Le Colosse de Rhodes/2/6

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 141-157).

VI

Gloire au Sénat de Rome ! Gloire à la Ville éternelle ! Bienvenu soit celui qui vient au nom de nos alliés ! Flaminius, Rhodes te salue !

Entre une triple haie de gens amassés sous les portiques, le lieutenant romain faisait son entrée sur la place du Peuple. On avait attendu l’heure flamboyante où le soleil au-dessus du Taureau d’or dardait ses feux qui se coloraient des mille nuances du prisme.

Lui avançait, le front nu, malgré l’averse de la lumière. Le navarque et le collège des mastères le suivaient. Mais il semblait seul, tant il marchait avec hauteur, et tant son profil d’aigle et son crâne aux cheveux plats et luisants le différenciaient des Rhodiens aux têtes rondes et bouclées. Sa bouche glabre, ses yeux enfoncés sous l’orbite et dont on ne discernait pas la couleur, avaient une signification redoutable. Pourtant il souriait par instants, lorsqu’un cri plus vif sorti de la foule venait le frapper en pleine poitrine, comme une flèche se rive au but. Mais il ne regardait personne. Il portait avec lui le poids de la dignité romaine. Qu’était-ce que Rhodes, qu’était-ce que cette île, à peine longue de soixante-dix milles, comparée à l’immense expansion de la République ? S’il daignait y venir, c’était que l’heure était grave et que le plus mince secours n’était pas à dédaigner. Il fallait faire échec à la puissance d’Antiochus, et mettre le pied sur cette Asie qui refermait sur elle ses voiles légers, plus impénétrables que des remparts et des forteresses.

Flaminius avançait, le front nu sous l’averse de lumière. Quand il eut atteint le centre de la place, il monta dans le char attelé de mules blanches qui l’attendait. Il s’y tint debout un instant, et cette fois promena ses regards autour de lui. De ce point central, la ville se déployait, percée de telle sorte que ses beautés étaient toutes visibles. Les cent statues du Soleil émergeaient du chaos des maisons, et l’on apercevait la silhouette énorme du Colosse qui gardait l’entrée des ports. Le lieutenant romain sentit un frisson traverser ses os. Il n’avait pas rêvé une pareille grandeur. Ses sourcils étroits se froncèrent, en même temps que son visage pâlissait un peu. Mais bientôt il réprima ce mouvement de jalousie : Si Rhodes était si belle, si Rhodes était si puissante, tant mieux ! Son aide n’en serait que plus efficace, et la conquête rêvée en Asie n’en serait que plus rapide. Le char volait sur la route, suivi d’autres chars nombreux qui portaient le navarque et les mastères. On se rendait au Promontoire de Pan où les navires nouvellement construits allaient être lancés à la mer. C’était un lieu sauvage à peu de distance de la capitale, du côté de l’Occident. Une langue de terre étroite s’avançait au milieu des flots, et doucement se terminait en eux avec son fouillis d’arbustes, de plantes marines et de sauges vivaces. Aujourd’hui la hache s’était promenée à travers ce rivage, et l’avait laissé nu. Des estrades, surmontées de velums de pourpre, occupaient la largeur du promontoire. Avant de confier les navires aux vagues perfides, on allait, selon la coutume traditionnelle chère aux Rhodiens, offrir le sacrifice du Quadrige.

Déjà l’étroite esplanade était envahie. Isanor et Namourah venaient d’arriver, portés dans une litière à la façon orientale. Une suite d’esclaves les escortait. Les prêtres de l’Aleïon, les Éperviers et les Aigles, avaient pris place sur une autre estrade ; mais Stasippe n’était point venu. Ces vestiges de barbarie affligeaient son âme pure : tout à l’heure un homme, conduisant le char du Soleil, serait sacrifié pour l’amusement ou la crédulité de la foule. On l’avait choisi parmi les condamnés à mort qui dans les prisons de Rhodes attendaient leur tour de supplice. C’était un vieillard dont le crime avait été de désobéir aux lois du cens. Il se tenait immobile, regardant les flots qui bientôt allaient l’engloutir. Quatre superbes chevaux couleur de feu, attelés à un char d’ivoire semblable à celui que Lysippe avait sculpté et qui était dans le temple d’Héraclès, avaient été aussi désignés pour le sacrifice. Quand tout fut prêt, un des Héliades fit un signe, et le vieillard, montant dans le char et rassemblant les rênes dans sa main, conduisit l’attelage vers la mer…

