Le Colosse de Rhodes/4/7

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 315-324).

VII

La mort de Lyssa avait passé presque inaperçue au milieu du spasme de joie qui secouait la ville. Magnésia ! Magnésia ! Tel était le nom qui retentissait sur toutes les lèvres… Magnésia du Sipylle, où les légions romaines triomphantes venaient de ruiner définitivement l’empire du vieil Antiochus. Et c’était en même temps le triomphe de Rhodes, le triomphe du Colosse… Quel choc terrible si le roi de Syrie, rétabli dans son ancienne puissance, s’était réveillé comme un lion pour fondre sur ses ennemis ! Mais au contraire le vieux lion était bien définitivement vaincu, et l’on allait se partager ses dépouilles. Lucius Scipion l’avait abattu, comme son frère Publius avait abattu Annibal à Zama, dans les plaines de Carthage. Et l’on se racontait sous les portiques que les deux jeunes Romains, avant d’être à l’âge des combats, avaient rencontré un jour dans une bourgade obscure du Latium une femme au visage de Sibylle qui leur avait prédit leur destin : « Toi, avait-elle dit à Publius, tu seras comblé de gloire et d’honneurs ; tu passeras les mers et tu seras appelé l’Africain. — Et toi, avait-elle dit à Lucius, tu jouiras d’une gloire égale ; je vois aussi l’aigle briller entre tes sourcils : l’Asiatique sera ton surnom. »

Cette double prédiction s’était réalisée ; la force des Scipion couvrait maintenant le monde ; l’Afrique et l’Asie avaient reçu l’empreinte de leur talon invincible : et, à leur suite, les légions avaient accompli des prodiges. Antiochus dans le combat de Magnésia avait perdu cinquante mille hommes, alors que cinq mille Romains seulement étaient restés sur le champ de bataille. Et la Phrygie, la Carie, la Lycie et le Chersonèse devenaient la proie du vainqueur. Quelle serait la part de Rhodes dans cette abondante conquête ? C’était elle qui avait facilité à Rome le chemin des mers, et jamais sans elle les Aigles n’eussent pu sans doute aborder le rivage asiatique. Quelle serait la splendeur de Rhodes demain ? Quelle serait dans les siècles la gloire de l’Île heureuse qu’Héraclès avait choisie pour épouse ? Dans l’Aleïon des prières publiques montaient en actions de grâce vers le dieu ; et sur le seuil de chaque maison brûlaient des lampes et des parfums.

Cependant Likès n’avait pas quitté la partie secrète de l’Arsenal. Il n’était pas retourné auprès de Namourah dans le palais. On attendait l’élection du nouveau chef. Alexios parcourait la ville, jetant de groupe en groupe le nom de Likès, comme le semeur jette au vent la graine qui doit germer. Et Namourah, sans dévoiler son désir intime, conférait avec le navarque, qu’elle savait tout-puissant. Elle maîtrisait le dépit que lui causait l’éloignement momentané de Likès. Une heure de regret, une heure de tristesse, quelques larmes versées, et ensuite il serait tout à elle, il la remercierait de l’avoir pris par la main pour le mener aux honneurs et à la fortune. Désormais elle ne redoutait plus rien : sa rivale dormait au creux d’un étroit tombeau. Et le sort l’avait si bien servie, l’orgueilleuse Juive tyrienne, qu’elle n’avait même pas eu besoin de perpétrer elle-même sa vengeance. Likès n’aurait pas à lui reprocher la mort de celle qu’il avait aimée autrefois…

De la haute fenêtre d’où elle avait vu se dérouler les funérailles d’Isanor, Namourah interrogeait la ville. Elle attendait. Sa vie était liée étroitement à cette vie prodigieuse et innombrable qui respirait là, entre les triples remparts. Étrangère, elle était pourtant la première de toutes les femmes de Rhodes, la plus enviée, la plus respectée, la plus admirée. La force de sa volonté égalait la force du Colosse. Elle et lui, tous deux venus du rivage chanéen, avaient implanté leur domination dans l’île des roses à l’ineffable douceur. Maintenant un grand courant d’ambition jetait tout ce peuple aux œuvres viriles et actives, et Likès, le dernier peut-être de tous ceux en qui persistait un peu de cette douceur de la terre maternelle, allait devenir le chef du formidable Arsenal où s’armaient les navires pour la conquête du monde.

Elle attendait… Cette journée commencée dans la joie finissait en apothéose. De tous côtés, par toutes les portes, la foule faisait irruption. Les gens de Ialysos, ceux de Lindos et de Camire accouraient pour célébrer la victoire romaine ; et de toutes les bourgades disséminées sur le mont Atabyrion des paysans chevelus accouraient, portant des feuillages verts qu’ils brandissaient au-dessus de leurs têtes. Sur la place du Peuple, le Taureau d’or disparaissait, tant on avait surchargé ses flancs de guirlandes et de couronnes. Tout à coup Namourah vit cette multitude humaine se ruer du même côté ; et des cris d’enthousiasme, des clameurs qui tenaient du délire, arrivèrent à ses oreilles : le navarque venait de faire annoncer que, pour récompenser les Rhodiens de leur concours, Rome leur abandonnait la Carie avec la riche cité d’Halicarnasse et tout le territoire voisin. La Carie, c’est-à-dire la nation détestée qui, autrefois sous la conduite de la reine Artémise, avait humilié et envahi l’île du Soleil ! Parmi les trois mille édifices de Rhodes, il en était un qu’on appelait « l’Inaccessible » ; c’était le trophée de marbre et d’airain qu’Artémise avait élevé près de la Deigma pour rappeler son entrée victorieuse dans la ville, et qu’on avait entouré d’un double portique afin de le dissimuler aux regards des étrangers. La foule courut là, brisa à coup de hache le trophée, le réduisit en miettes et jeta des branches de térébinthe sur ces débris. Bientôt une flamme énorme s’éleva ; le feu achevait de détruire ce souvenir exécré. La Carie maintenant devenait l’esclave de Rhodes et c’était dans Rhodes que les richesses d’Halicarnasse allaient passer !

