Le Colosse de Rhodes/2/7

Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 159-168).

VII

Likès ne dormit pas la nuit suivante. Deux femmes se tenaient près de son chevet. Il ne distinguait pas leur corps, mais seulement leur visage et les gestes de leurs bras qui se tendaient désespérément vers lui. Et il n’entendait pas leur voix, mais, au remuement de leurs lèvres, il comprenait qu’elles le suppliaient, qu’elles l’adjuraient, comme si, au lieu d’être un homme, il était devenu tout à coup un dieu au redoutable pouvoir. Dans la chambre obscure où elles avaient pénétré — il ne savait par quel sortilège, — elles mettaient toutes deux le flamboiement de leurs chevelures : celle de Namourah était une torche d’or bruni et celle de Lyssa une gerbe de blés onduleuse.

Car c’était l’opulente épouse d’Isanor et la petite Veuve-gardienne que Likès voyait se mêler dans les vapeurs de son insomnie. Par une coïncidence bien faite pour le troubler, il devait le lendemain les rencontrer l’une et l’autre. Comment se tirerait-il de ce double rendez-vous ? Depuis longtemps il avait promis à Lyssa d’aller la rejoindre ce jour-là dans le jardin du temple, et Namourah, la veille, lui avait demandé de venir au palais ; or, c’était là un ordre auquel il ne pouvait se soustraire. Savait-il, d’ailleurs, ce que Namourah avait à lui dire ? Qu’elle l’aimât, qu’elle eût tout au moins un secret penchant pour lui, cela, il ne pouvait guère en douter ; mais la Juive tyrienne était assez habile, assez consommée dans l’art de conduire les hommes, pour mêler des considérations d’un autre ordre, et Isanor lui-même, à cette intrigue dont il voyait déjà se dessiner les premiers linéaments. Que ferait-il alors, et quelle attitude prendrait-il ? Trahirait-il Lyssa, et, tout en la conservant pour maîtresse, se laisserait-il séduire par les charmes, par les parfums de la belle Juive ? Un peu de honte lui venait à cette pensée. Il fermait les yeux et essayait encore de s’endormir. Mais le sommeil ne venait point. Toujours la même préoccupation le hantait. Dans le fond de sa chambre, une minuscule statuette de l’Amour, que lui avait donnée le vieux modeleur de Lindos, semblait narguer sa peine et rire d’avance de son infortune.

La lumière commençait à naître, Likès brusquement sauta de son lit. Agir dissiperait peut-être ses angoisses. N’était-il pas, après tout, un homme heureux ? La journée de la veille avait été pour lui une journée de triomphe. Le lancement des galères construites sous ses ordres avait attiré sur lui l’admiration enthousiaste de la foule et les félicitations du lieutenant romain. Sa force, sa valeur étaient en lui-même. Qui donc pourrait songer à lui ôter ce qu’il ne devait qu’à son énergie, à son persévérant effort ? Il irait voir Namourah et ensuite il se rendrait auprès de Lyssa qui l’attendait. N’était-il pas son maître, et quelle étrange aberration le faisait trembler et se défier de soi comme un enfant ?

Il traversa la partie secrète de l’Arsenal. Le bruit de l’acier battu sur l’enclume retentissait dans les galeries profondes, où jamais aucun étranger n’était introduit. Les ouvriers, pour se rendre à leur travail, étaient obligés de donner un mot de passe et de décliner leur nom. On n’avait même pas enfreint en faveur de Flaminius la loi qui défendait d’y pénétrer sous peine de mort. Likès était seul à connaître dans toutes leurs particularités les engins de défense qui se fabriquaient là et qui étaient perfectionnés sans cesse. Lui seul peut-être aurait pu dire exactement le nombre des armes dont on pourrait disposer s’il éclatait une guerre soudaine, et comment on équiperait les navires auxiliaires de la flotte, s’il fallait, en cas d’alerte, leur faire quitter subitement le port. Les grands chefs ne descendaient pas à ces détails : ils se contentaient, l’heure venue, de mener le combat : malheur alors si les rouages les plus obscurs ne se trouvaient pas prêts à fonctionner !

Mais pour l’instant Likès ne songeait point à ces choses. Il calculait que dans deux heures il serait auprès de Namourah et qu’ensuite il monterait à l’Aleïon. Il avait juste le temps de faire sa tournée dans les bassins de radoub et de donner ses ordres pour la journée. Quand il eut soigneusement refermé derrière lui la porte des galeries secrètes, l’air vivant du matin le caressa au visage ; et la grande nappe luisante de la mer, sur laquelle couraient de légères voiles rouges et bleues, offrit à ses regards le paysage familier qu’il aimait.

