Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 7


Les privilèges, accordés aux maîtrises et aux communautés, sont des droits iniques, qui ne paroissent dans l’ordre, que parce que nous les trouvons établis. Il est vrai que la concurrence d’un grand nombre d’artisans et de marchands met des bornes au bénéfice que les maîtrises et les communautés pourroient tirer du monopole. Mais il n’en est pas moins vrai, d’après ce que nous venons de démontrer, que ces corps ôtent l’aisance à plusieurs citoyens, en réduisent d’autres à la mendicité, font tout renchérir, et portent dommage à l’agriculture, comme au commerce.

Cependant, lorsqu’on se fut accoutumé à regarder, dans un corps nombreux, le monopole comme une chose dans l’ordre, il fut naturel de le regarder encore comme dans l’ordre, lorsqu’il se trouveroit dans des corps moins nombreux. Un abus, qui est passé en usage, devient règle ; et parce qu’on [p54] a d’abord mal jugé, on continue de juger mal. Il étoit facile de prévoir que les bénéfices, en vertu d’un privilège, grands pour chaque membre dans un corps nombreux, seroient plus grands à proportion qu’on diminueroit le nombre des membres. Il ne s’agissoit donc plus que d’établir ce nouveau monopole, et on y trouva peu d’obstacles. Le sel, fort commun dans nos quatre monarchies, étoit, par la liberté du commerce, à un prix proportionné aux facultés des citoyens les moins riches ; et il s’en faisoit une grande consommation parce qu’il est nécessaire aux hommes, aux bestiaux, et même aux terres, pour lesquelles il est un excellent engrais. Il devoit donc y avoir un grand bénéfice à faire le monopole du sel. On en forma le projet, et on créa à cet effet une compagnie privilégiée et exclusive. Elle donnoit au souverain une somme considérable, et elle accordoit, aux grands qui la protégeoient, une part dans son bénéfice. Ceux qui composoient cette compagnie, se nommoient traitans, parce qu’ils avoient traité avec le roi. Ils faisoient seuls, en son nom, le commerce du sel dans toute l’étendue du royaume. Le premier monarque qui trouva cette source de richesses, ouvrit les yeux aux autres, et fut imité.

Le prix du sel haussa tout-à-coup d’un à six, sept ou huit ; et cependant les traitans, qui avoient seuls le droit de l’acheter en première main, le payoient si mal, qu’on cessa d’exploiter plusieurs salines.

Tel fut l’abus de ce monopole, que la consommation du sel diminua au point que pour faire valoir cette branche de commerce, il fallut contraindre les citoyens à en prendre, chacun par tête, une certaine quantité. Le sel fut donc un engrais enlevé aux terres : on cessa d’en donner aux bestiaux ; et beaucoup de sujets ne continuerent à en consommer, que parce qu’on les contraignoit à ne pas se passer d’une chose nécessaire.

La compagnie des traitans coûtoit immensément à l’état. Combien d’employés, répandus dans toutes les provinces, pour le débit du sel ! Combien de gens armés pour empêcher la contrebande ! Combien de recherches pour s’assurer si tous les sujets avoient acheté la quantité imposée ! Combien de vexations ! Combien de frais en contraintes, saisies, amendes, confiscations ! En un mot, combien de familles réduites à la mendicité !

Voilà le désordre que produisoit cette compagnie privilégiée et exclusive. Cependant elle ne rendoit pas au roi la moitié de ce qu’elle enlevoit aux citoyens. La plus grande partie de l’autre moitié se consommoit en frais. Le reste se partageoit entre les traitans : et s’ils n’avoient pas assez de bénéfice, comme en effet ils ne s’en trouvoient jamais assez ; on leur accordoit ordonnance sur ordonnance, pour donner tous les jours plus d’étendue à leurs privilèges ; c’est-à-dire, pour les autoriser à vexer le peuple de plus en plus.

Le bénéfice de ce monopole, lorsqu’une fois il fut connu, répandit un esprit d’avidité et de rapine. On eût dit qu’il falloit que chaque branche de commerce se fît exclusivement par des compagnies. Il s’en formoit tous les jours : des protecteurs sollicitoient pour elles, souvent avec succès. Ils vendoient leur crédit, et ils ne s’en cachoient pas. Chacun croyoit pouvoir se permettre ce qu’il voyoit faire. C’étoit le monopole des grands.

Ces compagnies avoient toujours pour prétexte le bien de l’état ; et elles ne manquoient pas de faire voir, dans les privilèges qu’on leur accorderoit, de grands avantages pour le commerce même. Elles réussirent sur-tout, lorsqu’elles proposèrent d’établir de nouvelles manufactures.

Il est certain que de nouvelles manufactures méritent d’être privilégiées, c’est-à-dire, multipliées ; et plus elles peuvent être utiles, plus il faut récompenser ceux à qui on les doit. Mais on accorda des privilèges exclusifs, et aussitôt le luxe sortit de ces manufactures. Les ouvrages, qui s’y vendoient, devinrent chers et rares, au lieu qu’ils auroient été à bas prix et communs. Je reviens aux conséquences que j’ai déjà répétées : diminution dans la consommation, dans la production, dans la cultivation, dans la population ; et j’ajoute, naissance du luxe, accroissement de misère.