Le Colosse de Rhodes/4/6

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 303-314).

VI

Une pompe extraordinaire avait été déployée pour les funérailles d’Isanor. Toute la ville devait y prendre part ; le collège des mastères y figurait en entier, et le navarque était revenu de la côte d’Asie afin de marcher à la tête du cortège et de présider ensuite à l’installation du nouveau gouverneur de l’Arsenal. Le bouleversement, l’effervescence qu’avaient prédits Alexios s’étaient manifestés dans le peuple. L’Arsenal pour cette nation maritime était le centre suprême ; son cœur battait là ; sa vie partait de là ; de ce qui se faisait là, entre ces murailles peintes de pourpre, dépendaient sa force, sa richesse et sa gloire.

Cependant le corps d’Isanor, soigneusement embaumé et entouré de bandelettes qui devaient assurer sa conservation indéfinie, était exposé dans l’atrium du palais ; on passait et on repassait devant lui, et tous déposaient un triobole aux pieds de ce riche, afin que le passage dans les eaux funèbres ne lui devînt pas fatal. Mais de grandes tables somptueusement servies au dehors les dédommageaient de cette offrande. Les Rhodiens buvaient et mangeaient en attendant la célébration des derniers rites.

Namourah n’avait pas quitté la chambre mortuaire. Elle ne voulait pas se donner en spectacle à la foule ; et du haut de sa fenêtre cintrée, elle regardait cette heure, belle entre toutes, où tant d’éclat, tant de lumière, tant de couleurs allaient scintiller autour d’un tombeau. Il était midi. Le soleil, au comble de sa puissance, semblait mettre à nu la terre. Il en dessinait tous les contours, il en dévoilait toutes les nuances secrètes ; les plus petits détails, sous la magie de ses rayons, se faisaient flagrants ; et la vie universelle, sa rumeur, son perpétuel acte de désir, devenait un livre ouvert, un poème dont les strophes chantaient un espoir de durée éternelle. Namourah ne croyait pas à l’immortalité des âmes. Comme ses ancêtres Hébreux qui avaient adoré le Veau d’or dans le désert, elle était matérialiste. Ce qu’elle aimait dans cette création toujours en fête, c’était ce qui se touche, ce qui se possède, ce qui s’étreint. Pouvait-elle se couvrir la tête de cendres, alors que tout son être exultait d’une joie insolente et charnelle ? Likès, son amant, son bien et sa chose, Likès serait bientôt son époux ; des liens irrévocables s’ajouteraient à ceux qui les unissaient déjà ; demain, si le sort leur était propice, ils trôneraient ensemble sous un dais de pourpre, et ils recevraient les hommages de la multitude. — Et elle le regardait, du haut de la fenêtre, s’avancer au milieu des autres mastères. Il était le plus jeune et le plus beau. Il portait un long pallium rejeté sur l’épaule gauche, et son bras droit qui était nu étincelait au soleil. Un peu de ses chevilles paraissait entre le bas de sa robe et ses sandales de cuir incarnat ; sa main, repliée sur sa poitrine, avait une courbe parfaite ; la lumière, en la traversant, la rendait transparente comme du marbre. — Et Namourah se souvenait des baisers fous qu’elle avait posés sur cette main caressante… Tout à coup les trompettes retentirent, avec les chants graves des prêtres ; et les sanglots des femmes qui faisaient métier de pleurer derrière les cadavres résonnèrent plus haut que les trompettes, plus haut que le chant des prêtres, en un formidable hurlement pareil à celui des chiens dans la nuit. Alors Namourah se pencha davantage. Maintenant on enlevait la dépouille d’Isanor ; à découvert sous ses bandelettes et son maquillage funèbre, il s’en allait, tout doucement emporté au milieu de l’indescriptible tapage que ses oreilles ne pouvaient entendre.

Cependant de l’autre côté de la ville, Lyssa dans l’Aleïon guettait la chute des heures. Une résolution suprême la soutenait. Puisque Likès ne lui avait pas répondu, qu’il ne lui donnait aucun signe de tendresse, elle irait le trouver jusque dans l’Arsenal, elle en forcerait les portes secrètes. Quel jour plus propice pourrait-elle choisir pour cette démarche désespérée ? Le vaste bâtiment semblait vide ; tout, à l’entour, était maintenant désert. Les ingénieurs, les ouvriers, les matelots avaient suivi jusqu’au champ sacré qui s’étendait au delà du mont Philerme le corps de leur chef ; après, ils s'assiéraient encore autour des tables que la munificence de Namourah tenait ouvertes jusqu’au coucher du soleil. — Et Likès, quand il rentrerait à son tour, la trouverait cachée dans sa demeure.

