Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 6


Nos cités, dès leur fondation, et par conséquent long-temps avant la monarchie, avoient reconnu la nécessité où sont les citoyens de contribuer aux dépenses publiques.

Composées uniquement de colons, ce n’est qu’à des colons qu’elles pouvoient demander des subsides. En conséquence, on les prit sur chaque champ, et chacun paya en raison des productions qu’il récoltoit. Ce subside se levoit à peu de frais. La répartition s’en faisoit, dans chaque canton, par les colons mêmes. Chacun payoit sans contrainte ; et comme personne ne pouvoit se plaindre d’être surchargé, personne aussi ne songeoit à payer moins qu’il ne devoit. Lorsque, dans la suite, des citoyens se trouvèrent sans possessions, on n’imagina pas de leur demander des subsides. Il ne pouvoit pas encore venir dans la pensée de faire payer des hommes qui n’avoient rien. L’usage, qui fait regle même quand il est raisonnable, ne le permettoit pas. Ces citoyens, qui n’avoient que des bras, subsistèrent donc de leur travail, ou du salaire qu’ils recevoient des colons, et ils ne payèrent rien.

Cet usage se maintint avec le progrès des arts, parce que tout usage dure. Les artisans et les marchands, ainsi que les fermiers et les journaliers, vécurent donc de leur salaire, et on ne pensa point à leur demander des subsides.

Tant que cet usage subsista, tout fleurit. L’industrie, assurée d’un salaire que la concurrence seule régloit, et sur lequel il n’y avoit rien à retrancher, s’occupa des moyens d’augmenter ce salaire, soit en créant de nouveaux arts, soit en perfectionnant les arts déja connus.

Alors tout devenoit utile. Le surabondant trouvoit un emploi, à mesure que les arts et le commerce faisoient des progrès. On consommoit davantage : les productions croissoient en raison des consommations ; et les terres étoient tous les jours mieux cultivées. Les choses subsistèrent dans cet état jusqu’au temps de la monarchie. Elles s’y maintinrent même encore sous les premiers monarques. Mais enfin il falloit qu’il se fît une révolution.

Parce que des artisans et des marchands vivoient dans l’aisance, on demanda : mais pourquoi ces hommes, qui sont riches, ne fournissent-ils pas une partie des subsides ? Comment ont-ils pu en être exempts ? Faut-il que les colons payent seuls toutes les charges, et tout citoyen ne doit-il pas contribuer aux dépenses publiques ? Ce raisonnement parut un trait de lumière.

On mit donc des impôts sur l’industrie, et il ne fut plus permis de travailler en aucun genre, qu’autant qu’on auroit payé une certaine somme à l’état. il ne fut plus permis de travailler ! voilà une loi bien étrange. Cependant, quand on veut que celui qui n’a rien paie pour avoir la permission de gagner sa subsistance, il faut bien défendre le travail à ceux qui ne paient pas ; et, par conséquent, leur ôter tout moyen de subsister.

Dans tous les métiers, on ne fait pas les mêmes profits, non plus que dans toutes les espèces de commerce. Il parut donc juste de faire différentes classes, soit d’artisans, soit de marchands, afin de les imposer chacune à proportion des profits qu’elles pouvoient faire.

Cette opération n’étoit pas facile. Comment estimer ce qu’un homme peut gagner par son industrie ? Il arrivera nécessairement que, dans le même métier et dans le même commerce, celui qui gagnera moins, paiera autant que celui qui gagnera plus. C’est un inconvénient qu’on ne voyoit pas, ou qu’on ne vouloit pas voir.

On donna le nom de corps de métier aux différentes classes d’artisans ; et parce qu’on ne pouvoit y être admis, qu’autant qu’on étoit passé maître, on leur donna encore le nom de maîtrises. Quant aux différentes classes de marchands, on les nomma communautés.

Autant on distingua de métiers dans les arts mécaniques, autant on fit de maîtrises ; et autant on distingua de branches dans le commerce, autant on fit de communautés.

Quand on eut fait ces distinctions, on régla l’impôt que chaque maîtrise ou communauté devoit payer ; et en conséquence ceux qui se trouvèrent dans ces corps, eurent non-seulement le droit de travailler, ils eurent encore celui d’interdire tout travail à ceux qui n’y étoient pas admis ; c’est-à-dire, de les réduire à mendier leur pain.

