Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 8


Le vrai moyen de faire contribuer tout le monde, c’étoit de mettre des impôts sur les consommations, et nos quatre monarques en mirent sur toutes. Ils se persuadoient que cette imposition seroit d’un grand produit pour eux, et en même temps d’un poids médiocre pour leurs sujets. Car, en fait d’administration, on concilie souvent les contradictoires.

Mais ils se trompoient, et sur le produit qui n’est pas aussi grand qu’il le paroît, et sur le poids qui est plus grand qu’on ne pense. Premiérement, le produit n’est pas aussi grand qu’il le paroît.

Il est vrai que tout le monde étant forcé de consommer, tout le monde est forcé de payer ; et si on s’arrête à cette seule considération, on voit croître le produit en raison des consommateurs. Mais il faut d’abord défalquer les frais de perception ; frais qui croissent eux-mêmes en raison du nombre des compagnies, auxquelles on afferme ou on donne en régie chacun de ces impôts, et en raison du nombre des commis qu’elles ont à leurs gages.

D’ailleurs ces compagnies savent seules ce que chaque imposition peut produire, et elles mettent tout leur art à le cacher au gouvernement, qui lui-même ferme souvent les yeux sur les abus qu’il voit. La perception, si elle étoit simple, éclaireroit le public, et seroit moins dispendieuse : mais elles la compliquent à dessein, parce que ce n’est pas sur elles que les frais en retombent ; et il leur est d’autant plus facile de la compliquer, que la multiplicité des impôts finit par faire, de cette partie de l’administration, une science à laquelle personne ne peut rien comprendre. Voilà donc une grande partie du produit qui se dissipe nécessairement ; et ce qu’on peut supposer de plus avantageux pour le monarque, c’est qu’il lui en revienne environ la moitié. Mais il se trompe encore, s’il croit que son revenu est augmenté de cette moitié.

Les impôts, multipliés comme les consommations, ont tout renchéri pour lui comme pour ses sujets ; et ce renchérissement porte sur toutes ses dépenses, puisqu’il a fait hausser le prix de la main-d’œuvre en tout genre d’ouvrages. Quand on supposeroit son revenu augmenté d’un tiers, il n’en sera pas plus riche, si ce qu’il payoit une once d’argent, il le paie désormais une once et demie.

Il croit ne mettre l’impôt que sur ses sujets, et il le met sur lui-même. Il en paie sa part, et cette part est d’autant plus grande, qu’il est obligé à de plus grandes dépenses. Cet impôt n’est pour l’industrie qui consomme, qu’une avance à laquelle on la contraint. à son tour, elle fait la loi, et elle force le souverain même à la rembourser. Les matières premières, qu’on travaille dans les manufactures, passent par bien des artisans et par bien des marchands, avant d’arriver aux consommateurs ; et à chaque artisan, à chaque marchand, elles prennent un accroissement de prix, parce qu’il faut remplacer successivement les taxes qui ont été payées. Ainsi on croit ne payer que le dernier impôt, mis sur la marchandise qu’on achète, et cependant on en rembourse encore beaucoup d’autres. Je ne chercherai point, par des calculs, le résultat de ces accroissements ; un anglois l’a fait. Il me suffit de faire comprendre combien les taxes, mises sur les consommations, augmentent nécessairement le prix de toutes choses ; et que par conséquent les revenus du roi ne croissent pas en raison du produit qu’elles versent dans ses coffres. Voyons si elles sont onéreuses pour les peuples.

Le gouvernement ne le soupçonnoit pas. Il supposoit que chacun peut à son gré mettre à sa consommation telles bornes qu’il juge à propos ; et il en concluoit qu’on ne paieroit jamais que ce qu’on voudroit bien payer. Cette imposition, selon lui, ne faisoit violence à personne. Pouvoit-on en imaginer une moins pesante ? Elle laissoit une entiere liberté.

