Poésies de Schiller/Le Combat avec le dragon

Pour les autres éditions de ce texte, voir Der Kampf mit dem Drachen.

LE COMBAT AVEC LE DRAGON.

Où court tout ce peuple ? Pourquoi cette rumeur et ce tumulte dans les longues rues ? Rhodes est-il en proie aux flammes dévorantes ? Tout est en mouvement : au milieu de la foule j’aperçois un homme à cheval, et derrière lui, quel spectacle ! on traîne un monstre qui a la forme d’un dragon, une large gueule de crocodile, et chacun regarde tour à tour avec surprise le cavalier et le dragon.

Des milliers de voix s’écrient : « Venez et voyez ! Voilà le dragon qui dévorait les troupeaux et les bergers ! et voilà le héros qui l’a vaincu ! Beaucoup d’autres avaient tenté avant lui ce combat terrible ; mais nul n’en était revenu : rendons hommage au fier cavalier ! » et l’on s’en va vers le cloître où les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean sont réunis en conseil.

Le jeune homme s’avance d’un air modeste devant le noble maître de l’Ordre, tandis que la foule impétueuse se précipite dans la salle ; il prend la parole et dit : « J’ai accompli mon devoir de chevalier, le dragon qui dévastait le pays est mort sous ma main. Maintenant, le voyageur peut poursuivre sa route, le berger conduire son troupeau sur la montagne, et le pèlerin s’en aller par le sentier rocailleux vers l’image qu’il invoque. »

Mais le prince le regarde avec sévérité et lui répond : « Tu as agi comme un héros ; c’est le courage qui honore le chevalier, tu as fait preuve de courage. Mais dis-moi, quel est le premier devoir de celui qui combat pour le Christ et qui porte pour ornement le signe de la croix ? » Tous les assistants pâlissent, et le chevalier dit en s’inclinant et le visage rouge : « L’obéissance est le premier devoir de celui qui veut se rendre digne de porter le signe de la croix.

— Et ce devoir, mon fils, reprend le maître, tu l’as outrageusement violé : tu as entrepris avec audace le combat que la loi t’interdisait. — Maître, répond le jeune chevalier avec soumission, tu jugeras quand tu sauras tout. J’ai cru remplir fidèlement le sens et la volonté de la loi. Je n’ai pas été combattre imprudemment le monstre, j’ai essayé de le vaincre par la ruse et l’habileté.

« Cinq chevaliers de notre Ordre, honneur de la religion, étaient devenus victimes de leur courage ; alors tu nous interdis tout nouveau combat. Cependant, j’éprouvais dans mon cœur une ardente impatience : la nuit même, dans mes rêves, je me voyais luttant avec ardeur, et, quand venait le matin, j’étais saisi d’une inquiétude sauvage et je résolus de tenter le combat.

« Je me dis : Quelle est la gloire du jeune homme et de l’homme mûr ? Quelle fut celle de ces héros dont nous parlent les poëtes, et que l’aveugle paganisme entoura de la splendeur des dieux ? Dans leurs entreprises hardies ils purgèrent la terre de ses monstres, ils attaquèrent le lion et luttèrent avec le minotaure pour délivrer de pauvres victimes, et empêcher le sang de couler.

« Le Sarrasin mérite-t-il seul qu’on le combatte avec l’épée du chrétien ? Ne devons-nous attaquer que les faux dieux ? Le chrétien n’a-t-il pas la mission de secourir le monde entier, d’offrir l’appui de son bras à chaque souffrance, à chaque sollicitude ? Mais la sagesse doit guider son courage, la ruse doit lutter avec la force. Voilà ce que je me disais souvent à l’écart, et je m’en allais m’informant de la manière de combattre les bêtes féroces, lorsque soudain il me vint une inspiration et je m’écriai avec joie : Je l’ai trouvée !

« Je m’approchai de toi et je te dis : Il importe que je retourne dans ma patrie. Tu accédas à mes vœux, et je traversai la mer. À peine arrivé sur le sol natal, je fis façonner par un artiste une image de dragon semblable à celle que j’avais bien remarquée. Je plaçai cette lourde image sur des pieds raccourcis et je la couvris d’une cuirasse écaillée et scintillante.

« Le cou s’étendait en avant ; la gueule, terrible et pareille à une porte d’enfer, s’ouvrait comme pour dévorer sa proie ; au milieu d’une rangée de dents aiguës et sous un noir palais on voyait une langue pareille à la pointe d’une épée ; les yeux lançaient des éclairs ; le dos se terminait par une queue de serpent qui se repliait sur elle-même comme pour enlacer homme et cheval.

« Je fis façonner ainsi cette image exacte et je la revêtis d’une couleur sombre et sinistre. Je vis alors le monstre à moitié dragon, à moitié vipère, enfanté dans un marais empoisonné. Lorsque l’image fut achevée, je choisis un couple de dogues forts, alertes, habitués à s’élancer sur les animaux féroces ; je les exerçai à se jeter sur le dragon en excitant leur colère, en les guidant de la voix, et à le saisir avec leurs dents acérées.

« Je leur appris à faire entrer les dents au milieu du ventre, à l’endroit même où le monstre n’est protégé que par une molle toison. Et moi, couvert de mes armes, je monte sur mon cheval arabe, j’excite son ardeur, je le guide vers le dragon en l’aiguillonnant avec l’éperon, et je brandis mon glaive comme si je voulais pourfendre l’image.

