Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/2

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II

Gaston avait dix-neuf ans : c’était ce qu’on est convenu d’appeler un cavalier accompli. Moyen de taille, mais admirablement bien proportionné, il était souple et élégant dans ses moindres mouvements. Son front large et pur rayonnait d’audace et de résolution. Il avait la chevelure blonde et la barbe fauve, le nez droit et fin, l’œil superbe, humide, ardent, par moments insoutenable de fixité lumineuse.

« La première fois que je l’ai vu, nous écrit un de ses amis les plus intimes, il était à écrire, assis en dehors de sa table, sur l’angle de sa chaise, droit sur ses reins, la tête haute. Sa voix, son geste, son regard, tout en lui dictait des ordres. Je l’ai revu depuis en vingt circonstances : dans les clubs, dans la rue, dans le monde, chez lui, j’ai toujours retrouvé ces allures fières, cet air de commandement, ces mouvements impérieux, et tout cela sans jactance, sans emphase ; il avait vraiment de la race. »

Une infirmité cruelle déparait seule cette riche nature. Gaston était presque sourd et parfois même sourd tout à fait. Les conditions atmosphériques avaient une grande influence sur ses organes : en temps sec, il entendait à merveille. Quelque temps qu’il fît, il entendait toujours les voix familières.

Cette malheureuse surdité exceptée, personne n’était mieux doué ; écuyer intrépide, prévôt d’escrime, fin tireur, il chantait avec goût, dessinait d’une façon remarquable et faisait des vers charmants à ses moments perdus. Nul ne concevait plus rapidement et n’exécutait plus résolument. Causeur spirituel, il devenait, en s’animant, orateur chaleureux, et son éloquence entraînante charmait ceux même qu’il attaquait. Tout en lui était premier mouvement, impétuosité, passion. Un jour quelqu’un lui dit :

— Mais Gaston, quand donc serez-vous calme ?

— Quand je serai mort ! répondit-il.

Il était sincère, ouvert, et d’une sûreté de relations sans égale ; mais, comme son père, il supportait difficilement la contradiction, et ceux qui le connaissaient peu le trouvaient hautain et dédaigneux. Ce qui dominait en lui, c’était le besoin d’initiative, de commandement, de puissance. Il étouffait dans la société moderne et cherchait en vain une place à sa taille. La vie bourgeoise, la lutte des intérêts matériels lui faisaient lever le cœur ; il voulait agir, il appelait l’action, et tout ce qu’il rencontrait lui semblait mort, mesquin, aplati, inutile.

Un soir, après un souper joyeux avec des amis de son âge, il se laissa aller à une de ces rêveries qui le prenaient souvent quand il était seul.

— À quoi songez-vous ? lui demanda-t-on.

— Je songe que nous sommes des malheureux, répondit-il, et que nous perdons notre jeunesse en des sottises. Qu’a de plus ce souper que celui d’hier ? Qu’aura de plus celui de demain ? Oh ! je voudrais faire quelque chose de grand !

C’était bien l’homme : au milieu de sa vie élégante, pendant ses folies les plus grandes, aux jours de ses fantaisies les plus ruineuses ou de ses spéculations les plus téméraires, le désir de faire quelque chose de grand l’étreignait malgré tout. Il devait avoir bientôt assez du triste bagage des joies modernes, et sa jeunesse ne devait pas rester longtemps encore, stérilement orageuse, dans les loisirs et les élégances de Paris.

Aux ardeurs de cette vie nouvelle, les principes si patiemment inculqués par les révérends Pères se fondirent les uns après les autres. Gaston était sorti de Fribourg royaliste et catholique ; après deux ans de vie parisienne, le royaliste ne croyait plus au roi et le catholique riait de Rome. Toutes les fictions vénérables dans lesquelles il avait été élevé défilèrent devant lui, interrogées par sa raison audacieuse. Il chercha la vie parmi toutes ces choses mortes, et il ne trouva pas d’écho pour ses cris.

Il avait rêvé un roi-chevalier, du sang d’Henri IV, débarquant un beau jour sur un point quelconque du pays, plantant son drapeau et ralliant autour de lui les débris de la noblesse de France. Ce roi guerroyait vaillamment pour reconquérir sa couronne ; et Gaston se voyait à ses côtés comme Bayard à côté de François Ier ou Crillon, son compatriote, à côté du Béarnais : et c’étaient des défis, des chevauchées, des assauts, des batailles, puis, l’entrée triomphale à Paris, les sourires des duchesses, l’action politique sur les destinées de son temps, enfin la retraite honorée de sa glorieuse vieillesse, dans Boulbon rebâti à neuf, sur l’ancien plan, pierres pour pierres.

