Le Colosse de Rhodes/3/5

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 215-223).

V

Une animation extraordinaire régnait ce matin-là aux pieds du Colosse. De mauvaises nouvelles étaient arrivées dans la nuit. On parlait d’une trahison de Polyxénidas passé au service d’Antiochus, d’un guet-apens où il aurait attiré le navarque et une partie de la flotte rhodienne dans les parages de Samos. Que s’était-il passé au juste ? On ne le savait pas encore, et l’on attendait d’autres détails avec une inquiétude grandissante.

Sur le Môle, des signaux avaient été hissés pour faire rentrer les trirèmes qui voguaient au large ; — mais aucune n’appareillait vers le port. La mer, lisse comme un miroir, était entièrement déserte, et l’île semblait irrévocablement séparée du reste du monde. Pourtant, du côté des Sporades un point brillant apparut. Était-ce l’aile d’une mouette, ou le dos écumeux d’un dauphin, ou quelque barque apportant les éclaircissements désirés ? La foule impatiente se porta toute d’une masse vers l’extrémité du Môle. Des enfants culbutés tombèrent à l’eau ; une femme fut écrasée contre une borne ; mais personne n’y prit garde. L’angoisse tenait tous les yeux tournés vers le faible espoir qui naissait à l’horizon ; car c’était bien une barque toute blanche que montait un seul marin. Elle approchait secouée par le remous des petites vagues qu’elle avait réveillées de leur sommeil. On distinguait maintenant le mouvement précipité des rames et le corps de l’homme couché sur elles comme un cavalier sur sa monture dont il active le galop. Et un cri sortit en même temps de toutes les poitrines :

— Eudanus ! C’est Eudanus !

Le lieutenant de Pausistrate arrivait en effet de toute la vitesse de cette embarcation légère qui avait la forme allongée d’un ichtyosaure. Il portait en signe de deuil ses insignes renversés sur sa poitrine. Quand il fut à la hauteur du Môle, il jeta les avirons et sauta sur les pierres disjointes.

— Rhodiens, déclara-t-il, vous avez été vaincus, non point par la force, mais par la ruse.

Et, se frayant un passage d’un geste impérieux, il se rendit à l’Arsenal. Derrière lui la foule courait. On n’osait cependant ni l’interroger, ni le retarder dans sa marche. Bientôt on allait tout savoir. Et on le suivait en silence, dans l’espoir qu’il se retournerait peut-être et qu’il laisserait tomber quelque autre nouvelle. En effet, quand il eut monté les marches du palais d’Isanor, il dit brièvement :

— Le navarque a été tué ; presque tous les hommes qui l’accompagnaient ont péri.

Alors ce fut une consternation. On savait que l’élite de la jeunesse rhodienne, l’élément le plus énergique de la population, avait suivi Pausistrate dans cette aventure guerrière dont on attendait grande gloire. Par quelle ruse Antiochus, ou plutôt le traître Polyxénidas, était-il parvenu à avoir raison de tant de vaillance et de bonnes volontés unies ? On murmurait. Le temps qui s’écoulait semblait trop long. Le peuple n’avait-il pas le droit d’être informé le premier des affaires du peuple ? Devant l’Arsenal, entre les bassins de radoub et la mer, c’était presque des cris de sédition, des cris de révolte, qui éclataient. Enfin une des portes s’ouvrit, et Likès parut. Le jeune mastère en quelques mots expliqua ce qui s’était passé : trompé par un message dans lequel Polyxénidas lui offrait de lui livrer les navires d’Antiochus si le navarque consentait à le faire rentrer en grâce dans sa patrie, Pausistrate avait engagé sa flotte, pour un combat simulé, à travers la passe de Panorme, entre l’île de Samos et la côte d’Asie, à la hauteur d’Éphèse. Mais l’exilé rhodien, loin de désarmer ses navires comme il s’y était engagé, les avait au contraire renforcés et mis sur le pied de défense, et il avait appelé à son aide le chef des pirates, Nicandre, lequel était, lui aussi, un ancien marin de Rhodes passé aux gages d’Antiochus. Leur victoire avait été d’autant plus facile qu’ils connaissaient dans les moindres détails la structure et les rouages des vaisseaux rhodiens attirés dans ce lâche guet-apens. Pausistrate avait payé de sa vie son imprévoyante crédulité…

— Ne croyez pas cependant, avait ajouté Likès, que nous allons rester sur un pareil affront. Ce soir, dix navires quitteront l’Arsenal ; demain dix autres partiront sous le commandement d’Eudanus, qui prendra la succession de Pausistrate. Il faut qu’une prompte revanche nous relève à nos propres yeux et à ceux de nos alliés. Je vous donne rendez-vous dans trois jours sur la place du Peuple.

