Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/1

II.  ►

I

Le comte Gaston Raoulx de Raousset-Boulbon est né à Avignon, le 2 décembre 1817, et appartient à l’une des plus nobles et des plus anciennes familles de Provence ; il était encore au berceau lorsqu’il perdit sa mère[1], et sa première enfance s’écoula en Gascogne, auprès de son aïeule maternelle.

Dès cette époque, l’enfant montra ce que serait l’homme. Fier, hautain, irascible, nul ne pouvait plier sa petite volonté. Il subissait dans un silence farouche les punitions que lui attiraient ses espiègleries ; jamais on ne put l’amener à demander pardon.

Un soir, à la suite de je ne sais quelle peccadille, sa grand’mère voulut le faire mettre à genoux en plein salon. L’enfant se révolta contre cette humiliation, s’échappa des mains qui le retenaient, et, s’acculant dans un coin, les poings fermés et les yeux flamboyants :

— Osez me toucher ! s’écria-t-il d’une voix dont l’énergie étonna tout le monde.

Il avait alors à peine sept ans.

Les domestiques le redoutaient et l’avaient caractérisé d’un mot :

— M. Gaston, disaient-ils, c’est un petit loup !

On lui obéissait comme à un homme. Un jour, il avait donné un ordre dont un domestique ne crut pas devoir tenir compte ; Gaston furieux chassa le domestique. Celui-ci, comme on pense, ne se tint pas pour congédié, et, le lendemain, il se retrouvait en présence de son jeune maître. Gaston, pâle de colère, le saisit par le bras, le traîna par devant Mme de Sariac et demanda impérieusement comment il se faisait que cet homme fût encore dans la maison.

— Parce que je commande seule ici, lui répondit sévèrement la grand’mère.

— Vraiment ? dit Gaston, eh bien ! alors, il vous faut choisir entre Baptiste et moi, car s’il ne sort pas d’ici, j’en sortirai !

On n’attacha aucune importance à ce propos, et Baptiste fut conservé.

Le lendemain, à l’heure du déjeuner, on appela en vain Gaston ; il était parti selon sa promesse ; l’alarme fut grande ; on le chercha dans tout le pays, et on ne le retrouva que le soir à trois bonnes lieues du château, sur la route de Toulouse.

Ce ne fut pas sa seule escapade.

Quand son père vint le chercher pour le conduire au pensionnat des Jésuites, à Fribourg, le petit loup, terrifié par la mine sévère du vieux comte de Raousset, prit une seconde fois la fuite et passa deux nuits dans les bois ; on le ramena à demi-mort de froid et de faim.

Comme on le voit, les révérends Pères avaient en Gaston un merveilleux sujet pour prouver l’excellence de leur méthode d’éducation.

Gaston arriva au milieu de ses petits camarades, l’œil en dessous, les dents serrées, la main prête à repousser par la force toute attaque à sa qualité de nouveau. L’accueil qu’il reçut vainquit bien vite ses défiances ; sa générosité naturelle s’éveilla subitement en présence de la cordialité de ces joyeux enfants qui venaient à lui comme au devant d’un ami attendu. Son cœur gonflé se dilata, et, comme il se plaisait à le répéter depuis, pour la première fois son âme s’épanouit sans contrainte.

L’habileté des Jésuites est connue : au lieu de heurter à tout propos cette fierté, de froisser cet amour-propre, de provoquer pour les vaincre les révoltes de cet esprit violent, ils s’attachèrent surtout à développer les ardeurs généreuses de son âme. Ils tournèrent vers le travail son amour-propre même et son impétuosité. Ils lui firent faire par l’émulation et le point d’honneur ce qu’aucune autorité n’aurait obtenu de lui par la crainte. Gaston passa huit ans à Fribourg sans être puni une seule fois. Au dernier moment, le révérend Père recteur se démentit malheureusement, et, pour une infraction constatée, condamna Gaston à se mettre à genoux pendant l’étude du soir. Il n’était guère probable que le jeune homme de dix-sept ans accepterait l’humiliation contre laquelle l’enfant de huit ans avait protesté. Gaston résista

— C’est bien assez de se mettre à genoux devant Dieu ! répondit-il au Père Galicé.

— Vous obéirez, répliqua le Père, ou vous quitterez le pensionnat. Choisissez !

— Mon choix est fait, dit Gaston, je pars !

Il partit en effet le soir même.

Gaston ne garda pas rancune aux Pères Jésuites ; il les a toujours défendus. Il disait hautement qu’il était leur obligé, et que c’était à eux surtout qu’il devait l’élévation de son caractère et le sentiment profond de sa dignité personnelle.

En sortant de Fribourg, Gaston vint rejoindre son père au château de Boulbon, près Tarascon.

Le vieux comte accueillit son fils avec la froideur et l’étiquette d’un autre âge. Tout élan se glaça dans le cœur du jeune homme. Une tristesse soudaine l’envahit, et il sentit son âme se replier douloureusement.

Gaston touchait à sa dix-huitième année. Le jour même où il atteignit cet âge, son père le manda en son cabinet, et, par-devant notaire, lui rendit avec une fidélité scrupuleuse ses comptes de tutelle. Lorsque Gaston lui en eut donné une décharge en règle, il le fit émanciper et le mit immédiatement en possession de la fortune qui lui revenait de sa mère, fortune considérable qui devait bientôt se fondre dans ses mains jeunes et téméraires.

C’était un terrible vieillard que ce vieux comte. En lisant dans les Mémoires d’outre-tombe, l’admirable chapitre où M. de Chateaubriand raconte la vie du château de Combourg, nous avons toujours involontairement pensé au père de Gaston. Altier, taciturne, dur, sauvage, il passait l’année presque entière dans cette ruine de Boulbon dont un pavillon seul était à peu près habitable, écoutant dédaigneusement le bruit du siècle, évoquant avec amertume les souvenirs du passé. Sa vie avait eu toutes les traverses des hommes de son temps que n’avait pas atteints la terrible justice révolutionnaire, mais c’était en vain que la révolution française avait grondé sur sa tête et tout changé autour de lui : l’émigré, rentré en France, n’avait rien oublié ni rien appris. Sous la restauration, il bouda le roi Louis XVIII, qu’il traitait de jacobin ; après la révolution de juillet, pour ne pas payer directement l’impôt au roi Louis-Philippe, il fit cession de tous ses biens à sa femme. Ces faits peignent l’homme.

On écrirait une légende curieuse en rassemblant les traits du même genre qui se racontent encore aujourd’hui en Provence sur le vieux comte ; son obstination, sa morgue, comme aussi sa générosité et sa loyauté chevaleresque, en faisaient un type véritable. Mais sa haute mine inspirait plutôt la crainte que la tendresse, et il enrageait de voir les petits enfants s’enfuir devant lui.

Gaston, on le conçoit, étouffa bientôt dans cette retraite glaciale ; la vie bouillonnait en lui et le besoin d’action l’envahissait. Il dévora en quelques mois la bibliothèque de son père, et courut le pays à cheval, pour se dérober en quelque sorte à lui-même : mais un moment vint où il n’eut plus un livre à relire, et où il n’entendit plus, sans frémir, la cloche qui l’appelait à ce dîner de chaque jour, toujours le même, cérémonieux, triste, où personne n’osait ouvrir la bouche devant le maître.

Il partit pour Paris, Paris la tentation éternelle.

  1. Constance de Sariac.