Le Colosse de Rhodes/4/5

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 291-301).

V

Huit jours après, Likès était allé trouver son frère Alexios pour lui communiquer une grave nouvelle : Isanor était mourant. On cachait cela dans la ville, afin de ne pas inquiéter l’opinion au moment où plus que jamais on avait besoin d’unir toutes les ressources pour aider les Romains à triompher d’Antiochus en Asie. Si effacée que fût le rôle joué par le vieil époux de Namourah, sa fonction était d’une importance telle qu’un changement pouvait amener quelque trouble dans l’esprit des alliés de Rhodes. Il fallait parer à ce contre-temps. Alexios réfléchissait.

— Es-tu sûr, demanda-t-il à Likès, que ce vieillard va mourir ?

— Tout le fait présager, répondit Likès avec calme. Voilà déjà longtemps qu’il ne quitte plus la chambre ; les médecins juifs qui le soignent et que Namourah garde toujours auprès d’elle au palais disent que sa vie est usée par l’excès des jouissances de toute sorte, et que la dernière goutte d’huile est en train de se consumer.

— En effet, reprit Alexios ironiquement, il doit avoir besoin de repos. La fortune, autant que l’amour, use ceux qu’elle comble de ses bienfaits. Il faut savoir profiter de l’une et de l’autre sans leur accorder plus de crédit qu’ils ne méritent.

— Tu parles comme un sage, mais tu devrais bien me dire ce que tu ferais à ma place dans ces circonstances difficiles.

— Je m’installerais au palais, répondit Alexios sans s’émouvoir.

— Tout de suite ? Tu n’y penses pas, Alexios !

— C’est cependant le seul moyen logique d’arranger les choses. Isanor avait mis en toi toute sa confiance. Tu étais, parmi les ingénieurs placés sous ses ordres, le seul qu’il reçût familièrement, à qui il avait donné le poste le plus difficile. Tu es le seul sans doute à savoir qu’en ce moment il agonise. Enfin tu es le seul que Namourah ait distingué jusqu’à en faire son amant.

Likès eut un mouvement d’impatience, mais il se ressaisit vite et répliqua :

— Les caprices de Namourah ou ses faveurs n’ont rien à voir avec ce qui nous occupe. C’est l’avenir de Rhodes qui est en jeu. Les légions romaines se préparent à attaquer la côte d’Asie où nos galères les ont précédées. Demain d’autres bâtiments peuvent être appelés en hâte à quitter l’Arsenal. Quel est l’homme le plus qualifié pour assumer la responsabilité d’une telle situation ?

— Toi ! répondit Alexios en le regardant au fond des yeux.

Likès ne tressaillit point. Il se souvenait de l’ovation que le peuple entier lui avait faite lorsque, grâce aux feux roulants dont il avait muni les navires, la flotte rhodienne s’était vengée au combat naval de Myonnèse de la trahison de son ancien chef. Ce jour-là l’ivresse de la gloire l’avait possédé ; ce jour-là il avait senti s’éveiller en lui l’âme d’un conducteur d’hommes. Et la fragile image de Lyssa avait cessé d’occuper la première place dans son esprit ; un tour de roue de la Fortune avait changé tout son horizon.

Alexios, les yeux fixés sur lui, reprit avec force :

— J’ai confiance dans ton étoile. L’étoile des gens, c’est leur intelligence et leur volonté ; il n’est pas d’exemple que ces deux forces unies aient fait faillite dans la direction d’une vie humaine. S’attarder aux sentimentalités inutiles, hésiter, cultiver des scrupules, c’est faire fuir les chances heureuses qui s’offrent à nous. Tu es arrivé, Likès, à un tournant décisif de ton existence : Namourah est toute-puissante et elle t’aime ; je me charge du reste ; tu peux compter sur mon appui fraternel.

— Je n’ignore pas, dit Likès, que tu as toujours mené à bien ce que tu as entrepris. Je sais aussi que l’âme du peuple est avec moi. Cependant le coup d’audace que tu me proposes me répugne un peu. Comment d’ailleurs abandonner mon poste ?