Il parlait avec une assurance pleine de noblesse, et les murmures se calmèrent. Mais longtemps, le long des ports, devant la statue du Colosse, le défilé continua, comme si toute la vie de l’opulente cité se fût refoulée vers ce point unique ; théorie lente de gens qui marchaient, le front bas, en silence. Une torpeur pesait sur eux ; — et quand ils regardaient la mer, ils pensaient à ce que des hauteurs du temple de Diane les habitants d’Éphèse avaient pu voir : les souples bateaux rhodiens surpris à l’entrée de la passe, emmenés à la chaîne comme des captifs, ou bien mutilés à coups d’éperon et de hache au milieu d’un rouge tournoiement de sang.

La revanche avait été éclatante et rapide. Likès avait armé les nouveaux navires d’un système de feux tournants dont il avait donné le secret à Eudanus seul. Ces brigantins, qu’il tenait en réserve depuis longtemps en cas d’alerte, avaient gagné en une journée le lieu du désastre ; ils avaient rallié les quelques épaves qui restaient encore : et, dans la nuit, ils étaient allés offrir le combat à Polyxénidas. Certes la lutte était inégale : d’un côté, quarante lourdes galères pontées, et autant de quadrirèmes ; de l’autre, une vingtaine de navires seulement. Eudanus cependant, malgré sa prudence, n’avait pas hésité à affronter cette épreuve. Il avait fait le sacrifice de sa vie, et, pour le reste, il comptait sur la bravoure de ses hommes et plus encore sur le procédé ingénieux qu’avait imaginé Likès. En effet, dès que les matelots syriens eurent aperçu les énormes feux qui se mouvaient en tous sens sur le front des navires ennemis et les aveuglaient, ils ne songèrent plus à combattre ; superstitieux et pleins de terreur, ils se couchaient à plat ventre et se laissaient tuer sans oser lever les yeux. Pendant ce temps, le gros de la flotte rhodienne qui était restée dans les parages de la Thrace avait rallié celle des Romains et poursuivi Polyxénidas jusque dans les eaux de Myonnèse où un autre combat définitif avait été livré.

La lutte avait duré vingt-quatre heures et coûté la vie à plus de vingt mille combattants. Mais la flotte du roi de Syrie était définitivement détruite, et l’empire de la mer, cette thalassocratie disputée depuis des siècles par tant de puissances rivales restait cette fois à la nation Romaine et à Rhodes, son alliée. Maintenant l’accès de l’Asie devenait facile. Le vieil Antiochus, malgré sa puissance, malgré l’aide occulte d’Annibal qui était allé le rejoindre, pourrait-il résister aux légions que se préparaient à conduire là-bas les deux Scipion dont l’épée passait pour invincible ?

Cette nouvelle heureuse était parvenue dans la ville à l’heure exacte où Likès avait donné rendez-vous au peuple. Elle s’était propagée comme un feu de joie ; et, lorsque le jeune mastère apparut, il fut salué d’une acclamation formidable. On savait par quel stratagème digne de sa science il avait vengé la mort de Pausistrate et confondu les menées du traître Polyxénidas. La confiance était revenue ; l’humiliation subie était effacée ; et l’orgueil rhodien, cet antique orgueil qui valait le fer des cuirasses, leur apportait de nouveau l’idée qu’ils étaient nés invincibles.

Le soleil tombait à pic sur les flancs du Taureau d’or ; la colonnade des Stoa regorgeait d’une foule tellement compacte que, réduite à l’immobilité, elle donnait l’illusion d’une fresque peinte à grands traits et où toutes les têtes, tous les bras, toutes les épaules tenaient à un corps unique, comme les membres d’une fantastique idole assyrienne. Et, sur la place, autour de Likès triomphant, des chlamydes multicolores, des calasires de soie jaunes et vertes flottaient comme des drapeaux. On le hissa de force sur un char, dont on détela les mules ; et sept fois autour du Taureau d’or on le promena en triomphe. Les jeunes gens s’accrochaient à lui pour baiser ses mains, et les femmes lui jetaient des fleurs.

À ce moment, comme le cortège en désordre tournait la place, Namourah apparut dans sa litière. Elle vit l’apothéose de Likès et sourit. Puis, se dressant, elle fit signe qu’elle voulait parler. On l’écouta.

— Rhodiens, dit-elle, c’est assez fatiguer le jeune mastère de vos protestations et de vos embrassements. D’autres soins le réclament. Laissez-le rentrer à l’Arsenal.

Likès était descendu du char ; il prit place à côté de Namourah dans la litière. Longtemps les acclamations le suivirent encore ; mais il ne les entendait plus ; les rideaux de pourpre s’étaient refermés, et des lèvres avides, pâmées, palpitantes, s’unissaient dans la frénésie d’un baiser brûlant.