Le Colosse de Rhodes/3/4

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 205-214).

IV

Deux jours après, Likès, en rentrant à l’Arsenal, trouva Alexios qui l’attendait. À la mine sérieuse de son frère, il comprit que quelque chose d’important avait dû l’amener. En effet, Alexios, le prenant par le bras, lui dit aussitôt :

— Tu peux me rendre un grand service. Il s’agirait d’obtenir d’Isanor qu’il consente à me céder une partie des bassins de flottement qui se trouvent en deçà du Môle, entre l’Arsenal et le Grand Port. Ces bassins ont servi longtemps à recevoir les navires de commerce. Isanor ensuite les a repris pour y loger les galères de fond de la flotte, à mesure que celle-ci se développait davantage. Mais en réalité ils n’ont jamais été utilisés. La flotte de Rhodes n’est point sédentaire ; elle court le monde ; elle sillonne les Océans ; on la voit, tantôt sur les côtes d’Égypte, tantôt dans les eaux du Péloponèse, tantôt sur les rivages de l’Ibérie ; et les bassins de l’Arsenal restent vides, alors que les armateurs ne savent où abriter leurs bâtiments de plus en plus nombreux.

— Ton idée me semble juste, Alexios ; et, si Isanor y consent, je la soumettrai volontiers au Conseil des mastères, qui doit décider en dernier ressort. Mais Isanor consentira-t-il ? J’en doute : c’est un vieillard entêté et jaloux de ses prérogatives. Sa folie est de se croire le maître souverain de la ville ; et le navarque lui-même est obligé de compter avec lui.

— Essaie toujours ! D’ailleurs, si je formule une demande, j’apporte aussi une offre dont la valeur n’est pas à dédaigner. Écoute-moi, Likès, et tâche de bien me comprendre : ta fortune et la mienne sont d’ailleurs liées très étroitement ; notre devoir n’est-il pas de nous entr’aider l’un l’autre ? Ainsi nous pourrons plus vite arriver au but. Prête-moi donc toute ton attention. Que la ville me cède l’emplacement que je réclame, et je m’engage à lui procurer aussitôt une augmentation de revenus qui la dédommagera des sacrifices énormes qu’elle a faits ces derniers temps en équipant des galères pour venir au secours des Romains. Jusqu’à présent les particuliers qui confient leur argent à la République n’ont reçu qu’un intérêt dérisoire. Selon le taux affiché à la Marine, c’est un cinquième du cent seulement, c’est-à-dire pour dix mines un triobole par jour. Or j’ai trouvé une combinaison qui permettra de leur donner le double sans que le Trésor soit appauvri.

— Une combinaison ! Laquelle ?

— Ceci est mon secret ; je te le ferai connaître plus tard. Contente-toi pour l’instant de savoir qu’Alexios n’a qu’une parole, et que jamais il ne s’est trompé dans ses calculs. Ce matin, à la Deigma, j’ai causé avec les autres armateurs de la ville ; nous nous sommes mis d’accord, mais nous voulons être secondés. Que disent les anciennes lois de Rhodes ? « Un commerce pour enrichir la flotte ; une flotte pour soutenir le commerce. » Il ne faut pas oublier que c’est à l’application rigoureuse de ce principe qu’a été due la prospérité inouïe de Rhodes depuis sa fondation. La force militaire n’est pas tout ; et c’est une chose convenable et juste de traiter avec faveur les négociants qui sont utiles à l’État par la richesse de leurs vaisseaux et de leurs cargaisons ; plus il y aura d’importations et d’exportations, d’achats, de ventes, de salaires et d’échanges, et plus les ressources afflueront dans les caisses publiques.

— Tu m’as convaincu, dit Likès, et je tâcherai d’être éloquent, puisqu’il s’agit non seulement de plaider tes intérêts, mais encore de travailler avec toi à la prospérité de notre patrie.

Alexios serra fortement la main de son frère :

— À partir d’aujourd’hui je te mets de moitié dans mes bénéfices. Mais ne tarde pas à aller voir Isanor. D’autres que moi pourraient lui parler de mon idée, et je veux arriver le premier.

— J’y vais de ce pas. Il doit encore être là-haut. C’est l’heure où il reçoit d’habitude les ingénieurs qui viennent lui rendre compte de leurs différents services.

Likès prit le chemin du palais. Mais, au lieu de traverser l’Arsenal, il sortit et côtoya les bâtiments jusqu’à la mer. Il réfléchissait à l’ambition constamment en éveil d’Alexios, à sa volonté toujours tendue vers le succès, et, en se comparant à lui, il se trouvait léger et faible ; un peu de honte lui venait de ne pas mieux mettre en valeur les dons qu’il avait lui-même reçus de la nature, et de ne pas employer tout son cœur, toute son énergie à devenir véritablement un homme. Au lieu de cela il s’usait dans les jeux puérils d’un amour qui ne pouvait que gêner et entraver sa vie. Alexios, lui, était marié, il avait fondé une famille. Cinq enfants, robustes et beaux, grandissaient autour de sa tête. Il les aimait. C’était pour eux qu’il travaillait, ainsi que pour l’épouse tranquille et forte qui veillait sur les lares de la maison. Et les autres jeunes gens de sa génération avaient tous aussi créé un foyer. À part Stasippe, qui s’était voué au sacerdoce, tous ses compagnons d’école, tous ceux qui avaient suivi comme lui les leçons des maîtres rhodiens, étaient des maris et des pères, et voyaient devant eux leur existence prolongée par leurs fils. Lui seul était le cep stérile que l’on jette au feu, parce qu’il n’a produit aucun bourgeon. Et pourtant il se sentait plein de vigueur et de sève. En ce moment l’air salé de la mer fouettait rudement son visage. Il se souvenait que, petit, il était venu souvent à cette même place chercher cette caresse virile ; ses poumons alors se gonflaient d’une force étrange, et une joie immense l’inondait, en même temps que la soif de la vie montait à ses lèvres, avec le sel du rivage. La vie ? elle devait encore recéler bien des jouissances de toutes sortes, bien des émotions qu’il n’avait jamais éprouvées, quoi qu’il eût, aux ides dernières, commencé le sixième lustre de son âge.