Le gouvernement, qui raisonnoit ainsi, ne considéroit sans doute, pour sujets, que les gens riches qui, à la cour, ou dans la capitale, consommoient avec profusion ; et je conviens avec lui que ces gens-là étoient maîtres de diminuer sur leurs consommations, et qu’il auroit été à desirer qu’ils eussent usé de la liberté qu’on leur laissoit. Je conviens encore que tous ceux qui vivoient dans l’aisance, pouvoient aussi user de cette liberté, qui ne l’est que de nom, puisque dans le vrai on est contraint à se priver de ce qui est devenu nécessaire. Mais les sujets, qui ne gagnent, au jour le jour, que de quoi subsister et faire subsister leur famille, sont-ils libres de retrancher sur leurs consommations ? Voilà cependant le plus grand nombre, et le gouvernement ignore peut-être que, dans ce nombre, il y en a beaucoup qui ont à peine du pain : car je ne parle pas de ceux qui sont à la mendicité, et dont plusieurs n’y ont été réduits que par les fautes du gouvernement même.

Mais je veux que tout le monde soit libre de retrancher sur ses consommations : quels seront les effets de cette prétendue liberté ? Le monarque, je le suppose, sera le premier à donner l’exemple. On lui proposera des retranchements, et tôt ou tard ce sera pour lui une nécessité d’en faire ; parce que, dans le haut prix où tout est monté, ses revenus ne suffisent plus à ses dépenses. Je pourrois déja remarquer que ces retranchements sont un mal : car ils sont pris sur le laboureur, sur l’artisan et sur le marchand, qui ne vendront plus la même quantité de marchandises. L’agriculture, par conséquent, et le commerce en souffriront. Mais continuons.

Je suppose à la cour et dans la capitale de pareils retranchements : j’en suppose encore de pareils dans les autres villes ; et de proche en proche, j’arrive jusqu’au laboureur, qui n’ayant pas un superflu sur lequel il en puisse faire, en fait sur le nombre de ses bestiaux, de ses chevaux, de ses charrues. Le dernier terme de ces retranchements est donc évidemment au détriment de l’agriculture. Veut-on les observer sous un autre point de vue ? Je dirai : les gens aisés feront moins d’habits. Par conséquent, il se vendra moins de draps chez les marchands, il s’en fera moins chez les fabricants, et dans les campagnes on élèvera moins de moutons. Ainsi, quand nous suivrons ces retranchements dans tous les genres de consommation, nous trouverons, pour résultat, la ruine de plusieurs manufactures dans les villes, et la ruine de l’agriculture dans les campagnes. Alors une multitude de citoyens, qui auparavant trouvoient du travail, en demanderont souvent inutilement. Ceux qui n’en trouveront pas, mendieront ou voleront ; et ceux qui en trouveront, forcés à se donner au rabais, subsisteront misérablement.

Dans cet état des choses, le souverain, qui ne comprend pas pourquoi ses revenus diminuent, double les impôts, et ses revenus diminuent encore. C’est ainsi que, par les retranchements auxquels il ne se lasse point de forcer coup sur coup ses sujets, il achève enfin de ruiner les arts et l’agriculture. Je ne m’arrête pas à faire voir les gênes que mettent au commerce les visites qu’on fait aux portes des villes ; les formalités qui sont nécessaires pour estimer les marchandises, les discussions et les procès auxquels ces formalités donnent fréquemment lieu ; les vexations des commis qui souvent ne cherchent [p65] que des prétextes pour faire des frais ; les dommages que reçoivent les marchands, lorsque, forcés de laisser leurs marchandises à la douane, ils perdent le moment favorable à la vente. Je pourrois remarquer encore que les droits, qu’on met sur l’entrée et sur la sortie, sont nécessairement arbitraires et inégalement répartis. Une piece de vin, par exemple, qui ne vaut que dix onces d’argent, paiera autant qu’une piece qui en vaut cinquante ; et, pour l’une comme pour l’autre, cette taxe sera la même dans une année de disette et dans une année d’abondance, c’est-à-dire, lorsqu’elles auront chacune changé de prix. Mais, sans répéter des lieux communs déjà répétés tant de fois et toujours inutilement, c’est assez d’avoir démontré que les impôts sur les consommations sont les plus funestes de tous.