Ce fut long ; il semblait que les vagues, étonnées d’un tel fardeau, ne voulussent point le porter. De leurs crêtes, hérissées comme des épées, elles le renvoyaient au rivage. Mais, patient et sûr, le vieillard poussait ses coursiers dans l’abîme. Eux se cabraient, frémissant de sentir sur leurs jarrets le froid inconnu de cette eau. La mort, ils la humaient de leurs naseaux fumants, ils la devinaient toute proche ; l’écume de leurs bouches se mêlait à celle des vagues. Ils hennissaient, tandis que leurs crinières flottaient encore et que de leurs têtes haletantes ils cherchaient à refouler ce mur liquide dressé devant eux. Bientôt le char s’inclina ; on ne vit plus que la chevelure blanche du vieillard qui semblait une petite fumée sur la mer. Puis plus rien qu’un léger oscillement, recouvrant les derniers spasmes de ces vies jetées en pâture aux divinités glauques de l’Océan. Comme le soleil sombre à l’horizon à l’heure du soir, le quadrige d’Hercule s’était enfoncé dans les flots…

Impassible, Flaminius avait assisté au sacrifice. Quand ce fut fini, il se retourna vers les mastères :

— Un beau spectacle ! dit-il, mais bien barbare et indigne de votre civilisation avancée. Puisque je suis venu ici en ami, je demande la grâce des autres condamnés enfermés dans les prisons de la ville.

— Tu as raison, Flaminius, lui répondit le navarque ; la grâce que tu demandes sera accordée. D’ailleurs, ces cérémonies sont de plus en plus rares et disparaîtront bientôt tout à fait. C’est un reste des anciennes coutumes locales ; la Phénicie et la Crète ont laissé leur empreinte sur notre île qu’elles ont envahie à plusieurs reprises, et qu’elles ont ensuite vainement essayé de reconquérir.

— Oui, répondit le Romain en ébauchant un sourire, Rhodes a toujours eu à repousser les agressions de ses voisins. C’est une riche proie et bien faite pour tenter. Quel est le secret de cette puissance, et comment vous y prenez-vous pour maintenir votre fortune toujours égale au milieu des commotions qui ont ruiné tant d’autres peuples ?

Le navarque sourit à son tour :

— Ce serait un peu long à expliquer ; les uns attribuent notre prospérité à la sagesse de nos lois maritimes ; d’autres à l’exceptionnelle situation de l’île qui commande pour ainsi dire aux trois continents. Les envieux prétendent que nous devons cette prospérité grandissante à la décadence d’Athènes qui s’affaiblit de jour en jour et n’est plus que l’ombre d’elle-même. Tu dois en savoir quelque chose, ô Flaminius, puisque tu viens de parcourir la Grèce en triomphateur. Mais la vérité ne se trouve point, je crois, dans ces raisons complexes. Notre force, elle est dans notre sang, dans la vigueur de nos bras, dans l’énergie de notre volonté. Les anciens Géants, qui peuplaient l’île avant toute incursion étrangère, nous ont légué leur invincible génie. Rhodes, c’est l’île des colosses. As-tu vu l’image d’Hercule cent fois répétée dans notre capitale ; et devant nos ports sa statue d’airain dont on dit qu’elle est une des Sept merveilles du monde ?

— Je l’ai vue, répondit Flaminius avec gravité, et je l’ai saluée comme il convient de saluer l’image de la grandeur d’une nation. Pausistrate, quand je retournerai à Rome, je raconterai ces choses au Sénat assemblé dans le Capitole, et nul doute alors que l’estime que nous avions déjà pour nos alliés ne se change en une étroite affection.

Cependant les mastères s’étaient groupés à la pointe du promontoire, où la foule les avait suivis. On venait regarder les vingt-cinq galères et le pentécontore qui étaient destinés à grossir la flotte romaine. Ils reposaient sur des treuils, en attendant d’être lancés à la mer. Leur armature fine et solide, comme le corselet de longs insectes, étincelait au soleil. Le pentécontore surtout excitait l’admiration des Rhodiens, fins connaisseurs en navires. Penchés sur lui, ils en étudiaient l’organisme délicat et la robuste sveltesse. Cinquante rameurs, dans un instant, feraient voguer sur les vagues, plus vite qu’un char sur les routes, plus vite qu’un oiseau dans les airs, le fier bateau qui maintenant semblait un corps inanimé et rigide. À son arrière une tente carrée avait été aménagée pour le commandant et ses aides. Des dauphins sculptés, les uns dressés sur la queue, les autres la tête en bas, en ornaient les parois extérieures, et tout l’appareil de la science maritime, les verres grossissants, les boules d’ambre magnétiques, les aiguilles aimantées, avait été disposé à l’intérieur sur des tablettes de bois de cèdre. C’était là que devaient prendre place les invités du navarque, Flaminius, Isanor et Namourah, pour la première sortie du pentécontore.