— Tu ne l’abandonneras pas ; un autre l’occupera à ta place quand le moment sera venu. L’essentiel, en attendant, c’est que tu ne laisses personne te devancer. Va rejoindre Namourah ; elle t’attend sans doute et trouve déjà que tu tardes trop.

Alexios s’était levé ; il mit les mains sur les épaules de Likès :

— Allons ! Bon courage ! Je salue en toi le futur gouverneur de l’Arsenal, le premier citoyen de la cité.

Likès quitta la maison d’Alexios. Il ne se pressait point : il suivait d’un pas égal la longue rue des Hôtelleries bordée de mûriers qui s’étendait derrière le Grand Port. Un immense va-et-vient de foule, un papillotement de gestes et de couleurs remplissait cet étroit espace, et le Colosse d’airain éblouissant et nu dans la lumière, grandissait encore de toute cette humanité grouillante à ses pieds. Un rayon de soleil frappait sa tête et faisait étinceler sa couronne de lotus ; le disque d’or qu’il tenait dans ses mains avait le resplendissement d’un astre. Likès leva les yeux sur lui ; c’était la force de Rhodes, la gloire de Rhodes, sa puissance sur les mers, son génie de négoce et de conquête, que symbolisait cet Hercule fameux, objet de l’admiration du monde. On ne pouvait le regarder sans que le désir d’être riche, d’être puissant, d’être glorieux, ne montât au cerveau comme une fumée épaisse. Il était l’aimant irrésistible auquel tout un peuple était suspendu.

En l’apercevant, Likès avait eu un mouvement d’orgueil. Bientôt ce géant, il pourrait le contempler face à face ; il pourrait lui dire : « J’ai, moi aussi, monté les degrés qui séparent de la multitude ; toi sur ton piédestal de marbre, moi au sommet de cet Arsenal qui se dresse devant l’horizon, nous avons tous deux accompli notre destin… » Mais un autre sentiment aussitôt s’empara de lui : ses regards venaient de tomber sur la porte de l’hôtellerie où, dans l’ivresse de son désir, il avait entraîné Lyssa la nuit des fêtes du Taurobole. C’était une petite auberge étroite et obscure où descendaient de préférence les matelots d’Égypte, et qui gardait l’odeur des basses orgies, du vin épais et des baisers crapuleux. Cependant la petite amante, vierge d’âme, qui s’était donnée à lui, avait rempli ce lieu d’un souvenir frais et pur comme un parfum de verveine. Et Likès, en passant devant cette porte souillée, eut tout à coup l’idée qu’il agissait en ce moment comme un lâche… Allait-il s’engager d’une façon irrévocable avec Namourah sans avoir prévenu la petite Veuve-gardienne, sans avoir essuyé ses larmes ? Son excuse vis-à-vis de lui-même était que l’amour qu’il avait eu pour cette première maîtresse s’était déjà fané dans son cœur… Mais elle, elle l’aimait toujours, sans doute ; elle l’aimait plus que jamais ; les lettres qu’elle lui écrivait en témoignaient assez haut. Il fallait absolument calmer cette douleur, se montrer humain, loyal et sincère…

Likès retourna sur ses pas pour se diriger vers l’Aleïon. Sa résolution était prise : il irait trouver Stasippe et lui demanderait de faciliter ce dernier entretien avec Lyssa. Ensuite il serait libre et sa conscience serait dégagée de ce poids trop lourd. Certes il saurait trouver les mots tendres et affectueux, les mots qui pansent les blessures et qui consolent. Le jeune Pontife l’aiderait à remplir ce devoir difficile. Et Likès marchait vite maintenant ; il ne voyait plus rien devant lui, autour de lui. Il n’entendait plus le bruit formidable de la ville. Dans le Port de l’Étable les barques rentraient comme des brebis pressées ; il n’apercevait pas leurs voiles blanches, leurs carènes peintes de jaune ou de carmin. Il se hâtait, décidé à ne rien changer à sa vie avant d’avoir revu Lyssa. Mais une main rude se referma sur son coude. Machaon qui depuis un moment suivait sa piste l’avait rejoint. Essoufflé, le vieil esclave lui parla d’abord par signes, puis par mots entrecoupés : Isanor venait de rendre le dernier soupir, et Namourah, dans l’angoisse de cette minute funèbre, attendait Likès à l’instant même.

