Le Colosse de Rhodes/3/1

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 171-179).

I

Trois mois s’étaient écoulés depuis que Namourah avait déclaré son amour à Likès, et rien n’était changé dans leur situation réciproque. Le jeune mastère continuait à venir au palais chaque fois que son service l’obligeait à causer avec Isanor ; il s’asseyait à la table du gouverneur de l’Arsenal quand il y était invité ; il ne laissait voir dans ses manières aucune gêne, aucune contrainte. Que se passait-il en lui, et quel mystérieux pouvoir le dominait ?

Namourah ne s’y trompait pas : Likès devait être épris d’une autre femme ; pour avoir l’audace de la dédaigner, elle à qui tout cédait constamment, pour repousser ainsi la volupté et la fortune, il fallait qu’il eût le cœur occupé tout entier et les sens asservis par une irrésistible maîtresse. Quelle était-elle, cette rivale qui les empêchait de s’unir ? Namourah crispait ses poings et tremblait. La curiosité, la jalousie, ces deux compagnes inséparables de l’amour, la transperçaient de leurs dards aigus ; elle portait ses mains sur sa poitrine pour étouffer cette douleur lancinante. Elle avait envie de tuer, de mordre jusqu’au sang une créature humaine. Elle devenait féroce ; puis elle se mettait à pleurer comme un enfant.

Car elle avait dit vrai à Likès : jamais un homme ne l’avait à ce point occupée et affolée. Était-ce seulement parce qu’il était beau et dans l’étincelante fleur de sa jeunesse ? Non, pas cela seulement. Elle l’aimait, non pas uniquement pour sa beauté, mais aussi, mais surtout parce qu’elle pressentait en lui un incomparable amant, ardent et tendre, impérieux et sensible. Que de fois elle avait été déçue dans ses caprices ! Le dernier lui avait laissé au cœur un dégoût qu’elle avait hâte d’oublier. Elle s’était donnée sans sincérité, sans élan, presque sans plaisir, Likès effacerait d’elle ce souvenir amer. Likès serait le feu qui purifie, la flamme qui dévore. Mais quand pourrait-elle le tenir entre ses bras ?…

Elle avait fait venir le vieux Machaon. Elle était sûre de sa fidélité, et il pourrait sans doute l’aider utilement. Parmi les trois cents serviteurs du palais, de race et de fonctions diverses, il était celui qui vivait sans cesse dans son ombre, et qui connaissait toutes ses faiblesses. Il l’avait vue enfant dans la somptueuse ville de Tyr, puis jeune épouse, puis femme épanouie et exigeante. Et déjà dans son âme il avait deviné la passion dont elle était envahie pour Likès. Avant qu’elle eût prononcé une parole, il savait ce qu’elle avait à lui dire. Debout devant elle et les yeux baissés, il attendait.

— Machaon, avait dit Namourah d’une voix brève, tu connais, n’est-ce pas, le seigneur Likès ?

— Oui, Adonaïa.

— Tu sais qu’il habite la partie secrète de l’Arsenal, où nul étranger n’a le droit d’entrer ?

— Oui, Adonaïa.

— Tu surveilleras s’il n’y introduit nuitamment aucune femme. Mais ce n’est pas tout. Likès quitte souvent l’Arsenal. Quelquefois il s’absente des journées entières. Où va-t-il ? Tu devras t’en informer discrètement. — Ou plutôt n’interroge personne, agis par toi-même, et renseigne-moi le plus tôt possible.

Machaon s’était incliné jusqu’à ce que son front eut touché la terre, et Namourah s’était sentie soulagée. Mais elle comptait les jours, les heures, les minutes. De temps en temps elle questionnait le vieil esclave :

— As-tu découvert quelque chose, Machaon ?

— Pas encore, Adonaïa.

— Ne te décourage pas. Cherche toujours.

Enfin un matin il se présenta, comme Namourah était encore à sa toilette. Il eut un battement des paupières, dont elle comprit tout de suite la signification. Brusquement elle renvoya la jeune fille syrienne qui la coiffait, et se tournant vers lui :

— Eh bien ! Qu’y a-t-il ? Parle vite !

— Le seigneur Likès… c’est dans le temple d’Hercule qu’il va presque chaque jour. Quelquefois aussi il se rend dans le port des Parfums, où une femme qui paraît jeune et qui est voilée va le rejoindre. Ils cheminent ensemble vers quelque point éloigné de la ville. Je les ai vus hier monter sur la colline de Sambulli.

— Raconte ! ordonna impérieusement Namourah.

— Le mastère avait passé son bras autour de la taille de sa compagne. Leurs deux visages étaient tournés l’un vers l’autre, comme les deux croissants qui sont sur l’étendard du roi de Bithynie. Ils se parlaient à voix basse…

— Ensuite, ensuite ! Raconte tout !