Le grand navire se montrait à présent dans toute sa beauté : il avait conquis son âme. Les vagues s’enflaient sous ses flancs, et le souffle du zéphyr l’agitait d’un mouvement léger. Les cinquante rameurs, l’aviron levé, attendaient pour fendre l’onde que les passagers fussent réunis. Le premier, Flaminius avait mis le pied sur le pont. Pausistrate le suivait, escortant Namourah qui s’avançait le front haut, laissant traîner ses voiles sur les planches vernies du pentécontore comme elle l’eût fait sur les riches mosaïques de son palais. Isanor cependant était resté au bord du rivage ; cette promenade de quelques heures dans les eaux de la mer Égée lui semblait une fatigue bien inutile. Il appela Likès, qui se préparait à monter dans une des galères et lui dit tout bas :

— Embarque-toi à ma place et préviens Namourah qu’elle n’ait pas à s’inquiéter. Je rentre au Palais où elle me retrouvera ce soir.

Likès n’avait eu que le temps de sauter dans le grand navire. Déjà les rameurs, d’un rythme égal, battaient le front courbe des vagues. De la terre une immense acclamation salua le départ du pentécontore. On le vit s’éloigner dans la direction des petites îles ; un sillage blanc marqua son passage à travers les eaux écumantes.

Likès s’était approché de Namourah. Elle se tenait à côté du navarque, debout, au-dessus de la proue que bombaient les seins orgueilleux d’une sirène. Ses mains nues s’appuyaient sur la tête de la séductrice marine, et le même sourire inquiet errait sur leurs lèvres à toutes deux. Quand le jeune mastère lui eut rapporté la défaillance subite d’Isanor, elle eut un lourd battement des paupières :

— C’est fort bien, dit-elle, te voilà, seigneur Likès, revêtu d’une dignité nouvelle : tu remplaces dans les cérémonies du dehors le gouverneur de l’Arsenal, accablé par le poids des ans !

Elle prit à témoin Pausistrate :

— N’est-ce pas que le seigneur Likès a tout ce qu’il faut pour devenir, à son tour, un grand chef ? Intelligence, courage, énergie… Il ne lui manque qu’un peu d’audace.

Elle le regardait avec cette insistance particulière qu’il connaissait bien et dont à plusieurs reprises déjà il avait été troublé. Mais, comme le navarque le regardait aussi, il raidit son attitude et prit un ton dégagé :

— Oui, on me reproche de n’être pas assez ambitieux. C’est ma grande querelle avec mon frère Alexios : il considère la vie comme une partie qu’il faut gagner, et dont les seuls enjeux sont les honneurs et l’argent. — Moi, j’ai toujours été enclin à mépriser la fortune.

— Tu as tort, reprit Namourah lentement ; il ne faut mépriser rien de ce qui nous aide à réaliser nos désirs. Nos désirs sont des ailes qui nous emportent dans l’espace ; mais que deviendrions-nous, si des branches favorables ne nous étaient pas tendues ? C’est sur les branches, et non au milieu des airs, que les oiseaux font leurs nids.

Pausistrate, la main posée sur sa barbe noire, dit à son tour :

— J’admire la sagesse de Namourah, après avoir admiré sa science. Elle a parcouru le cycle tracé par l’esprit humain, et elle garde dans son cœur et sur ses lèvres l’indulgence des êtres qui se sont élevés au-dessus du vulgaire.

— Tu te trompes, Navarque, se hâta de répliquer la Juive. Je ne suis point ni si orgueilleuse, ni si insensible. Je suis une simple femme, vouée comme les autres aux inquiétudes incessantes des passions.

Pendant ce colloque, le lieutenant romain était resté seul sous le pavillon. Pausistrate se hâta d’aller le rejoindre. On pénétrait dans la région charmante des petites îles semées autour de Rhodes et qu’on eût dites sorties de ses flancs. Quelques-unes n’avaient même pas de nom, et se balançaient pareilles à des corbeilles fleuries sur les eaux. Mais il en était d’autres plus grandes qui avaient leur légende ou leur histoire. Le navarque désigna à Flaminius la première qui était devant eux :

