’aux cris de leur conscience jalouse.

M. de Raousset échoua donc aux élections générales.

Le 10 mai 1848, il fondait : La Liberté.

C’était le temps, on s’en souvient, des discussions ardentes et des polémiques passionnées : chaque jour des problèmes redoutables étaient posés, et leurs solutions servaient de menace à ceux qu’elles n’épouvantaient pas. D’autre part, la révolution de février avortait journellement ; rien ne sortait de ses entrailles déchirées, et les énigmes de l’avenir attendaient en vain leurs Œdipes. L’irritation naissait de cette impuissance même des partis ; la situation se tendait cruellement ; les moins clairvoyants pressentaient des luttes sanglantes. Partout la guerre était dans l’air, mais plus que partout peut-être, dans ce terrible Midi, la politique allait devenir une guerre de personnes, et les provocations individuelles allaient remplacer les discussions de principes.

Les républicains de vieille roche, soupçonneux, jaloux, considéraient la République comme leur propriété exclusive. Au lieu d’accueillir les nouveaux venus, les convertis d’hier et de demain, ils resserraient leurs rangs et s’isolaient insensiblement dans le pays. Au lieu de devenir l’universalité des citoyens, ils ne furent bientôt qu’un parti : or, les partis ne peuvent se passer d’hommes, et les hommes devaient manquer au parti démocratique comme aux autres,

M. de Raousset se jeta résolument au plus fort de la mêlée, et son journal, tout personnel, se fit bientôt remarquer par la vivacité de ses attaques. Pendant un an, il resta sur la brèche, harcelant tour à tour les blancs, les bleus, les rouges, et essayant de fonder un parti nouveau, sans passé, tout à l’avenir. La nature de ce recueil ne nous permet pas de donner ici, comme nous l’aurions désiré, des extraits de ses articles politiques, nous dirons seulement que la presse réactionnaire, dans le sens que les querelles de partis ont attaché à ce mot, est bien loin de nous avoir accoutumés à l’indépendance et à la fierté de langage qui distinguent la Liberté, parmi tous les journaux nés de l’ébranlement de février.

M. de Raousset avait dit vrai en niant être l’homme d’aucun parti ; on le lui prouva. L’amertume de sa polémique le fit repousser par les républicains, l’audace de ses idées par les royalistes. Il échoua une troisième fois aux élections pour l’Assemblée législative, et ce fut un légitimiste authentique, M. Léo de Laborde, qui recueillit tout le fruit des luttes de l’homme qui, en attaquant les révolutionnaires, avait respecté la révolution.