« Mon cheval se cabre, écume, résiste à la bride ; mes chiens s’effrayent, se retirent ; mais je ne cesse de les ramener vers l’image du monstre. Pendant trois mois je les exerce ainsi dans la solitude, et lorsque je les crois habitués à l’image effrayante, je les embarque avec moi sur un navire. Il y a trois jours que je suis arrivé, à peine ai-je pu me décider à prendre quelque repos avant d’avoir conduit à bonne fin mon entreprise.

« Car les plaintes continues de ce pays me troublaient le cœur. On venait tout récemment de trouver en lambeaux les corps de bergers qui s’étaient égarés près des marais. Je veux accomplir à la hâte mon projet et je ne prends conseil que de moi-même. Je donne à la hâte mes instructions à mes gens. Je monte sur mon coursier, et, suivi de mes nobles chiens, je m’en vais au-devant de l’ennemi par des sentiers secrets où je ne devais avoir nul témoin de mon combat.

« Tu connais, maître, la petite chapelle, œuvre d’un esprit hardi, qui s’élève sur la pointe d’un roc et qui domine au loin l’île, elle paraît bien humble et bien pauvre, cependant elle renferme un miracle. La sainte Vierge est là avec l’enfant Jésus auquel les trois rois ont porté leurs présents. Par trois fois trente degrés le pèlerin monte à cette chapelle, et lorsqu’il arrive, à demi chancelant, à son but, il se sent reposé ; car il est près de son Sauveur.

« Dans le roc où cette chapelle est bâtie, il y a une grotte humide et sombre où jamais ne pénètre la lumière du ciel. C’est là qu’était le dragon, épiant sa proie nuit et jour. Il était là comme un être infernal au pied de la maison de Dieu, et lorsqu’un pèlerin passait sur ce sentier funeste, le monstre s’élançait de sa retraite et l’emportait pour le dévorer.

« Je gravis la montagne avant d’entreprendre mon difficile combat, je m’agenouillai devant l’image du Christ, je purifiai mon cœur de ses péchés, puis je m’armai dans le sanctuaire de mon épée et de ma cuirasse, et, ma lance à la main, je redescendis vers mes écuyers. Je m’élançai sur mon cheval et je recommandai mon âme à Dieu.

« À peine étais-je près des marais que mes dogues se précipitent en avant, tandis que mon cheval, effrayé, écume et se cabre. Car mon ennemi terrible était étendu au soleil sur la terre ardente. Mes chiens alertes se précipitent sur lui, puis se retournent rapides comme l’éclair, lorsqu’il ouvre sa large gueule et gémit comme un chacal, et répand autour de lui un air empesté.

« Mais bientôt je ranime leur courage : ils se jettent sur le monstre avec fureur, pendant que, d’une main ferme, je dirige ma lance sur ses flancs, et cette lance impuissante se brise comme une baguette sur sa cuirasse d’écailles. Avant que je puisse recommencer mon attaque, mon cheval, effrayé par ces regards de basilic, par ce souffle empesté, recule avec épouvante, et alors c’en était fait de moi.

« Je mets pied à terre, je tire mon épée du fourreau, mais je frappe en vain, nul coup ne pénètre dans cette armure de pierre ; et de sa queue vigoureuse il me jette sur le sol. Déjà je vois sa gueule s’ouvrir ; il s’approche de moi avec ses dents effroyables, lorsque mes chiens, enflammés de rage, se jettent sur son ventre, le couvrent de morsures et, déchiré par la douleur, il pousse d’affreux gémissements.

« Tandis qu’il essaye de s’arracher à ses deux adversaires, je me lève à la hâte, j’observe l’endroit vulnérable et j’y plonge mon épée jusqu’à la garde. Un sang noir coule à grands flots de sa blessure. Le monstre gigantesque tombe et m’entraîne sous lui dans sa chute. Je m’évanouis, et lorsque je revins à moi je me trouvai entouré de mes écuyers, et le dragon était baigné dans son sang. »

Tous les auditeurs applaudissent avec joie au récit du chevalier. Dix fois leurs voix s’élèvent, retentissent sous la voûte et se répètent au loin. Les chevaliers de l’Ordre demandent qu’on couronne le front du héros, le peuple veut le conduire en triomphe ; mais une ride sévère s’imprime sur le front du maître et il commande le silence. « Tu as tué, dit-il, d’une main courageuse le dragon qui ravageait cette contrée. Tu es devenu un dieu pour ce peuple et tu es devenu un ennemi pour notre Ordre. Ton cœur a enfanté un monstre pire que ce dragon. Il a enfanté la vipère qui empoisonne l’âme, qui produit la discorde et la perdition. Il a enfanté l’esprit de révolte qui se soulève audacieusement contre la discipline, qui brise les liens sacrés de la loi et qui détruit le monde.

« Le mamelouk montre aussi du courage : mais l’obéissance est la parure du Christ. Car, aux lieux où Notre-Seigneur apparut dans sa nudité sur ce sol sacré, nos pères fondèrent cet Ordre pour accomplir le plus difficile des devoirs, celui de dompter sa propre volonté. Une vaine gloire t’a ému, retire-toi de moi. Car celui qui ne porte pas le joug du Christ, ne doit pas être paré de sa croix. »

À ces mots, la foule éclate : un tumulte violent retentit dans le cloître ; tous les chevaliers demandent grâce pour leur frère. Le jeune homme baisse les yeux en silence. Il se dépouille de son vêtement, baise la main sévère du maître et se retire. Celui-ci le suit du regard, puis le rappelle avec affection et lui dit : « Embrasse-moi, mon fils ! tu as soutenu le plus rude combat ; prends cette croix, c’est la récompense de l’humilité d’une âme qui sait se vaincre elle-même. »