— Voici l’île du Dragon. Elle est presque entièrement déserte. On prétend qu’un Dragon fabuleux y garde un trésor déposé jadis par les filles de Danaüs. Tu sais la prédilection de cet animal fabuleux pour tout ce qui brille, et tu n’ignores pas ce que raconte le grand Hésiode : que la toison de Calchas et les pommes du Jardin des Hespérides, qui reluisaient comme de l’or, étaient gardées par deux dragons invincibles. Celui qui habite cette île a, lui-même, le corps recouvert d’une couche de vermeil, et des cigales d’or bourdonnent constamment autour de sa tête…

Flaminius daigna sourire :

— Il m’est avis que les Rhodiens sont un peu comme ce Dragon dont tu me parles, Pausistrate, car ils ont la réputation de chérir l’or plus que tout au monde. Mais quelle merveilleuse douceur est répandue sur ces rivages ! Ceux qui y vivent doivent forcément s’amollir.

— Pas tous. Regarde ces deux îles jumelles que relie un pont de bois taillé dans de l’olivier ; elles sont habitées, l’une par des pêcheurs, l’autre par des laboureurs, et toutes deux sont consacrées à Neptune-Panoptis dont la statue de pierre s’élève auprès d’une charrue à l’avant de laquelle est placée une proue, — si bien que le dieu en ouvrant le sol semble naviguer. Chaque année la statue protectrice est transportée d’une île à l’autre ; et laboureurs et pêcheurs, se prenant par la main, dansent et chantent autour d’elle. Ils sont heureux. Rhodes reçoit d’eux une dîme abondante de poissons et de grains.

Le navire avançait toujours à travers les îles embaumées. Un souffle tiède agitait la mer de mille petites rides frémissantes. Les matelots avaient ralenti le rythme de leurs rames. Eux aussi jouissaient de cette magique douceur qui sur le visage austère du Romain mettait une auréole de volupté. Le navarque continua presque bas :

— La terre que tu vois à ta droite, léchée par les vagues ardentes et toute revêtue de smilax et de lierres, est inaccessible aux hommes, — ou plutôt personne n’ose y aborder : elle est la demeure des Bacchiades qui y célèbrent les mystères de Dionysos et qui, sur leurs ventres nus, portent des serpents comme une ceinture de joyaux. Ceux qui passent la nuit, près de là, prétendent qu’une musique enivrante, faite de flûtes, de tambourins et de cymbales, retentit au milieu des vignes, tandis que les oiseaux, que le dieu aime, viennent se gorger aux grappes gonflées de suc. Ne te penche pas, Flaminius ; si tu apercevais le corps nu d’une Bacchiade, et si elle te jetait un baiser, tu serais forcé de la rejoindre et tu ne reviendrais plus parmi nous.

— Tu crois à ces choses ? dit Flaminius en affectant de sourire.

— Non ; mais il faut respecter les légendes ; elles font partie de notre vie ancienne et nous tiennent liés au passé par nos fibres les plus secrètes. Nous voici loin, d’ailleurs, de l’île sacrée, et cette fois nous quittons le pays des enchantements. Nous allons passer près d’un îlot que tous les Romains connaissent au moins de nom : c’est celui où Rhodes, d’accord avec vous, fit transporter, il y a vingt ans, le petit Ptolémée Épiphane à qui Philippe et Antiochus voulaient enlever son royaume d’Égypte. Sous votre protection et sous la nôtre, l’enfant royal a vécu quelque temps dans un palais en miniature dont tu peux apercevoir les colonnes légères. Tout autour, des sources chaudes jaillissent, et les grands chiens de Milet, qu’il s’amusait à atteler à son char, rôdent encore autour de la demeure que gardent seulement aujourd’hui trois esclaves.

On voyait en effet se dessiner parmi l’entrelacs des arbustes l’architecture délicate de ce palais, bâti pour soustraire l’héritier des Pharaons au plus inique des complots. Flaminius hocha la tête et regarda longuement Pausistrate. Mais déjà le pentécontore avait doublé la pointe extrême du rivage de Rhodes sous le ciel rougeoyant du crépuscule. Likès n’avait pas quitté Namourah. Leurs yeux avaient reçu les mêmes images ; leurs narines avaient humé les mêmes parfums ; mais pas une parole entre eux n’avait été échangée. Ce fut seulement quand le navire, entré dans le Grand Port, s’arrêta en face du Colosse que la Juive tyrienne se pencha sur l’épaule de Likès.

— Viens me trouver demain matin, lui dit-elle. J’ai à te faire une confidence dont peut dépendre tout le reste de ta vie.

Et, sans attendre sa réponse, elle monta les degrés de la jetée de marbre, entre le navarque et le lieutenant romain.