Travailler, sans être d’un de ces corps, c’étoit une fraude ; et parce qu’on n’avoit pas voulu rester sans rien faire, ou plutôt, parce qu’on avoit été forcé à travailler pour subsister soi-même et faire subsister sa famille, on étoit saisi et condamné à une amende qu’on ne pouvoit pas payer, ou qu’on ne payoit que pour tomber dans la misère.

Comme les principales branches du commerce se réunissent au tronc d’où elles naissent, qu’à ces principales branches il s’en réunit d’autres encore, et ainsi de suite ; on conçoit qu’il sera d’autant plus difficile de démêler toutes ces branches, qu’on divisera et subdivisera davantage les communautés de marchands. Cependant elles se diviseront et subdiviseront, parce que le souverain, voyant qu’à chaque nouvelle communauté il est payé d’un nouvel impôt, se croira plus riche, lorsqu’il les aura multipliées.

Alors les communautés se confondent, comme des branches, au tronc où elles se réunissent. Elles ne peuvent plus distinguer leurs privilèges : elles se reprochent d’empiéter les unes sur les autres, et les procès naissent. Il en sera de même des maîtrises.

Tous ces corps seront forcés à de grandes dépenses, soit pour payer les impôts, soit pour suivre leurs procès, soit pour faire la recherche de ceux qui travailleront, sans avoir été incorporés dans une maîtrise ou dans une communauté.

Forcés à des dépenses, chacun d’eux lèvera sur ses membres des fonds communs ; et ces fonds seront dissipés en assemblées, en repas, en édifices, et souvent en malversations.

Ces dépenses seront reprises sur les marchandises qu’ils débitent. Ils feront la loi aux consommateurs, parce qu’ayant seul le droit de travailler, ils fixent à volonté le prix de leur travail. En quelque nombre que soient les artisans et les marchands, il faut que tout renchérisse ; parce qu’il faut que les maîtrises et les communautés retrouvent toujours de quoi renouveller les fonds communs qu’elles dissipent.

Il y a d’ailleurs, dans ces maîtrises et communautés, l’esprit du corps, une sorte de point d’honneur, qui force à vendre au même prix que les autres. On passeroit pour un traître, si on vendoit à plus bas prix ; et on s’exposeroit à quelque mauvaise affaire, pour peu qu’on y donnât le moindre prétexte.

Accoutumés à faire la loi, ces corps vendent cher l’avantage de participer à leurs priviléges. Ce n’est pas assez de payer l’apprentissage. Tant qu’il dure, on ne travaille que pour le compte du maître ; et il faut employer plusieurs années pour apprendre un métier, qu’on pourroit quelquefois savoir au bout de quelques mois. Celui qui a le plus de disposition, est condamné à un apprentissage aussi long, que celui qui en a le moins. Il arrive de-là que tous ceux qui n’ont rien, sont exclus à jamais de tout corps de métier. A-t-on été reçu ? Si on ne réussit pas, il n’est plus temps de faire un autre apprentissage : on n’auroit plus de quoi payer, et on est condamné à mendier.

Lorsque, dans nos cités, les professions étoient libres, les artisans se trouvoient en quelque sorte répandus par-tout. Les laboureurs, dans les moments qu’ils ne donnoient pas à la culture, pouvoient travailler à quelque art mécanique. Ils pouvoient donner de l’occupation à des enfants qui n’étoient pas encore assez forts pour les travaux de la campagne, et ils employoient à la culture les profits qu’ils avoient faits. Cette ressource leur fut enlevée, lorsqu’on eut mis tous les métiers en corps de maîtrise.

Les maîtrises et les communautés enlèvent donc l’aisance aux habitans de la campagne : elles réduisent à la mendicité les citoyens industrieux, qui n’ont pas de quoi payer un apprentissage : elles forcent à payer cher un maître pour apprendre de lui ce qu’on pourroit souvent apprendre beaucoup mieux tout seul : enfin, elles portent coup au commerce, parce qu’en faisant tout renchérir, elles diminuent la consommation, et conséquemment la production, la cultivation et la population. Peut-on réfléchir sur ces abus, et ne pas reconnoître combien ils sont contraires au bien public ?