Le Colosse de Rhodes/3/2

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 181-189).

II

Likès se hâtait d’aller rejoindre Lyssa dans le jardin clos qui attenait au temple. C’était là qu’ils se voyaient le plus souvent maintenant. L’habitude du danger les rendait audacieux. Avec la complicité de Dornis, à qui elle avait tout conté, la petite Veuve-gardienne avait trouvé le moyen de donner à son amant une des clefs de ce jardin dans lequel on cultivait les plantes et les herbes saintes. Un édicule bâti en stuc, et sur lequel les signes du Zodiaque étaient grossièrement représentés, servait à emmagasiner les graines pour la saison suivante. Lyssa et Likès s’y réfugiaient, lorsque quelque bruit intempestif leur faisait craindre d’être surpris, ou lorsque leurs caresses demandaient plus de mystère.

Ce jour-là, Lyssa s’était portée au-devant de lui. Il la vit de loin, qui du bout de ses doigts déliés lui envoyait une pluie de baisers.

— Imprudente ! pensa-t-il. — Mais il lui sourit, car il venait d’apercevoir, sous son voile argenté, ses prunelles vives et limpides, bleues comme l’azur du ciel.

— Cher Likès, dit Lyssa, quand elle se fut suspendue à l’épaule de son amant, j’avais grand besoin de te sentir auprès de moi. C’est pourquoi je suis venue t’attendre ici. Ne me gronde pas. Il n’y a jamais personne sur cette route.

Likès ne répondit pas, mais il l’entraîna vite dans le jardin clos. Des verveines et des mauves croissaient sur le gazon touffu. Leurs couleurs variées formaient une mosaïque éclatante, et il semblait que des yeux curieux sortaient de dessous les corolles.

— Plus loin, viens plus loin, murmura Lyssa ; dans le petit pavillon des graines. Ils s’y blottirent, assis sur le même tas de lavande sèche. Et aussitôt Likès demanda :

— Tu étais donc inquiète, Lyssa ? Qu’y a-t-il ?

— Rien ou presque ! J’ai fait un rêve affreux cette nuit ; j’ai rêvé que tu ne m’aimais plus. Puis à mon réveil j’ai regardé se lever l’aube. Des nuages fantastiques s’avançaient avec une lenteur solennelle sur l’écran pâle du ciel. La lumière naissante les colorait en dessous et leur donnait la légèreté de la vie. Ils passaient, poussés de l’Orient à l’Occident, comme un grand troupeau de bêtes échappées d’une arche invisible. Les uns avaient la forme de lions chevelus ; d’autres étaient des dauphins à têtes énormes, d’autres des léopards et des tigres. Puis le ciel resta uni, sans une tache, tel un grand miroir.

Elle s’arrêta et serra la main de Likès.

— Sais-tu ce que je vis ensuite ? Une vapeur d’un jaune brillant, toute petite et toute ronde ; on eût dit une de ces bulles que font les enfants en soufflant dans des chalumeaux. Puis la petite bulle se mit à grossir, à s’étendre démesurément, et il en sortit une figure de femme au profil impérieux, à la gorge magnifique. Et elle semblait me regarder avec fureur. J’ai senti ses yeux projeter sur moi des éclairs.

— C’est tout ? demanda Likès en souriant.

— Oui, cher Likès. Pourquoi suis-je restée si triste ensuite ? Je ne pourrai l’expliquer moi-même. Si tu n’étais pas venu aujourd’hui, je crois que je serais morte de douleur.

— Enfant ! lui dit Likès. — Et il baisa longuement sa chevelure.

Cependant un silence s’était fait entre eux.

— Tu m’aimes ? demanda Lyssa en l’enlaçant de ses bras nus.

— Serais-je venu si je ne t’aimais pas ?

Et se souvenant tout à coup de certaines paroles de Namourah, il ajouta presque sévèrement :

— Mais il faut être circonspect et éviter de laisser deviner notre entente. Que dirait Stasippe, s’il pouvait se douter que je viens dans le temple, et que j’y viens pour toi ?

— Stasippe ne s’occupe pas de nous ! La contemplation des étoiles, l’observation des Signes l’absorbent trop pour cela. C’est à peine s’il descend quelquefois dans les galeries extérieures de l’Aleïon, afin de s’assurer que tout est en ordre et que les tableaux astronomiques tracés pour le peuple sont bien à leur place. Il laisse aux Éperviers et aux Aigles le soin de régler le service sacré et il passe presque tout son temps dans la tour de l’Observatoire où nous allons, par les nuits claires, nous instruire auprès de lui.