Il était arrivé devant la porte du palais. Les gardiens qui le connaissaient le laissèrent franchir librement le seuil. Et tout de suite il se rendit dans la salle de réception d’Isanor qui occupait, avec les galeries d’attente, le rez-de-chaussée de l’édifice. Il n’y avait personne. Sans doute le chef de l’Arsenal était-il encore dans ses appartements privés. Likès monta l’escalier dont chaque marche était recouverte d’un tapis différent fabriqué à Smyrne. Une rampe d’ivoire, ornée de figures nues tournées dans la même matière précieuse, courait des deux côtés de cet escalier monumental, en haut duquel une draperie faite d’un seul morceau de pourpre de Tyr arrêtait les regards. Likès souleva la lourde portière, et se trouva en face de Machaon.

— J’ai besoin de parler au seigneur Isanor, fit-il.

Sans répondre un mot, le vieil esclave le précéda, à travers plusieurs pièces somptueusement décorées, jusque dans une chambre tendue de soie changeante, où Namourah, occupée à lire, reposait sur un large divan recouvert de peaux de bêtes.

— Toi ! dit-elle, en apercevant Likès.

Likès chercha du regard Machaon, mais celui-ci avait disparu. Alors il expliqua qu’il était venu pour voir Isanor à qui il avait une communication urgente à faire.

— Isanor est malade, déclara doucement la Juive ; je ne crois pas qu’il puisse se lever aujourd’hui. Mais tu peux me confier ce qui t’amène, je lui transmettrai tes paroles.

Likès parut hésiter :

— Il s’agit d’une affaire assez longue à expliquer, et qui, je crois, fatiguerait ton attention.

— N’importe ! Explique toujours. Ce que tu me diras ne sera pas plus difficile à comprendre que ce que je lis. Regarde !

Elle développa le volume de parchemin et lui mit le titre sous les yeux. C’était les Histoires d’Hérodote annotées par un commentateur juif.

— En effet ! dit Likès en souriant. Tu choisis des auteurs graves pour distraire tes loisirs, Adonaïa.

Elle hocha la tête sans le regarder, et posa le volume sur une tablette, à côté d’elle.

— Assieds-toi et parle.

Likès s’exécuta de bonne grâce. L’accueil de Namourah le laissait en sécurité. Ainsi qu’il l’avait promis à Alexios, il s’efforça d’être éloquent. Il fit valoir les raisons qu’avait son frère de réclamer dans le port, pour les bâtiments des armateurs, une place qui ne servait plus à personne. Il sut sans aridité exposer des chiffres, expliqua comment on pourrait relever le taux de l’argent que les particuliers prêtaient à l’État et quels avantages on retirerait de la proposition d’Alexios. Namourah l’écoutait avec surprise ; elle ne l’aurait pas cru capable de s’arracher aussi aisément aux questions purement techniques qui l’occupaient d’habitude. Était-il donc devenu tout à coup ambitieux et amoureux de l’or ? Quelle évolution s’était faite dans son esprit ? Elle le considérait d’un œil oblique, tandis qu’il s’animait et se prenait à ses propres discours. Quand il eut achevé, elle resta quelques instants silencieuse.

— Et tu tiens beaucoup à ce qu’Isanor fasse ce que ton frère désire ? dit-elle enfin.

— Beaucoup, Adonaïa.

— Ce sera fait.

Likès alors releva son front vers elle. Il la vit toute changée, resplendissante. L’expression de calme dont elle avait masqué son visage s’était dissipée. Elle était redevenue la tentatrice en qui une puissance dangereuse habitait. Cependant elle ne bougeait pas, elle n’accomplissait aucun geste ; elle se contentait de le fasciner de l’éclat de ses prunelles imbibées d’or. Et Likès ne pouvait plus baisser les yeux ; il ne pouvait plus détacher son regard de ces prunelles lumineuses, miroitantes, qui promettaient tout, qui annonçaient d’extraordinaires voluptés. Lentement, comme attiré par un sortilège, il se haussa jusqu’aux lèvres de cette femme, qui l’attendait, patiente, mais enfiévrée de désir. Ce fut une étreinte atrocement charnelle, où leur âme s’abîma. Des cris de fureur, des rugissements pareils à ceux des grands fauves, qui, après s’être longtemps guettés, finissent par se surprendre dans la profondeur des forêts… Puis le silence… Namourah s’était évanouie, épandue parmi les fourrures épaisses. Mais Likès, affolé de chair et de parfums, se jeta de nouveau sur elle ; et il la ressuscita de son souffle pour la voir défaillir encore.