Les flammes hautes, que la fusion du bronze verdissait, se tordaient en spirales vers le ciel. Autour, la foule continuait à pousser des clameurs formidables. Mais Namourah ne regardait plus de ce côté ; elle venait d’apercevoir le collège des mastères qui se dirigeait vers l’Arsenal ; et son cœur se mit à battre si violemment dans sa poitrine qu’elle fut obligée de s’accrocher à la rampe orfévrée de la fenêtre. Nul doute, Likès était élu, on allait le chercher pour l’installer dans ses nouvelles fonctions. Le navarque marchait le premier ; solennel, il avançait au milieu de la chaussée ; et, ayant rencontré des yeux la veuve d’Isanor, penchée et toute tendue dans ses voiles, il lui fit de la main un grand signe qui était à la fois un salut et l’annonce que ses vœux étaient exaucés. Alors, elle quitta la fenêtre ; elle redescendit dans les salles de réception du palais.

— Vite ! Vite ! dit-elle à Machaon. Vite ! Vite ! Que l’on prépare tout pour recevoir le nouveau chef. Que l’on allume les candélabres et que les musiques se disposent à jouer les hymnes de fête. Voici mon époux qui vient ! Voici celui que j’ai choisi et sur lequel s’appuiera ma droite.

Le lyrisme du cantique remontait à ses lèvres ardentes ; puis, rompue, elle s’affaissa sur un coussin et pleura des larmes d’ivresse et de joie.

La nuit était venue. Tout reposait maintenant dans la ville. Le Colosse seul semblait veiller ; son image formidable remplissait l’ombre ; elle barrait le ciel et la mer. Plus haute que la Babel des anciens Juifs, plus haute que la montagne où Sémiramis avait fait découper son profil altier, elle évoquait le dieu Zodiacal qui règne sur la terre et dans l’espace.

Le Colosse semblait conscient de son triomphe ; un oiseau posé sur sa joue chantait éperdument, comme sur l’arbre le plus élevé des forêts. Et ce gazouillement léger, aérien, était le seul bruit que l’on entendit à cette heure nocturne. Dans les ports, sur les vagues effacées, les vaisseaux avaient replié leurs voiles autour des mâts qui semblaient des quenouilles étroites. Et, malgré les proportions énormes de ses maisons et de ses tours, la ville paraissait petite ; elle montait à peine aux chevilles de son Hercule ; la terrasse de l’Aleïon, assise sur le dernier étage du Temple, n’atteignait pas les genoux arqués du dieu. Et, lui, grandissait encore dans l’obscurité de cette nuit sans étoiles. Il grandissait jusqu’à toucher de son front la nue ; les poètes l’avaient chanté ; les hommes de toutes les races l’avaient proclamé la plus éclatante des merveilles du monde. Cependant une tristesse flottait autour de ses épaules : il était seul. Rien ne s’égalait à lui. Où étaient-ils ceux de sa race, ces Géants anciens qui, les premiers, avaient habité l’île, lorsque, volcanique encore, elle était sortie des ondes ? Où étaient-ils les Cyclopes au large front, et les Centaures chevauchant les vallées profondes ou les crêtes dentelées des montagnes ? Ceux-là étaient ses vrais ancêtres, ceux-là l’avaient précédé sur cette terre de promission dont ils lui avaient ouvert le chemin. Et les yeux du Colosse interrogeaient les quatre vents de l’horizon ; et son âme enfermée dans son corps de bronze tressaillait au mystère béant de la nuit. Pas d’étoiles ; une lune fantastique, traversée de nuages, se montrait derrière le col de l’Atabyrion… Et, bientôt, des ombres se levèrent, de grandes ombres, enveloppées de brumes épaisses ; elles sortaient des antres inaccessibles, du creux des rochers et même des pentes arides des torrents ; elles s’avançaient, menant une course désordonnée et inquiète, tandis que la galopée des nuages couvrait et découvrait le visage blanc de la lune. Et le Colosse reconnut ses frères anciens, tous les Géants qui étaient issus des entrailles de cette terre avant les générations des hommes. Ils accouraient vers lui, ils l’entouraient d’une ronde formidable ; la ville s’aplanissait sous leurs pieds chaussés de ténèbres. Et leurs faces s’éclairaient d’un rire brutal et sonore. Ils célébraient le triomphe de la Force, le triomphe de l’Orgueil, le triomphe de l’Or.

Mais l’oiseau léger qui s’était posé sur la joue du Colosse avait disparu dans le ciel.