Namourah attendait Likès dans la bibliothèque du palais. C’était une salle profonde, entièrement revêtue de cuirs damassés comme des étoffes, et au plafond de laquelle pendaient des lustres en forme d’olives énormes, semblables à ceux qui ornaient le temple d’Adonaï à Sidon. Des volumes roulés dans des étuis de soie épaisse reposaient sur des rayons disposés en équerre autour des murs. Et de grands pupitres supportaient d’autres parchemins dépliés, où des mains patientes avaient tracé les caractères compliqués de la langue hébraïque. Il y avait là des merveilles incomparables ; Isanor se plaisait à répéter que la bibliothèque d’Alexandrie, si vantée, ne possédait pas autant de trésors que la sienne. Pourtant dans ce lieu qui aurait dû être austère, on respirait la même atmosphère voluptueuse que dans toutes les autres pièces du palais. C’est que Namourah y passait de longues heures, apportant avec elle les mystérieux effluves de sa langueur et de sa beauté. En ce moment, agitée sans doute par une émotion surhumaine, elle marchait à pas saccadés à travers l’immense salle. De temps en temps elle s’arrêtait pour poser distraitement ses yeux sur un des volumes ouverts, mais sa pensée ne s’y fixait point, sa pensée allait au-devant du jeune mastère au visage brun et lisse, aux lèvres désirables comme un fruit…

Le bruit d’un double pas se répandit dans la galerie des Sphinx qui précédait la bibliothèque. Nul doute, ce devait être lui, Likès, conduit par l’esclave Machaon. Namourah se dressa toute dans un brusque mouvement de triomphe ; puis elle composa son visage et mit sur ses traits une expression paisible. Quand Likès entra, il la vit onduleuse et nonchalante, assise sur un siège bas. Elle le salua de la main et lui montra un autre siège un peu plus élevé, en sorte que pour lui parler elle était obligée de hausser la tête :

— Tu es venu ; tu as bien fait, Likès. Voilà longtemps que je désirais causer avec toi seule à seul. Mais tu sembles éviter soigneusement les occasions de me rencontrer. L’autre soir, sous les Stoa, je passais dans ma litière, tu ne t’es même pas approché.

— C’est que j’étais attendu par les ouvriers, qui ne peuvent rien achever sans moi.

— Tu as pourtant des moments de loisir. De la terrasse du palais, je te vois souvent quitter l’Arsenal et descendre dans la ville. Je sais bien d’ailleurs ce qu’il en est. Quand Isanor occupait la charge que tu as maintenant, il trouvait moyen de s’en distraire plusieurs heures chaque jour.

— Isanor avait sans doute l’esprit plus avisé ou la compréhension plus rapide. Peut-être aussi avait-il en toi, Adonaïa, un puissant stimulant qui lui rendait le travail facile ?

— Peut-être, en effet. J’ai toujours aimé à favoriser les desseins des ambitieux. Si Isanor, au lieu de m’avoir épousée, avait choisi une autre compagne, il est fort probable qu’il serait resté toute la vie dans une situation subalterne.

Elle s’exprimait avec tant d’aisance et de tranquillité que Likès en éprouvait quelque dépit. Il s’était préparé à subir un assaut violent, et il ne voyait en face de lui qu’une créature en pleine possession de soi-même. Cependant Namourah, qui jusqu’alors avait évité de rencontrer ses yeux, lui lança un regard ardent :

— Tu te demandes sans doute pourquoi je t’ai fait venir, et quelle est cette confidence que je te réserve ? Je ne prendrai pas de détours. La franchise vaut mieux souvent que la ruse, et il y a dans la vérité une force qui soulève les montagnes. Je t’aime, Likès, entends-tu bien ? je t’aime de toutes les puissances de mon âme. Tu es le seul homme qui m’ait fait désirer le péché. Certes, j’ai plus d’une fois cédé aux sollicitations amoureuses ; mais jamais mon être ne s’est livré tout entier. Même aux heures les plus enivrantes, mon cerveau désavouait les convulsions de ma chair. Avec toi, je sens que ma félicité serait complète, et que je n’aurais ni regret, ni amertume. Je t’aime, Likès ! Veux-tu être mon amant ?

Elle se haussait vers lui davantage et maintenant l’enveloppait dans le rayonnement lumineux de ses prunelles. Likès, surpris de la netteté imprévue de cette déclaration, gardait le silence. Il sentait que derrière cette femme qui s’offrait à lui tout son destin était embusqué. Cependant Namourah, comme si elle ne s’apercevait pas de son trouble, continua doucement :

— Tu ne veux pas me répondre tout de suite ? N’importe ! Je saurai attendre. Le bonheur ne se conquiert que lentement, et mon amour pour toi est assez robuste pour ne pas se laisser abattre par quelques moments d’épreuve. Mais j’ai jeté dans ton cœur un germe qui lèvera. Tôt ou tard, Likès, tu te souviendras de ce que je t’ai dit aujourd’hui. Je t’aime. Je peux te prendre par la main et te conduire aux honneurs et à la gloire. Je suis belle encore, et il n’est peut-être pas un homme dans Rhodes qui se refuserait à mon baiser. Réfléchis ! Pense à moi ! Pense à toi-même ! Nous nous reverrons. Adieu !