Le Colosse de Rhodes/3/3

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 191-204).

III

Ce que Namourah était venue faire dans le temple, Likès ne parvenait pas à le comprendre. Mais, quelles que fussent ses appréhensions, il était loin de se douter de la vérité. Comme tous les amants heureux, il vivait dans l’inconscience et se croyait assuré de n’être jamais surpris. La surveillance de Machaon avait été si habile que rien n’en avait transpercé. Namourah seule gardait dans son cœur le terrible venin de sa blessure ; et, avide d’alimenter cette source de douleur, elle voulait savoir encore, savoir davantage…

Quelle était-elle, cette Veuve-gardienne de l’Aleïon que Likès aimait ? Comment vivait-elle ? Quelle atmosphère respirait-on dans le temple ? Jamais Namourah n’y avait pénétré. Mais elle connaissait Stasippe. Elle l’avait rencontré au dehors dans les cérémonies publiques. Elle pouvait s’adresser à lui. Par lui elle parviendrait à posséder un peu plus de ce secret qui la tuait, mais dont elle voulait cependant savourer tout le poison. Oui, elle irait voir Stasippe ; elle saurait l’interroger habilement, le faire parler ; peut-être même pourrait-elle lui rendre service pour service, et le mettre en garde contre l’infidélité de la prêtresse coupable ?…

Un souffle némésien gonflait son âme à cette pensée. Sa résolution était prise. Il ne lui restait plus qu’à prévenir de sa visite le Père des Pères qui, elle ne l’ignorait point, ne se laissait que difficilement approcher. Après avoir réfléchi, elle lui envoya un message dont elle pesa une à une toutes les paroles :

« Namourah, épouse d’Isanor, chef commandant de l’Arsenal de Rhodes, à Stasippe, pontife du temple d’Héraclès, Salut !

« Ayant depuis longtemps entendu parler de la beauté de ton sanctuaire, désirant, d’autre part, t’entretenir de choses importantes, je t’annonce que demain, dix-septième jour de la lune, à la neuvième heure, je serai devant la porte de l’Aleïon. S’il te convient de me recevoir, tu enverras un de tes Héliades me chercher, afin qu’il me conduise auprès de toi. Nos religions sont différentes, ô pontife, mais un même amour nous rapproche, celui de cette île de Rhodes qui est devenue ma seconde patrie et où je veux dormir mon dernier sommeil. »

Ayant scellé soigneusement le feuillet de parchemin, elle le fit porter par Machaon. Quelques instants après, un autre message lui était remis : Stasippe l’avertissait, avec les mêmes formules de politesse, qu’il l’attendrait le lendemain, et qu’il serait lui-même à l’entrée du temple pour la recevoir. Alors elle ne songea plus qu’à tirer le meilleur parti possible de cette entrevue. Le soir, en dînant, elle interrogea Isanor : Avait-il souvent causé avec le jeune pontife ? Lui accordait-il beaucoup de considération ?

— Oui, sans doute, répondit Isanor, c’est un homme d’une grande sagesse et d’une science profonde. Il possède en outre l’art difficile de diriger les hommes et d’apaiser les conflits qui surgissent entre les consciences. Depuis qu’il est pontife souverain de l’Aleïon, on n’a jamais entendu dire qu’aucun scandale y ait éclaté.

— Et avant ?

— Avant, si ma mémoire est fidèle, il y avait eu quelques désordres vite réprimés. Une Veuve-gardienne s’était enfuie avec l’un des prêtres qui portent le titre d’Éperviers ; mais elle était revenue au bout de peu de jours, et tout a été oublié.

— Quelle folie aussi, déclara durement la Juive, d’enfermer des femmes dans l’intérieur du temple avec des hommes jeunes et qui ne sont pas plus que les autres à l’abri des passions sensuelles. Je gage que Stasippe lui-même…

— Tu te trompes, répondit Isanor avec douceur. On assure que sa vertu est au-dessus de tout reproche. Peut-être a-t-il renoncé aux joies de la volupté, après en avoir connu les amertumes. Ceux qui se sont piqué les doigts aux épines redoutent de cueillir les roses.

Sur cette pensée qui ne lui avait pas coûté grand effort, le vieillard avait quitté la table. Mais Namourah était restée un moment plongée dans ses réflexions. Elle songeait à conquérir Stasippe, non point certes pour l’inciter au péché, mais uniquement pour faire plier cette volonté sous la sienne. Elle savait que les hommes réputés les plus vertueux ne sont pas insensibles à la grâce séductrice des femmes, et que, même d’esprit à esprit, il y a des coquetteries nécessaires. Et elle préparait ses armes comme un soldat qui va livrer une bataille décisive. Quelle force pour elle, si elle parvenait à mettre dans son jeu le pontife suprême de l’Aleïon !