Machaon n’avait pas lâché le bras du jeune mastère ; il l’entraînait vers l’Arsenal. Les deux hommes, sans échanger un mot, se glissaient parmi la foule indifférente. Nul ne se doutait qu’ils couraient pressés par la Mort dont la faux est plus impatiente que celle du Temps. Ils couraient, pressés par la Mort qui leur montrait le chemin. Likès, expulsé violemment de lui-même, ne voyait plus que l’image de Namourah, pantelante, échevelée, hagarde, devant le cadavre d’Isanor. Et les gens qu’il coudoyait, les objets qui se succédaient sous ses yeux devenaient des choses falotes, inconsistantes, qui n’avaient aucun lien avec le vertige qui l’emportait. Ce fut seulement quand il arriva à l’entrée du palais qu’il composa son attitude pour passer au milieu des gardes, debout entre les colonnes. À ce moment, Machaon mit un doigt sur ses lèvres.

— Personne ne sait encore, dit-il, que le maître a cessé de vivre.

Ils pénétrèrent à travers les salles désertes. La longue suite d’appartements aux lourdes tentures gardait son atmosphère de luxe chaud et de parfums. Mais en approchant de la chambre de Namourah, une odeur plus forte, composite, étrange, saisit les narines de Likès — et sur le lit de la Juive tyrienne, il aperçut Isanor recouvert d’un drap de pourpre et qui semblait endormi.

Le vieillard avait conservé cette expression de dédain mélancolique dont, vivant, il enveloppait ses appétits sensuels. Ses sourcils épais, sa barbe grisonnante augmentaient la placidité de son visage qui semblait sourire. En s’approchant, Likès vit que ses lèvres étaient devenues violettes, et l’odeur indéfinissable qu’il avait respirée dès l’entrée le força de se détourner malgré lui. Alors il aperçut Namourah, effondrée dans une large chaise ; elle se cachait le front dans ses mains. Il alla rapidement vers elle et lui découvrit le visage :

— Namourah ! appela-t-il doucement. Namourah !

Elle ne pleurait point ; ses yeux agrandis étaient secs. Mais sa bouche tuméfiée, ardente, marquait la fièvre dont elle était dévorée.

— Il est mort, dit-elle en montrant Isanor d’un geste large, et tu n’étais pas là pour me recevoir défaillante sur ton cœur… Ne crois pas (ajouta-t-elle en fixant sur Likès un regard sombre) que j’aie hâté l’heure de notre destin. Cette heure a sonné d’elle-même et nous voilà désormais libres de nous appartenir. J’ai amené ici, tu le sais, mes médecins et mes prêtres. Mais, avant de faire accomplir les rites funèbres, j’ai voulu qu’une autre cérémonie fût célébrée, et j’ai couvert d’aromates ce cadavre afin qu’il reste intact plus longtemps…

Likès cependant ne répondait pas. Des pensées diverses l’assiégeaient ; ses yeux s’attachaient tour à tour au visage marbré du mort et aux traits fardés de Namourah ; il regardait avec une sorte de terreur muette ces époux que la mort venait de disjoindre et qui, tant d’années, avaient été assis côte à côte.

Namourah s’aperçut de sa surprise :

— Tu t’étonnes sans doute que je ne témoigne aucun chagrin et que je verse pas de larmes hypocrites ? Du chagrin ? J’en ai eu tout à l’heure, lorsqu’il a haleté et suffoqué entre mes bras pour mourir. Il souffrait à ce moment ; maintenant il ne souffre plus. Il a vécu sa vie ; il en a goûté toutes les douceurs jusqu’à ce que ses cheveux aient blanchi sur sa tête. Si je n’ai pas été une épouse fidèle, j’ai été du moins une épouse obéissante… Ô Likès ! Viens ! ne tardons pas davantage. Tout est prêt déjà pour l’échange de notre promesse. Demain la foule entrera dans ce palais et viendra saluer la dépouille d’Isanor ; mais aujourd’hui c’est le jour de nos fiançailles !

Et, devant le mort, dont le sourire s’élargissait, devenait béant, elle lui tendit ses lèvres. Et Likès but le baiser qui tant de fois déjà l’avait enivré et dompté.