Certes elle ne se faisait pas d’illusion ; elle comprenait bien et le danger qu’elle allait courir, et la faute qu’elle allait commettre en violant la défense de Stasippe. Mais tout cela maintenant lui importait peu. Elle avait versé trop de larmes, elle avait passé trop de jours dans l’attente et trop de nuits dans l’angoisse pour ne pas considérer comme chimériques toutes ses craintes, tous ses remords. Malgré les apparences contraires, elle croyait encore à l’amour de Likès ; elle y croyait avec cette force du désespoir que mettent les moribonds à se rattacher à la vie. Mais surtout, confiante dans elle-même, elle se disait qu’il n’aurait qu’à la revoir, à l’entendre pour se sentir troublé dans son cœur. Quand leurs yeux se seraient de nouveau repris, et que leurs lèvres se seraient rejointes, tout le passé si caressant et si doux les envelopperait de ses ondes tièdes ; et ils s’aimeraient encore, et une nouvelle ère de bonheur commencerait pour eux…

Que de choses éloquentes elle se préparait à lui dire ! Ah ! Si d’autres soucis, d’autres inquiétudes l’avaient pour un instant détourné d’elle, ce qu’elle murmurerait à son oreille, entre ses bras, suffirait à le reconquérir ! N’avait-il pas souvent pâli et frémi à ses paroles d’amour ? Elle se souvenait d’avoir vu parfois ses yeux se mouiller, lorsqu’il l’écoutait, et un sourire ravi, ému, passer sur sa bouche. Oui, elle savait comment lui parler, comment l’étreindre, pour qu’il ne lui échappât plus désormais. Il était bon. Il était sincère. Un jour il avait châtié de ses mains un homme qui injuriait une femme, derrière le Théâtre, hors des murs. Or, n’était-ce pas une injure beaucoup plus cruelle qu’il lui faisait en la dédaignant, en laissant ses lettres sans réponse et ses soupirs sans écho ? Lyssa le voyait à genoux devant elle, implorant son pardon ; et d’avance elle lui pardonnait, dans un grand élan magnanime, tout ce qu’elle avait souffert à cause de lui.

Comme cette journée était longue ! Le soleil dorait toujours l’horizon. Et la ville du haut de la terrasse paraissait toujours entièrement déserte. Les effigies de marbre, innombrables sous les portiques, les cent statues du Soleil dressées aux angles des carrefours, semblaient seules la peupler. Cependant des enfants jouaient aux dés à l’ombre triangulaire du Temple. Ils consultaient la chance, le destin, sur ces fragiles cubes d’ivoire. Et Lyssa se disait que c’était aussi sur un coup de dés qu’elle allait jouer sa vie tout à l’heure et qu’un hasard heureux ou malheureux allait décider de son sort, si elle ne parvenait à rejoindre Likès, ou s’il ne voulait plus la reconnaître…

Alors une grande tristesse s’empara d’elle. Elle s’assit et pleura. Ce n’était pas les mêmes pleurs qu’elle avait versés si souvent en pensant à celui qu’elle aimait ; c’était d’autres larmes, plus salées, plus amères qui montaient des ondes remuées de sa douleur. Elle les sentait venir de si loin qu’elle se croyait tombée au fond d’un abîme.

Pourtant elle se calma. Il fallait préparer le vêtement sous lequel elle se dissimulerait pour entrer dans l’Arsenal. C’était un de ces manteaux de laine grise si finement tissés qu’on pouvait les tenir tout entiers dans la main. Dès qu’elle serait dehors, elle jetterait ce manteau sur ses épaules, et elle mettrait sur sa tête un capuchon pareil à ceux que portaient les matelots quand ils affrontaient le vent du large. Ainsi, personne ne pourrait la reconnaître.