Elle se coucha, et craignit de ne point reposer. Alors elle appela deux des jeunes psaltéristes qui avaient coutume de jouer de la harpe devant elle :

— Endormez-moi comme une enfant ; bercez-moi de vos chants les plus doux. Et ne me quittez que lorsque vous verrez mes yeux appesantis, et que vous entendrez mon souffle devenir égal dans mon sein.

Les deux jeunes filles étaient habituées aux caprices de leur maîtresse ; elles s’interrogèrent du regard et, s’étant comprises, elles commencèrent l’hymne du Sommeil :

« Que la bouche se détende ; que ta poitrine s’apaise ; que tes membres goûtent le repos.

« Voici l’heure où des hauteurs du firmament les blonds Élohims vont descendre ; ils quittent le trône de Jéhovah et se répandent sur la terre.

« La colombe amoureuse a cessé de gémir ; les faons se sont tapis dans les replis de la montagne. Les lions eux-mêmes ont abandonné le milieu du chemin.

« Une seule étoile brille au ciel, et bientôt mille autres s’allument. Sur la voûte d’azur, au-dessus de Balaath, c’est un ruissellement d’étoiles.

« Dors et oublie jusqu’au nom de ta mère, jusqu’au visage de tes fils. Demain tu retrouveras dans ton cœur tes espoirs et tes inquiétudes.

« La vie, c’est le fiel ; et le miel, c’est la douceur de la mort. Repose, en attendant que le tombeau garde tes os. »

Les deux jeunes filles alternaient leurs voix, l’une grave, l’autre grêle et acide. Namourah s’était endormie. Dans la chambre aux tentures épaisses, les dernières vibrations de la musique achevèrent lentement de s’éteindre. La lampe pencile, enfermée dans un cylindre d’onyx, n’émettait plus qu’une faible lueur. Et le souffle de la Juive tyrienne passait à travers sa bouche comme l’écho affaibli et à peine sensible de son âme.

Le lendemain sa litière la déposait devant l’entrée principale de l’Aleïon.

— Vous m’attendrez de l’autre côté, à la porte du jardin, avait-elle ordonné à ses esclaves.

Elle voulait éviter ainsi que sa visite à Stasippe fût remarquée. Tout le monde dans Rhodes connaissait le riche flottement de ses rideaux écarlates et la beauté de ses porteurs libyens.

Le Père des Pères, debout sous la colonnade, la reçut. Et aussitôt il la conduisit dans la salle qui précédait le sanctuaire. C’était une sorte de musée où les plus belles œuvres d’art avaient été réunies. Au milieu, le quadrige du soleil, sculpté par Lysippe, faisait une tache éblouissante d’or et d’ivoire. Namourah s’en approcha et l’examina attentivement. Les admirables chevaux, cabrés et hennissants dans la main du dieu, semblaient prêts à entreprendre leur course à travers les plaines célestes. Une étoile au-dessus de leur front marquait leur destinée sidérale. Et le dieu, le torse nu, les cheveux gonflés par le vent de l’infini, domptait leur ardeur et les dirigeait, inexorable, dans ce voyage sans cesse renaissant d’où sortent les années, les saisons et les jours.

— Tu vois là, lui fit observer doucement Stasippe, l’ouvrage le plus renommé du grand sculpteur de Sycione. Il date de l’époque d’Alexandre. Quinze cents statues sont en outre dues à son ciseau, et dans toutes il s’est plu à idéaliser, à diviniser presque la beauté humaine.

— Oui, ce fut un grand, un très grand artiste, répondit Namourah avec conviction. Cependant mes préférences vont aux œuvres qui peignent la réalité de plus près. N’avez-vous pas ici le fameux tableau de Protogène, le Satyre à la perdrix ?

— Le voici, dit Stasippe en l’amenant devant un grand panneau où un satyre debout était appuyé sur une colonne. — Le Satyre y est encore, mais il y a longtemps que la perdrix a disparu. Elle était tellement palpitante, et l’imitation de la nature y était rendue d’une façon si parfaite que tous ceux qui entraient dans l’Aleïon négligeaient de regarder la figure principale du tableau. Il y avait même des gens qui cachaient sous leurs vêtements des perdrix vivantes qu’ils approchaient de l’autre, et qui aussitôt se mettaient à chanter. Protogène, l’ayant appris, en fut humilié dans son orgueil d’artiste. Il vint trouver les intendants du temple et leur demanda la permission d’effacer de son tableau cette perdrix qui faisait oublier tout le reste.

— On a eu tort d’y consentir, déclara Namourah. C’est regrettable. Le peuple va d’instinct à ce qui est vrai ; et Protogène, loin de s’offenser d’un tel succès, aurait dû être le premier à s’en réjouir. Mais il faut reconnaître que le Satyre est merveilleux. Quelle grâce ! quelle souplesse ! Ne dirait-on pas que lui aussi est vivant ?

Elle s’extasiait devant les membres nus du demi-dieu des forêts, et ses regards s’attachaient à lui avec une complaisance sensuelle.