— Et cela t’amuse, Lyssa ?

— Autrefois j’y trouvais beaucoup de plaisir. Le mystère de l’infini me tentait. Je cherchais à y surprendre le pourquoi de notre destinée. Maintenant je trouve cette étude inutile et vaine. Tout mon ciel, toutes mes étoiles, c’est toi !

Elle posa sa tête sur l’épaule de Likès. Leurs regards se prirent et leurs bouches se mêlèrent. Une fois encore ils furent heureux. Cependant Lyssa restait inquiète ; elle interrogea de nouveau Likès :

— Alors, c’est bien vrai ? Tu m’aimes ? Tu m’aimes autant que le premier jour ?

— Davantage, fit Likès gravement.

Il ne mentait pas. À cause d’elle, il avait résisté à la tentation, il avait risqué d’encourir le courroux d’une femme belle et puissante. Un moment il fut sur le point de tout raconter à Lyssa. Puis il se retint. À quoi bon donner un aliment à ses craintes ?

— Tu me caches quelque chose ? insista Lyssa doucement. Je sens qu’il y a maintenant un secret entre nous. Je ne connais plus toutes tes pensées. Aurais-tu une tristesse, une préoccupation, dont tu ne veuilles pas me faire part ?

— Aucune, fit Likès en secouant nerveusement la tête ; chasse ces idées absurdes, Lyssa. Je t’aime ; nulle autre femme n’existe pour moi sur la terre. Tu es ma joie de tous les instants.

Il voulut se lever, quitter le petit pavillon. Lyssa, caressante, le retint :

— Reste encore un peu ! On est si bien sur ce tas de lavande sèche, et l’on est tellement certain d’être seuls ! Aucun œil ne peut nous voir, aucune oreille ne peut nous entendre.

Elle se tut, et tous deux s’embrassèrent de nouveau. Mais bientôt Likès sentit Lyssa tressaillir. Dans le fond du jardin, entre les plates-bandes brodées de verveines et de mauves, Stasippe s’avançait lentement, reconduisant Namourah. Elle tenait à la main une branche de basilic dont elle respirait le parfum.

— La femme d’Isanor ! murmura Lyssa d’une voix étouffée.

Likès avant elle l’avait aperçue. D’un mouvement instinctif, il s’était rejeté en arrière.

— Tu la connais donc ? demanda-t-il à la petite Veuve-gardienne.

— Qui ne la connaît pas ? Elle et son mari ne sont-ils pas comme les rois de la ville ?

Et elle ajouta avec une sincérité naïve :

— Elle est belle, vraiment !

Namourah, en effet, était à cette heure resplendissante de beauté. Un rayon de soleil furtif courait sur son visage et se glissait comme un serpent le long de sa robe violette ; ses cheveux nattés lui faisaient une lourde tiare, qu’elle portait avec majesté ; un sourire de satisfaction animait ses lèvres pourpres. À côté d’elle, Stasippe marchait respectueusement. Ils causaient, mais ni Lyssa ni Likès ne pouvaient entendre leurs paroles. Quand ils eurent atteint le bout du jardin, elle prit congé du pontife. Lyssa, en se penchant, vit s’avancer la litière qui allait l’emporter. Deux Libyens au torse nu l’enlevèrent aussi aisément que si elle n’eût pas pesé plus d’une obole.

Stasippe retraversa seul le jardin. Son front était soucieux. L’ombre du soir s’était répandue sur les fleurs, et l’agonie du soleil commençait derrière la haute terrasse du temple. Il passa tout près du pavillon, les yeux baissés, recueilli dans une pensée profonde. Puis il disparut dans les galeries de l’Aleïon. Alors Lyssa, qui avait eu grand’peur, se mit à interroger fiévreusement Likès :

— Elle est juive, n’est-ce pas ? Qu’est-elle venue faire dans le temple ?

— Je n’en sais rien, dit Likès.

Mais, ne voulant pas laisser voir son inquiétude, il reprit :

— Peut-être avait-elle quelque chose à demander au Père des Pères. Peut-être lui a-t-elle apporté quelque don ? Elle est riche et généreuse, et elle aime à répandre ses bienfaits sur toute la cité.

Mais Lyssa déjà ne pensait plus à l’opulente Tyrienne. Suspendue au bras de son amant, elle le guidait à travers les allées ténébreuses.

— Prends garde ! Il fait noir ici comme dans l’Hadès. Que la nuit est venue vite aujourd’hui ! Il me semble que nous avons eu à peine le temps de nous rejoindre. À bientôt, cher Likès ! Adieu !