Le jour commençait à décroître ; des groupes de gens revenaient du côté du mont Philerme. C’était l’instant de quitter le temple. Lyssa descendit doucement l’escalier de la terrasse. Dans le sanctuaire, les voix de ses compagnes psalmodiaient l’hymne à Héraclès. Elle distinguait, parmi toutes ces voix féminines, la voix chaude de Dornis qui dominait les autres, sans pourtant qu’elle fût plus haute ; et les paroles d’adoration redites chaque jour au dieu passaient aussi sur ses lèvres :

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul es sublime ! »

« Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul ! »

Elle se hâta. Le moment était opportun. Elle ne redoutait pas de rencontrer Stasippe. Le Père des Pères devait être déjà retiré au sommet de l’Observatoire ; et les autres prêtres, les Éperviers et les Aigles, groupés autour de lui, écoutaient sans doute ses instructions, recueillies dans la contemplation céleste. Lyssa traversa le jardin du Temple et gagna la sortie sans avoir été aperçue. Alors elle se mit à courir. Il lui semblait qu’elle n’arriverait jamais assez vite. Une impatience étrange la fustigeait. Telle une bête docile conduite par une main inflexible et attelée à un char glissant, elle avançait, poussée par une force inconnue : elle ne choisissait même pas son chemin ; elle avançait, sans se perdre, dans le dédale des rues tortueuses qui avoisinaient le Grand Port. Jamais elle n’avait passé par là ; cependant elle reconnaissait les pierres, et les façades des maisons, et les enseignes des boutiques. Tout cela, elle l’avait vu en rêve, ou dans une existence dont elle n’avait plus conscience. Elle arriva ainsi jusque sur le côté sud de l’Arsenal, et, comme si le sort l’eût vraiment aidée dans son dessein, la porte basse contre laquelle elle s’appuya céda devant elle ; elle pénétra dans le vaste bâtiment désert. Longtemps elle erra à travers les cours et les galeries encombrées d’outils, d’armes et de machines. Ce qu’elle cherchait c’était l’entrée de la demeure de Likès.

 
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Cependant Namourah n’avait pas quitté la haute fenêtre d’où elle guettait le retour du jeune mastère. Il ne pouvait tarder maintenant. La cérémonie funèbre devait s’être entièrement déroulée, et Isanor, au fond de son tombeau de porphyre, goûtait sans doute le repos définitif qui suit l’ensevelissement. Il restait encore assez de clarté sur la terre pour que les yeux exercés de la Juive tyrienne pussent distinguer les objets environnants. Tout à coup elle se dressa et poussa un cri qui fit accourir Machaon auprès d’elle :

— Regarde ! Là-bas, dans la cour du pavillon des armes, cette forme, cette ombre qui rôde ?…

Le vieil esclave hésita :

— Oui, Adonaïa, j’aperçois quelqu’un. Mais ne t’alarme pas si vite. Ce ne peut être qu’un des ouvriers qui attend l’heure de se remettre au travail.

Les hommes en effet rentraient peu à peu dans l’Arsenal ; et les galeries s’animaient de présences et de pas sonores.

— Non, reprit Namourah avec véhémence, ce n’est point ce que tu dis, Machaon. Tu le sais aussi bien que moi, et ta voix tremble. C’est une femme qui se cache dans les plis de ce manteau et sous ce capuchon trop large pour sa fine tête. C’est une femme, — et je reconnais d’ici son corps frêle. Va dire qu’on la tue. Qu’on la tue à l’instant même !

Machaon cependant hésitait encore. Alors Namourah le poussa par les épaules :

— Ignores-tu que la loi ordonne de tuer sur l’heure tout étranger qui se glisse dans la partie secrète de l’Arsenal ? En l’absence du Maître, c’est moi qui commande ici. Je ne laisserai pas violer la loi. Cours, ne perds pas de temps, te dis-je !

Mais déjà un groupe d’ouvriers entourait Lyssa ; on lui arrachait son capuchon et son manteau ; et l’un d’eux, sans même lui demander son nom, l’abattait d’un coup de hache sur le sol.

Cependant Likès arrivait, ayant encore dans la main la branche de cyprès funèbre. Il vit Lyssa, couchée sur les dalles le front en avant, et se précipita vers elle. Mais elle était morte et son cœur avait cessé de battre. Alors il fit un grand geste, un geste terrible et impérieux qui chassa tous les hommes accourus à cette place au bruit du drame ; et, prenant dans ses bras le corps de la petite Veuve-gardienne, il l’emporta dans la demeure secrète où nulle femme n’avait jamais pénétré.