Stasippe s’en aperçut ; il s’écarta pour ne pas la gêner dans ce tête-à-tête plein de mystère ; et d’un coup d’œil oblique il l’examinait de loin. Certainement cette femme devait être amoureuse. Tout son être exhalait une passion contenue et ardente. Elle parlait avec chaleur, elle avait des gestes nets et vibrants. Lorsqu’il se rapprocha d’elle, la nudité du satyre débordait ses prunelles fauves. Elle dit avec simplicité :

— Je viens de passer un des moments les plus exquis de mon existence. Ce tableau de Protogène mérite en effet tout le bien que l’on en dit, et je ne m’étonne plus que Démétrius, lorsqu’il fit le siège de Rhodes, ait préféré épargner toute la ville que de détruire un tel chef-d’œuvre.

— Tu te trompes, Adonaïa ; il ne s’agit pas de ce tableau, mais du portrait de Ialysos, fils d’Héraclès, peint également par Protogène, et qui se trouvait dans la forteresse d’Ochyrème. L’artiste attachait un tel prix à cette œuvre qu’il l’avait revêtue de quatre couches de peintures successives, afin que, si le temps venait à user la première, les autres pussent reparaître et s’imposer à l’admiration de la foule.

Ils avaient traversé la salle et s’étaient assis dans un angle où des sièges à dossier incrusté de nacre alternaient avec de grands vases de pierre dure qui portaient des inscriptions phéniciennes. Le moment était venu pour Namourah de confier au pontife l’objet de sa visite. Elle se recueillit un instant, abaissa ses paupières sur ses yeux et les releva brusquement :

— Tu t’étonnes sans doute de me voir en face de toi, et tu te demandes ce qui m’amène ? « Pour que l’épouse d’Isanor, te dis-tu, pour que cette fille de Judée soit venue dans ce sanctuaire païen, il faut qu’il y ait un motif grave. » — Très grave, en effet, ô Stasippe ! Es-tu disposé à m’entendre ?

Le pontife fit un signe d’acquiescement, et elle reprit plus bas :

— Tu dois connaître la faiblesse des femmes ; toutes, nous portons dans notre cœur un démon irascible, jaloux et cruel, qui nous incite à la tentation. Ce démon fut cause de la chute d’Évah, notre mère, dans les jardins de délices. Mais tu ne crois pas à ces choses, Stasippe ?

— Je respecte toutes les croyances, affirma le Père des Pères. Le fleuve de Vérité, qui coule à travers le monde, arrose des contrées plus ou moins fertiles et y fait pousser des fleurs différentes. L’essentiel est que notre âme soit suspendue à l’idée du divin.

— Tu as raison ; mais il n’est qu’un dieu véritable, c’est celui dont Moïse a inscrit le nom au Sinaï sur les Tables de la Loi. Les autres n’en sont que l’image déformée et lointaine. Il n’importe pas moins qu’ils soient servis avec déférence, et c’est à propos de cela que je suis venue, Stasippe. Tu as dans le temple une brebis impure ; prends garde qu’elle ne corrompe le troupeau !

— Que veux-tu dire ?

— Que parmi les Veuves-gardiennes affectées au service du trépied sacré, il en est une qui a oublié ses serments.

— Elles n’ont pas prononcé de serments, Adonaïa. Tu as été mal renseignée. Ce ne sont point des Vestales comme à Rome, ou des Sybilles vierges comme à Délos. Ce sont des femmes qui sont venues apporter librement à Héraclès ce qui leur reste de jeunesse et d’ardeur.

— Auraient-elles le droit d’avoir un amant et de le recevoir dans le temple ?

Le Père des Pères avait pâli ; il sentait, sous cette insinuation, sourdre une vengeance de femme. Cependant il composa son visage, en voyant les prunelles enflammées de Namourah dardées sur lui :

— À laquelle des prêtresses fais-tu allusion ? Quelle preuve peux-tu me donner de sa faute ? Si tu sais quelque chose de certain, parle ; autrement, tais-toi.

— Ne te fâche pas, Stasippe, et n’oublie pas que je suis venue ici en amie. La délation n’est pas sur mes lèvres, ni la perfidie dans mon cœur. Je t’avertis seulement de veiller ; l’honneur du culte d’Héraclès en dépend.

Elle s’était levée hautaine, presque farouche. Le pontife n’insista pas davantage. Il se contenta de dire, d’un ton apaisé :

— S’il est vrai qu’une des Veuves-gardiennes a failli à son devoir, le ciel se chargera de la punir. Je te remercie, Adonaïa. — Veux-tu pénétrer dans le sanctuaire ?

— Non, dit-elle. Il se fait tard. Isanor doit s’étonner de ma longue absence.

Elle s’inclina devant le pontife et lui jeta un regard dominateur. Il la reconduisit jusqu’à sa litière à travers le jardin où luisait l’éclat polychrome des verveines.