— Quand ils furent arrivés à cet endroit de la colline où l’on dit que le Grec Eschine enseignait l’éloquence aux jeunes hommes de Rhodes, ils s’arrêtèrent. Un petit torrent coulait à leurs pieds ; en face d’eux, du côté de l’Occident, l’ombre du mont Ida couvrait la mer. Ils s’enlacèrent l’un à l’autre et se couchèrent auprès du torrent.

— Assez ! Assez ! cria Namourah en se frappant la poitrine.

— Non, Adonaïa ; il faut que tu m’entendes jusqu’au bout, reprit le vieillard avec force. Je les ai épiés longtemps, j’ai vu la passion de leur baiser. Likès aime cette femme assurément, mais c’est elle surtout qui le recherche et le désire. À la façon dont elle s’est abandonnée à lui, j’ai compris qu’elle devait l’aimer éperdument.

— Les as-tu suivis quand ils sont redescendus vers la ville ?

— Oui, Adonaïa. Ils étaient silencieux et las. Mais Likès tenait encore la jeune femme par la ceinture. Leurs pieds se posaient avec précaution sur les larges dalles de la chaussée comme s’ils eussent craint d’éveiller les échos de ces lieux que leur beauté a fait comparer aux Champs Élyséens.

— Et quand se sont-ils quittés ?

— À la porte de la Citerne, là où il y a un lion couché sur une pyramide de granit. Le mastère est rentré à l’Arsenal, et sa compagne a pris le chemin de l’Aleïon. Un peu plus tard je l’ai vue debout sur la terrasse, qui regardait le ciel et la mer.

— Et sais-tu son nom ?

— Je ne peux pas le savoir, Adonaïa. Pour cela, il me faudrait pénétrer dans l’intérieur du Temple, interroger les serviteurs, et tu me l’as défendu. Mais c’est certainement une des Veuves-gardiennes. J’ai reconnu sous ses voiles la plaque d’or où se trouve inscrite l’image du trépied sacré.

Namourah s’était prise à réfléchir longuement ; au bout d’un instant, elle demanda encore :

— Likès ne s’est-il pas aperçu que tu l’épiais ?

— Aucunement. J’ai fait en sorte de n’être pas vu. — As-tu d’autres ordres à me donner, Adonaïa ?

— Non. Tu peux te retirer maintenant. Tu as rempli avec adresse la mission dont je t’avais chargé. Merci. Je n’oublierai pas ton dévouement.

Machaon partit et Namourah resta seule, les cheveux épars. Ainsi, elle ne s’était point trompée : Likès avait une maîtresse, et cette maîtresse l’adorait. Elle était jeune, belle sans doute ; en tout cas, elle savait l’émouvoir et lui plaire. Et elle, elle Namourah, malgré toute sa science, malgré toute sa beauté, elle n’avait même pu réussir à arracher de la bouche du jeune mastère une parole douce, un sourire !… Mais elle aurait son heure ; la partie n’était point perdue. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? Ne sont-ils pas tous volages, inconstants, infidèles ? Likès, comme les autres, devait se laisser prendre à l’attrait du changement. Elle se répétait cela, rageusement, obstinément, pour guérir la blessure que le récit de Machaon avait faite en elle. Oh ! cette colline de Sambulli, avec son atmosphère embaumée, avec ses orangers, ses lauriers-roses et ses myrtes, cette colline qui était le lieu de prédilection des amants, elle irait s’y promener demain, elle chercherait la place où Likès et sa compagne avaient échangé leur baiser ; elle se roulerait sur l’herbe fanée où leurs corps unis avaient laissé leur empreinte. Là elle verserait des larmes qui la soulageraient sans doute. Aujourd’hui elle ne pouvait pas pleurer.

Quand la jeune esclave syrienne entra, Namourah lui lança dans les mains sa chevelure épaisse, durcie par le fer :

— Empuse, lui cria-t-elle, ne sais-tu donc plus me parer ? Mes cheveux sont secs comme les crins d’une cavale. Enduis-les d’essence de rose, et prépare une infusion de feuilles de basma qui leur rendra la couleur chaude qu’ils ont perdue. Je veux être belle, plus belle que toutes les autres femmes.

Elle se regarda dans le miroir d’argent qui était devant elle. Sa tête royale, ses yeux aux bulbes épais, ses lèvres à l’arc puissamment dessiné, lui apparurent empreints d’une tragique et redoutable splendeur. Alors elle radoucit sa voix et dit à l’enfant apeurée :

— Je te donnerai deux mines d’or, et tu pourras épouser celui que tu aimes. Mais je veux que tu me fasses belle, entends-tu ?