Il ne lui fallut pas longtemps, hélas, pour savoir ce que valaient ses rêves. Le Roi proclamait bien haut son horreur de la guerre civile, s’entourait de conseillers séniles, et préférait évidemment les quiétudes de Froshdorff et les fêtes de Venise aux hasards des batailles héroïques. La noblesse boudait le gouvernement de juillet, mais songeait bien plus à refaire sa fortune qu’à reconquérir une influence perdue. La jeunesse royaliste, énervée dans les bras des Laïs modernes, ne quittait guère leurs salons équivoques, élevait quelques chevaux anglais, et faisait, par ton, le pèlerinage de l’exil. Nulle part l’ardeur, nulle part la foi ; la bourgeoisie avait tout envahi, tout rétréci ; on citait encore quelques fous, mais en y regardant de près, il était facile de retrouver le calcul jusque dans les folies : l’esprit français était transformé.

Un court voyage que Gaston fit dans le Morbihan porta le dernier coup à ses illusions chevaleresques. Il vit de près ces Vendéens dont les mémoires et les romans royalistes lui avaient donné une si étrange idée. Malgré les dernières tentatives, la terre héroïque était sans murmures et rien ne restait des géants de 92. De temps en temps, il rencontrait quelques vieux capitaines de paroisse, légendes vivantes, fantômes d’autres temps, étrangers, en quelque sorte, dans leur pays même. Parfois aussi, il retrouvait au fond de leurs châtellenies en ruines, quelques gentilshommes fidèles, vivant en dehors du mouvement moderne et prêts à recommencer la guerre de buissons. Mais cette guerre même était devenue impossible. Il chercha en vain les chemins creux, les haies séculaires, les taillis impénétrables, immortalisés par les luttes de Cathelineau et de Bonchamp. Il revint à Paris par une route royale, désabusé, humilié presque, et de ce jour il commença à prêter l’oreille aux bruits nouveaux qui montaient du fond des foules.

Aussi, quand il revint, à quelque temps de là, passer un mois ou deux à Boulbon, le vieux comte fronça le sourcil aux airs jeune-France de son fils.

Ici se place une petite anecdote qui donnera une idée des rapports de Gaston avec son père.

L’accueil fut froid et solennel comme d’habitude : le dîner méthodique et silencieux comme par le passé.

Après le dîner, et comme Gaston fumait un cigarre sur la terrasse, M. de Raousset rompit le silence glacial qu’il avait gardé et dit à sa femme :

— Madame, il me serait pénible de discuter avec mon fils, et il me serait impossible de supporter sa résistance. Vous le voyez, il nous revient de Paris avec toute sa barbe et le cigarre aux dents. Passe pour le cigarre ! Mais dites-lui, je vous prie, qu’il ne convient pas à un homme de sa naissance de porter une barbe de moujik, et que je lui serai obligé de m’en faire le sacrifice.

La commission était délicate ; Gaston tenait à sa barbe et non sans raison, car elle lui allait à merveille. Mais comment oser contredire le terrible vieillard ? Mme de Raousset s’exécuta, et Gaston, cédant aux prières de sa belle-mère, parut le lendemain à table complètement rasé.

— Monsieur, lui dit le comte, je vous remercie de votre déférence à mon désir.

Et ce fut tout.

À quelques jours de là, le comte reprit :

— Madame, je vous autorise à dire à mon fils qu’il peut laisser repousser sa barbe ; toutes réflexions faites, je n’y vois pas d’inconvénients.

Gaston profita de la permission, comme on peut le croire ; mais le vieillard trouva sans doute que cette barbe était bien longue à repousser, et qu’il n’était pas convenable qu’un homme de son sang eût pendant trois ou quatre semaines un air négligé et malpropre.

— Décidément, dit-il un soir, la barbe ne va pas à Gaston. Madame, je vous prie de lui dire de se raser de nouveau.

Cette fois, le bouillant jeune homme trouva l’exigence intolérable. Il remonta dans son appartement, boucla ses malles et repartit le soir même pour Paris.

Un an après cette aventure, M. de M***, ami de la famille, était retenu à coucher à Boulbon. La comtesse de Raousset eut l’imprudence de dire à un domestique : — Préparez pour M. de M*** la chambre de Gaston. — Madame ! s’écria le vieillard en se levant tout droit, M. Gaston n’a plus de chambre ici.

Le père et le fils ne devaient plus se revoir.